FRANCE: Les antifachistes devant la justice

de Michael Rössler, FCE, 13 juil. 2021, publié à Archipel 305

Le procès en appel des "7 de Briançon" s'est déroulé le 27 mai 2021 devant la cour d'appel de Gre-noble. Pour rappel, en décembre 2018, cinq des militant·es, jeunes pour la plupart, avaient été condamné·es en première instance par le tribunal correctionnel de Gap à 6 mois de prison avec sursis, et deux d'entre eux à 12 mois, dont 4 ferme.

En avril 2018, les prévenu·es avaient pris part à une manifestation transfrontalière antifasciste dans les Alpes italo-françaises, lors de laquelle illes auraient, selon l'acte d'accusation, fait entrer clandestinement des migrant·es en France. Illes ont donc été condamné·es aux peines susmentionnées pour "aide et complicité de franchissement illégal de la frontière par des étranger·es". Tou·tes ont fait appel de cette sentence. Ce n'est que maintenant, deux ans et demi plus tard, que se tient le procès en deuxième instance.

En ce 27 mai 2021, une foule hétéroclite d'environ 300 personnes solidaires attend devant le palais de justice de Grenoble les deux Suisses Theo Buckmaster et Bastien Stauffer, les Français·es Lisa Malapart, Mathieu Burellier, Benoit Ducos et Jean-Luc Jalmain, ainsi que l'Italienne Eleonora Laterza, qui ne comparaît pas mais est représentée par son avocat.

En raison de la pandémie de COVID-19, le public dans la salle d'audience est limité à 30 personnes, sans compter les représentant·es des médias. C'est donc armé de ma carte de presse que je peux assister au procès et suivre les événements de près. Compte tenu de l'obligation de porter un masque, il est parfois difficile de comprendre parfaitement les interventions, bien que la présidente du tribunal fasse preuve d'indulgence et permette à plusieurs reprises aux orateur/trices de baisser leur masque sous le menton ou de le laisser pendre sur une oreille.

Sinistre et menaçante

Alors que les accusé·es sont appelé·es les un·es après les autres à répondre aux accusations et aux questions de la cour, tous·tes décrivent l'atmosphère sinistre et menaçante qui régnait dans les Alpes françaises le 21 avril 2018. Ce jour-là, une centaine de militant·es en uniforme bleu de l'organisation d'extrême droite "Génération identitaire"1, originaires de différents pays d'Europe, ont organisé une fermeture de frontière médiatisée au col de l'Echelle, à la frontière franco-italienne, contre les migrant·es qui utilisent cette route ces dernières années pour tenter de passer en France depuis l'Italie. Suite à cette opération médiatique, les néo fascistes sont resté·es dans la région pendant des jours, voire des semaines. Illes avaient élu domicile dans un hôtel près de la ville frontalière française de Briançon et se sont montré·es aussi bien dans la ville que dans les montagnes environnantes.

Le jour de leur action au Col de l'Echelle, plusieurs Range-Rovers blanches leur appartenant ont été repérées, se rapprochant des centres d'accueil mis en place pour les réfugié·es qui, ayant fait le difficile voyage à travers les Alpes, ont trouvé ici un peu de repos. Les prévenu·es déclarent à l'unanimité qu'illes avaient à ce moment-là de fortes raisons de croire que les Identitaires se préparaient à attaquer les lieux de refuge. Illes ont donc barricadé portes et fenêtres et organisé des veilles de nuit ‒ tant du côté français que du côté italien. Il a été décidé de ne pas chercher la confrontation directe avec les extrémistes de droite, mais plutôt de protéger les réfugié·es et de participer le lendemain, 22 avril 2018, à une manifestation qui partirait du village de Clavière en Italie pour rejoindre Briançon en France en passant par le Col de Montgenèvre. Il s'agissait d'envoyer un signal clair contre la présence des Identitaires dans la région. Deux cents personnes environ se sont mises en route pour cette marche, dont l'idée est née spontanément face à l'urgence de la situation.

Le procès auquel j'assiste actuellement à Grenoble prend la même tournure que le procès en première instance de 20182. Le procureur général et la présidente du tribunal tentent d’acculer les prévenue·s, les accusant d'avoir été les cerveaux de cette action et d'avoir délibérément aidé des migrant·es illégaux à traverser la frontière.

Noir = illégal?

A la question de savoir si les accusé·es n'avaient pas remarqué que des étranger·es défilaient avec elleux, le Suisse Theo Buckmaster a répondu par une contre-question: le tribunal voulait-il parler d'étranger·es comme lui? Le procureur général est embarrassé et peine à trouver ses mots. La présidente intervient: "Parlons donc des personnes d'origine africaine à la peau noire et qui sont généralement en situation irrégulière." Alors qu'un murmure et un hochement de tête parcou-rent l'assemblée clairsemée, la juge menace de faire évacuer la salle d'audience. Un avocat lui fait remarquer que la déclaration selon laquelle les personnes à la peau noire ont tendance à être illégales est raciste et donc punissable. "Quand je vais à une manifestation, je ne vérifie pas l'identité des personnes qui m'accompagnent", répond Théo. De son côté, Lisa Malapart se plaint dans sa déclaration que toute cette procédure n'est qu'un gaspillage d'argent, elle est en colère face à l'inaction de l'Etat contre les néo fascistes: pas un seul policier n'a été déployé pour assurer la protection des réfugié·es, note Benoît Ducos. Jean-Luc Dalmain parle même de complicité entre les Identitaires et la police des frontières. En outre, les extrémistes de droite sont restés dans la région plusieurs semaines après leur coup médiatique; ils ont menacé les migrant·es et leurs sou-tiens et les ont traqués afin de les remettre aux gardes-frontières. Comment cela a-t-il pu se pro-duire sans rencontrer d'opposition? Le procès de Grenoble soulève à nouveau ces questions.

Acquitté·es mais interdit·es

Si les "7 de Briançon" ont été rapidement traduits en justice en 2018, le procès contre les Identitaires en revanche a lui pris plus de temps. Ce n'est que suite à de fortes protestations que le procureur de la République de Gap s'est décidé à engager des poursuites: en août 2019 trois hommes ont été condamnés à des peines de prison ferme. L'organisation, elle, a été condamnée à une lourde amende. Selon le tribunal, les militants d'extrême droite ont créé une confusion quant à l'exercice d'une fonction publique en agissant de manière similaire à des acteurs étatiques (notamment des agents de la police des frontières). Ce faisant, ils ont gravement porté atteinte à l'ordre public (2). Cette légitime condamnation a toutefois été annulée le 16 décembre 2020 par cette même Cour d'appel de Grenoble devant laquelle les antifascistes doivent aujourd'hui répondre. Les extrémistes de droite ont été pleinement acquittés et ont pu ainsi se réjouir de nouvelles actions, qu'ils ont immédiatement menées: le 19 janvier 2021, illes ont à nouveau organisé une fermeture de frontière de type commando, cette fois au Col de Portillon, à la frontière franco-espagnole.

Cette action a finalement conduit le ministre français de l'Intérieur, Gérald Darmanin, à exiger la dissolution du mouvement d'extrême droite le 26 janvier 2021. Le 3 mars 2021, "Génération identitaire" (GI) a été dissoute par un décret du Conseil des ministres indiquant que "cette orga-nisation et certains de ses militants doivent être considérés tenant un discours de haine incitant à la discrimination ou à la violence à l'égard des individus en raison de leur origine, de leur race et de leur religion" et que l'organisation, "par sa forme et son organisation militaires", s'apparentait à une "milice privée." (3)

Un objectif: intimider

Le tribunal de Grenoble, qui à l'époque avait renvoyé les néo fascistes dans la nature, devrait maintenant être rongé par la culpabilité et rendre hommage aux antifascistes, les "7 de Briançon", pour avoir tenu tête à ces racistes en 2018.

Mais rien de tout cela: le tribunal demande trois mois de prison avec sursis pour six des préve-nu·es et huit mois avec un sursis de deux ans pour Mathieu Burellier, qui, selon le tribunal, était "le plus actif" lors de la manifestation. Bien que la peine requise reste inférieure à celle de la première instance, l'intention demeure: intimider les militant·es, non seulement pour avoir participé à la manifestation antifasciste, mais surtout parce que plusieurs d'entre eux et elles se ren-dent régulièrement dans les montagnes pour secourir des personnes en fuite et sont ainsi deve-nu·es les témoins de l'inhumanité avec laquelle l'Etat français rejette celles et ceux qui cherchent une protection à sa frontière militarisée.* Le verdict sera prononcé le 9 septembre 2021.

Michael Rössler

  • Dans ce contexte, il convient de mentionner que le même jour où se tenait à Grenoble le procès des "7 de Briançon", la sentence d'un autre procès du 22 avril 2021 contre deux jeunes sauveteurs en montagne a été prononcée par le tribunal correctionnel de Gap: deux mois de prison avec sursis pour avoir apporté leur aide à une famille afghane dont la mère enceinte, son mari et leurs deux enfants se trouvaient dans les Alpes.
  1. Il s'agit d'un réseau international d'extrémistes de droite et de racistes.
  2. Le procès des "7 de Briançon", Archipel, décembre 2018.
  3. La dissolution de Génération Identitaire n'a cependant pas éliminé la menace de l'extrême droite en France. Ses anciens membres ont tout simplement créé une nouvelle organisation: "ASLA – Association de soutien aux lanceurs d'alerte".