FRANCE - Quand immigration "choisie" rime avec servitude

7 mai 2010, publié à Archipel 142

A un an de l?

A un an de l’élection présidentielle française, le thème de l’immigration a été une nouvelle fois remis sur le devant de la scène par l’un des principaux candidats, M. Sarkozy, actuel ministre de l’intérieur.

Les spectres de «l’invasion» , de «la menace pesant sur l’intégrité culturelle» du pays, de «l’insécurité» , des «charges gigantesques» grevant une solidarité nationale dont les étrangers sont censés «profiter sans y participer» , ont largement été exploités pendant toutes les campagnes électorales depuis près de 30 ans. Au point que l’immigration a longtemps figuré dans le peloton de tête des «principales préoccupations» des Français.

Une loi xénophobe Il eut été étonnant, avec un tel précédent politique, si porteur, que la version 2006 de la énième loi qui vient de remanier en profondeur le Code de l’entrée et du séjour des étrangers (CESEDA), ne repose pas sur un nouveau présupposé négatif de l’immigration. La communication, de mieux en mieux rodée, a eu recours à un slogan très efficace dont peu ont relevé le caractère foncièrement xénophobe: «l’immigration choisie» , jalon d’une voie d’avenir et pragmatique sur ce délicat sujet, par opposition à celle suivie par le passé, qualifiée de «subie» . Il est vrai que les OS de l’industrie automobile ou du bâtiment, et au-delà tous les étrangers qui ont participé à l’essor économique de la France pendant les Trente Glorieuses sont une affliction pour le pays. Et ce d’autant plus quand les enfants de ceux qui ont été relégués socialement et géographiquement dans les banlieues se révèlent être une véritable plaie.

Pourtant, pendant que le débat se focalisait sur le CESEDA - attirail de mesures policières et administratives destinées en pratique à dresser plus d’obstacles à certains droits élémentaires et fondamentaux des étrangers que le nombre même de ces droits - aucun média ne relevait la supercherie que l’introduction de la main-d’œuvre étrangère est en fait réglementée par … le Code du travail. Ni que ce dernier est déjà un modèle en matière d’immigration choisie. Qu’on en juge!

Comportant en tout et pour tout 8 articles1 adoptés par décret entre 1975 et 1986, il n’a plus subi une seule modification depuis, alors que le CESEDA était revisité plus d’une trentaine de fois.

Ce chapitre du Code du travail permet de limiter une autorisation accordée à un étranger qui souhaiterait venir travailler en France «à un seul secteur d’activité» et «à un seul département». Une première autorisation de travail n’est cependant pas le sésame du marché de l’emploi français. Si l’étranger se retrouve privé d’emploi, sa carte de séjour ne peut être prolongée plus d’un an. Au-delà, il est statué sur sa situation en fonction des droits au chômage qu’il lui reste. Une autre disposition, encore plus restrictive, permet de limiter l’autorisation «chez un employeur déterminé» , pendant un an au maximum, pour «une activité présentant par sa nature un caractère temporaire» .

Malgré ces obstacles, un travailleur étranger qui parviendrait à renouveler son autorisation de travail pendant plusieurs années finirait par basculer dans le régime commun et bénéficier enfin d’une garantie de séjour et d’un droit au travail sans limitation sur le territoire.

Tel n’est pas le cas cependant des travailleurs saisonniers. Leur autorisation de travail est strictement limitée à la durée de leur contrat de travail et à la fin de celui-ci ils sont obligés de rentrer chez eux. Ainsi les compteurs sont remis à zéro tous les ans. Même après une vie passée à travailler en France, si un contrat n’est pas renouvelé une année, c’en est fini pour eux.

Dans les Bouches-du-Rhône L’administration a parfaitement compris l’intérêt d'utiliser l’article du code du travail réglementant l’introduction de saisonniers: pas d’installation sur le territoire, que ce soit à titre temporaire, notamment pendant les périodes chômées, ou à titre définitif, pas de droits acquis, pas de regroupement familial. En un mot pas d’immigration «subie». Depuis 30 ans, elle s’en est sert afin de pourvoir une bonne partie des besoins de main-d’œuvre permanente dans le secteur des fruits et légumes du département, au prix d’un véritable détournement de procédure.

Ne trouvant pas localement les ouvriers dont ils ont besoin, les exploitants agricoles se sont naturellement tournés vers cette immigration «choisie», grâce à un système parfaitement rodé, requérant le concours de différentes administrations. Tout d’abord l’office des Migrations Internationales (OMI2, d’où le nom donné aux contrats de travail des saisonniers, et par extension aux saisonniers eux-mêmes) qui, par le biais d’agences dans les pays pourvoyeurs de main-d’œuvre, s’occupe de leur recrutement, des visites médicales réglementaires et de leur transport, et vérifie leur retour à la date convenue. La direction départementale du travail (DDTEFP) qui, avec le concours de l’inspection du travail, estime dans une

exploitation donnée les besoins de main-d’œuvre et supervise tous les contrats de travail signés.

Les consulats qui délivrent les visas selon une procédure simplifiée et rapide. Enfin la préfecture qui délivre les titres de séjour temporaire nécessaires.

Quelque 15.000 travailleurs, essentiellement marocains et tunisiens, viennent ainsi travailler en France. Mais beaucoup n’ont de saisonniers que le nom. Qu’ils travaillent dans des serres qui produisent tout au long de l’année des radis, des courgettes ou des tomates, ou dans les vergers où la saison a été abusivement étendue à la cueillette des fruits et à la taille des arbres, ils sont employés 8 mois par an, soit le maximum autorisé par la loi. De plus ils sont liés à un seul et unique employeur par un contrat à durée déterminée que rien n’oblige à renouveler d’une année sur l’autre.

Dans l’agriculture Dans ce secteur, le moins protégé en Europe et le plus ouvert à la concurrence, exigeant de surcroît une importante main-d’œuvre (il faut compter 35 ouvriers sur une pommeraie d’une quarantaine d’hectares), la seule variable d’ajustement est celle des travailleurs. Le système des «OMI» a ainsi favorisé le développement de pratiques relevant d’un autre siècle. La moindre revendication ou contestation d’un ouvrier se traduit par le non renouvellement de son contrat l’année suivante. Avec cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête, ils sont contraints d’accepter les pires conditions de travail. Leurs horaires dépassent allègrement les maxima hebdomadaires autorisés par la loi. Les dimanches et jours fériés sont fréquemment travaillés. Ainsi, un ouvrier doit accepter de fournir entre 200 et 300 heures de travail par mois sans moufter. Toute leur «carrière», ils sont maintenus au SMIC, le niveau de rémunération le plus bas prévu par leur convention collective. Et encore, à la condition que ce dernier soit respecté, car en pratique, les ouvriers sont payés largement en dessous (5 euros de l’heure contre 8 légalement). Les heures supplémentaires ne sont jamais déclarées et sont payées sans les majorations légales. Pour finir, ils sont le plus souvent logés sur l’exploitation même, dans des dortoirs collectifs, sans intimité aucune et dans des conditions sanitaires très insuffisantes.

L'exemple de Baloua Un ouvrier défendu par le Collectif de défense des travailleurs saisonniers (Codetras), Baloua Aït Baloua3 illustre à quel point le système qui s’est développé peut être comparé à une forme moderne de servitude. Baloua a été embauché pour la première fois en 1982 sur un verger de Charleval, dans les Bouches-du-Rhône. Il était alors âgé de 24 ans. Son contrat a été renouvelé tous les ans jusqu’en 2005, année où le domaine a fini par être vendu. A partir de 1986, il a tenu sur des cahiers d’écoliers un relevé précis de ses heures travaillées, dont il fournissait le décompte à son patron à la fin du mois, au moment de la paie. Ces cahiers ont permis de mesurer l’ampleur de son exploitation, sachant que le montant de sa rémunération a aussi été consigné. A chaque «saison» de 8 mois, Baloua fournissait autant de travail qu’un ouvrier employé à plein temps sur une année entière. Un calcul précis a permis d’établir que, sur ces 20 années, la différence entre sa rémunération et celle qu’il aurait dû percevoir légalement se monte à près de 200.000 euros. Une somme considérable pour un ouvrier. Mais surtout, le fait d’être payé en dessous du minimum légal a permis d’estimer que sur 30.000 heures de travail entre 1986 et 2005, près de 5.000 ont en fait été fournies gratuitement, soit presque trois ans de travail à temps plein.

Dans ces conditions, sa situation peut être rapprochée des «institutions et pratiques analogues à l’esclavage» qui selon la Convention relative à l’abolition de l’esclavage, adoptée par la France en 1956, définissent le servage comme «la condition de quiconque est tenu par la loi, la coutume ou un accord, de vivre et de travailler sur une terre appartenant à une autre personne et de fournir à cette autre personne, contre rémunération ou gratuitement, certains services déterminés, sans pouvoir changer sa condition; (...)»

La gravité des infractions donne une idée de l’enjeu du combat qu’a décidé de mener Baloua après la vente du domaine où il a travaillé pendant près d’un quart de siècle, vente qui signait la perte définitive de son emploi. Soutenu par le Codetras, il a d’abord demandé à la préfecture des Bouches-du-Rhône une carte de résident de 10 ans, conforme à son statut ré n sûr été refusée, malgré l’intervention de nombreuses personnalités politiques, dont un député, un sénateur et le ministre de l’intégration lui-même. Le refus du Préfet, attaqué selon une procédure en référé devant le Tribunal administratif de Marseille, a été suspendu le 18 septembre 2006. Le juge reconnaît que le statut de saisonnier de Baloua n’était qu’une «apparence juridique que son employeur et l’administration avaient entendu donner à son embauche et à son séjour sur le territoire français» . Si dans quelques mois, quand l’affaire sera examinée sur le fond, cette décision est confirmée, elle constituera un véritable revirement de jurisprudence et une avancée considérable dans la reconnaissance des droits des travailleurs saisonniers.

Parallèlement, Baloua a entamé une procédure devant le Conseil des Prud’hommes afin de récupérer dans la limite de la prescription, une partie des sommes d’argent qui lui sont dues. Et très prochainement il déposera une plainte au pénal afin de bénéficier d’un examen au fond de son affaire et d’essayer de caractériser si oui ou non il a été victime d’une forme de servitude ou de travail forcé.

Le retour de la servitude La situation de Baloua, très répandue chez les OMI, ne fait que préfigurer une situation vouée à continuer à se dégrader. Depuis plusieurs années, les médias dénoncent la situation de ces serfs des temps modernes. Un rapport de l’inspection générale de l’agriculture et des affaires sociales a sévèrement épinglé les pratiques qui se sont développées dans le département des Bouches-du-Rhône et mis directement en cause la préfecture4 Si bien que sous la pression le nombre d’OMI introduits commence à diminuer. Mais uniquement pour être remplacés par une main-d’œuvre encore plus précaire. La levée progressive des barrières en Europe sur les sociétés de service a permis à certains néo-esclavagistes de monter des entreprises ayant un siège fictif dans des pays où la rémunération est moins élevée qu’en France. Mettant à profit la déréglementation générale, certains mettent sur pied des sortes d’agences d’intérim mettant à disposition des exploitants agricoles une main-d’œuvre sans aucun contrat de travail - seule l’heure ou les jours travaillés étant payés par l’exploitant agricole directement à ces sociétés – à des tarifs défiant toute concurrence. On a vu certaines d’entre elles faire de la publicité pour des prestations à partir de 5 euros l’heure tout compris pour l’employeur, ce qui donne une idée de la rémunération effective de l’ouvrier payé.

Le combat engagé par Baloua, s’il était gagné, permettrait d’établir une limite à ne pas franchir. Car au même titre que les traitements inhumains ou dégradants, la protection par la Convention européenne des droits l’homme contre l’esclavage, la servitude ou le travail forcé est absolue et ne souffre d’aucune dérogation. Toute violation de cette disposition entraîne la responsabilité de l’Etat où elle se commet. La bataille de Baloua, à l’heure de l’immigration choisie, revêt donc un enjeu décisif avant que de nouvelles formes d’exploitation encore plus graves ne se développent.

Hervé Gouyer

Codetras

  1. Articles R 341-1 à R 341-8 du Code du travail

  2. L’OMI a changé de dénomination en 2005 en intégrant la nouvelle Agence Nationale pour l’Accueil des Etrangers et des Migrations (ANAEM)

  3. voir «Les petits papiers d’un sans-papiers», une page entière sur l’affaire Baloua dans le Monde du 28 avril 2006

  4. «Enquête sur l’emploi des saisonniers agricoles étrangers dans les Bouches-du-Rhône» de M. Clary, Inspecteur Général des Affaires Sociales, et M. Van Haecke, Inspecteur Général de l’Agriculture, novembre 2001 (disponible sur demande au Codetras). Voir également l’article de Patrick Herman, «Trafics de main-d’œuvre couverts par l’Etat», Monde Diplomatique, juin 2005

Des entreprises européennes exploitent des ouvriers agricoles marocains… au Maroc Depuis longtemps on sait que le modèle de production hyper-intensive de fruits et légumes dont l’exemple le plus spectaculaire se trouve dans la région autour d’El Ejido en Andalousie est en train de s’étendre aux pays du Nord de l’Afrique, notamment au Maroc.

Le 14 septembre nous avons reçu un communiqué du FNSA-Souss, un syndicat agricole dans la région d’Agadir. «La société Innovation Agricole installée au sud d’Agadir qui produit et exporte l’asperge vers l’Union Européenne exploite la main-d’œuvre dans des conditions déplorables sans aucun respect de la législation du travail. ( …) Cette société à capital espagnol dispose de six domaines agricoles d’une superficie totale estimée à 205 hectares. (…) La nature et les conditions de travail causent beaucoup d’accidents de travail aux ouvriers sans aucune protection ni assurances. A cause de cette situation et devant le refus de tout dialogue avec les responsables syndicaux, les ouvriers vont observer une grève à partir du 15 septembre 2006. Tout type de soutien est souhaitable pour défendre le droit syndical*».

Déjà en août, une autre entreprise espagnole dans la même zone, Guernikako, qui exporte des fruits et légumes vers l’UE, a licencié plus de 300 ouvriers, suite à la constitution d’un bureau syndical local.

Nicolas Bell, FCE

* Fédération Nationale du Secteur Agricole de la région du Souss, soussyndicat(at)yahoo.fr. On peut envoyer des protestations à la société Innovation agricole – Fax: 212.28 209 057

Le Codetras

Fondé en 2002, le Codetras, collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture, comprend des associations et des syndicats, tels que l’ASTI, la CFDT, la Confédération paysanne, le Forum Civique Européen, la Ligue des Droits l’Homme, le MRAP, la Cimade, ou Espace.

Les membres du Collectif visent à faire cesser le processus de déréglementation sournoise qu’opère l’introduction de travailleurs étrangers dans l’agriculture par le biais de l’OMI; lequel processus s’inscrit dans une stratégie globale de libéralisation (déréglementation) totale du marché international de la main-d’œuvre compatible avec un contrôle policier renforcé de la liberté de circulation et du séjour des travailleurs étrangers.

A cette fin, les membres du Collectif s’engagent à soutenir activement les travailleurs saisonniers dans la défense de leurs droits, notamment en leur donnant les moyens de se défendre juridiquement dans les procédures qu’ils lancent, en relayant l’information dans les médias et sur son site Internet, en organisant des conférences-débats et des expositions, ainsi que des relais politiques.

Outre Baloua Aït Baloua, le Codetras instruit et soutient via ses organisations membres et à l’aide d’un réseau d’avocats engagés, plus d’une centaine de dossiers d’ouvriers agricoles étrangers dont la grande majorité sont saisonniers. Son champ d’action juridique comprend, outre le droit du travail ou le droit au séjour, la défense de leurs droits sociaux, ainsi que la poursuite de recruteurs qui monnayent les premiers contrats de travail contre une commission qui peut se monter à une année de salaire.

Ainsi, dans le Lot et Garonne, 12 ouvriers ont porté plainte contre un intermédiaire qui facturait ces contrats entre 3.000 et 6.000 euros. L’affaire est entre les mains d’un juge d’instruction à Agen et avance rapidement.

La Mutualité Sociale Agricole considère en toute illégalité ainsi que les remboursements de soins ne sont plus couverts après la fin du contrat de travail. Plusieurs procès ont été engagés contre cet organisme de sécurité sociale, et un premier a été gagné en mars 2006. La prochaine affaire sera jugée le 20 septembre prochain. Pour mettre un terme au problème, le Codetras envisage, dans les semaines à venir, de saisir la HALDE pour pratiques discriminatoires.

Mais le plus gros des dossiers se joue devant les Prud’hommes. Le 5 septembre dernier, celui de 29 d’entre eux, issus de la même exploitation, était examiné à Aix-en-Provence pour, entre autres, licenciement abusif, non paiement des heures supplémentaires et de la prime d’ancienneté. Dans ce dossier, le préjudice global a été estimé à 2 millions d’euros.

Le 17 octobre prochain, l’affaire de Baloua et 8 de ses collègues de travail, sera jugée. 18 procédures au total ont été lancées contre le même employeur.

H. G.

Pour plus d’information: Site: www.codetras.org

Mail: codetras(at)espace.asso.fr, Adresse: Codetras, BP 87,

13303 Marseille cedex 3, Téléphone: 04 95 04 30 98/ 99

Un comité de soutien à Baloua

Les objectifs sont de participer au financement des procédures en cours et à venir, en particulier le procès pénal dont la procédure n’a pas encore été lancée, d’être présent aux audiences en justice, de communiquer dans les réseaux et les médias à chaque étape des procédures et d’être prêt à réagir en cas d’arrestation et de reconduite à la frontière de Baloua.

Les moyens mis en œuvre sont une lettre de liaison régulière envoyée par mail ou par courrier à l’ensemble des membres du comité de soutien, l’ouverture d’une rubrique d’information consacrée à Baloua, ainsi qu’aux autres actions en justice soutenues par le Codetras, sur le site du collectif, www.codetras.org et la création d’une ligne de compte spéciale sur le compte de la Ligue des droits de l’homme (chèques à établir au nom de la LDH et à adresser au Codetras.