Pendant deux semaines en juillet nous avons découvert quelques-unes des très nombreuses régions rurales de la Turquie1. Nous étions toujours accompagnés par des amis turcs, d’abord par Arif et Tracy et ensuite par Abdullah Aysu, président de la Confédération de Syndicats Paysans turcs, Ciftçi-Sen.
Nous avons commencé notre voyage dans la région située entre Izmir et la Mer de Marmara, où l’on trouve une agriculture moderne et productive dans les plaines. Par contre, lorsque nous sommes montés dans les zones de collines, c’est une tout autre réalité que nous avons découverte: une agriculture de subsistance faite en grande partie encore sans machines. C’était l’époque des moissons réalisées par de grandes équipes d’hommes et de femmes à la faucille sur des petites surfaces.
La deuxième partie de notre périple nous a amenés le long de la Mer Noire. La côte de Samsun jusqu’à Trabzon est entièrement consacrée à des vastes étendues de noisetiers puis de théiers couvrant les pentes, souvent très raides, jusqu’à environ 800 mètres d’altitude. Nos nombreuses rencontres avec des paysans et les explications de nos guides nous ont donné un aperçu de la réalité contrastée de l’agriculture en Turquie.
De la pénurie à l’autosuffisance
L’agriculture turque a subi depuis 90 ans de profonds changements, avec une indéniable augmentation de la productivité et de la production.
A l’arrivée d’Atatürk au pouvoir en 1923, la Turquie compte 14 millions d’habitants seulement. La fin de l’empire ottoman signifie aussi des changements politiques avec d’importantes conséquences dans les campagnes où l’Etat tente de supplanter les structures traditionnelles par une idéologie nationaliste, laïciste, tournée vers le «progrès» occidental. La paysannerie est idéalisée dans les discours; une tentative de scolarisation à grande échelle est lancée avec les Instituts Paysans qui forment une classe d’instituteurs issus de familles paysannes. Ces nouveaux lettrés joueront un rôle efficace dans le changement des pratiques agricoles, la diffusion des «progrès» agronomiques, la dénonciation des conditions de vie des petits paysans et aussi l’introduction de la laïcité.
Pendant la seconde guerre mondiale, le gouvernement réquisitionne la production agricole et contrôle la consommation. L’absence des hommes, mobilisés pendant 5 ans, fera chuter cette ressource.
L’agriculture de cette époque était restée traditionnelle: la rotation des cultures n’était pas pratiquée, la pratique de la jachère tendait à diminuer par manque de terres, les déchets animaux étaient brûlés à cause du manque de combustibles et la déforestation entraînait de graves problèmes d’érosion.
Le plan Marshal poussera l’agriculture turque vers la mécanisation et l’intensification. Les terres cultivées passent ainsi de 14,5 millions d’hectares à 22,5 millions entre 1948 et 1956.
En 1950, le premier gouvernement élu de la Turquie met en place une politique en faveur des paysans avec, en particulier, un soutien des prix agricoles et l’accès au crédit à taux faible. C’est à partir de ces années-là que l’agriculture prend son essor. Malgré cela, l’Anatolie centrale connaîtra des situations de disette jusqu’aux années 1960. Les conditions de vie des paysans s’améliorent dans de nombreuses régions d’Anatolie, mais la région sud-est et kurde reste à l’écart. L’Etat favorise la création d’infrastructures de services, de communication, de production. Des coopératives d’Etat sont mises en place avec pour mission la collecte des productions et la distribution d’engrais et de semences. Les marchés agricoles sont encadrés par des prix garantis à la production, les fournitures d’intrants sont subventionnées; les importations sont contrôlées et taxées.
Avec une explosion démographique qui voit la population passer de 14 millions d’habitants en 1927 à 70 millions actuellement, l’agriculture turque a réellement relevé un défi en doublant sa production entre 1973 et 1993, assurant l’autosuffisance alimentaire depuis les années 1975. Cette politique d’intervention forte de l’Etat a également permis de développer un fort secteur d’exportation, géographiquement localisé sur les côtes, principalement de fruits secs, de pois chiches, de tabac, d’agrumes et d’huile d’olive. La Turquie prend ainsi la 10ème place des pays agricoles dans le monde en 1998. Mais cette politique agricole volontariste commencera à être remise en question dès les années 1980 avec le coup d’Etat du général Evren et sous les gouvernements de Turgut Özal, ancien haut fonctionnaire à la Banque mondiale. Le FMI, la Banque mondiale et l’Union Européenne (suite à la demande d’adhésion de la Turquie) imposent à Ankara d’abandonner son arsenal de soutien à l’agriculture qui pourtant permettait la souveraineté alimentaire et le maintien d’une population et d’une activité rurales fortes.
(Extraits d’un document rédigé par Pascal Pavie, Confédération Paysanne)
Rencontre avec des paysans turcs
Lors de notre voyage, nous avons rendu visite à Ibrahim Alfatli, sur sa ferme à Akhisar dans la vallée du Gediz au nord d’Izmir. Il est producteur de raisins secs en agriculture biologique, et membre du syndicat des producteurs de raisins. Entretien avec Ibrahim et avec le président du syndicat, Ali Bülent Terdem, arrivé en cours de conversation.
Ibrahim Alfatli (IA): Après mes études en Turquie et les évènements des années 19802, j’ai dû quitter la Turquie pour des raisons politiques. A mon retour, 17 ans plus tard, je ne pouvais pas exercer un travail dans la fonction publique, alors je me suis tourné vers les champs. Les terres que je cultive aujourd’hui ont été achetées par mon père il y a longtemps et ensuite louées à des paysans. Depuis mon retour d’exil, je travaille ces terres et j’y ai planté des vignes en 1998. En même temps, j’ai un commerce où je vends des produits alimentaires et agricoles. L’agriculture est une activité très agréable et je la préfère au travail dans le magasin.
Archipel (A): Il était difficile de te lancer dans ce travail sans expérience?
IA: J’ai commencé à tout apprendre à l’âge de 40 ans, ce qui montre que l’homme peut apprendre à tout âge. Mes parents cultivaient le tabac, mais ils ont tout abandonné quand j’avais 10 ans, donc je ne peux pas dire que j’ai travaillé dans les champs, mais la famille avait une tradition agricole.
Nous sommes dans la vallée du Gediz, près de la mer Egée, qui est le berceau de la culture des raisins secs. A peu près la moitié de la production mondiale se trouve ici. Dans la région on peut aussi cultiver le coton d’excellente qualité, mais le tabac est devenu la culture principale depuis 30 ans. Maintenant il y a beaucoup d’oliviers.
A: Il semble que la culture du tabac se soit arrêtée brusquement avec des accords avec les Etats- Unis…
IA: Dans ce pays, on ne peut rien faire sans l’accord des Américains et des Européens. Cette région cultivait la meilleure qualité de coton du monde, mais aujourd’hui cette culture a beaucoup diminué suite à un changement de politique de subventionnement. Ils ont décidé de diviser le pays en trente zones. L’Etat définit ce qui doit être cultivé dans chaque zone, en accord avec les Américains et les Européens.
A: C’est une vraie contrainte ou peut-on quand même faire autrement?
IA: Nous avons décidé de cultiver du raisin sec bio qui est une culture destinée principalement à l’exportation vers les Etats-Unis et pour laquelle nous ne touchons pas de subventions. Donc nous n’avons pas eu besoin d’une autorisation. Nous avons aussi des cultures annuelles, tomates industrielles et poivrons, nous avons un hectare et demi d’oliviers, surtout pour la consommation familiale. Chaque année nous changeons de culture, une année c’est du blé, une autre du maïs.
A: Dans cette région, les terres sont-elles dans les mains des paysans ou est-ce qu’elles sont la propriété de coopératives ou de l’Etat?
IA: Toutes les terres dans cette région sont privées. En Turquie, il n’y a plus de coopératives; il y a les anciennes fermes d’Etat qui sont maintenant louées aux riches industriels qui pratiquent de l’élevage sur des surfaces allant de 1000 à 100.000 ha. Ils contrôlent ainsi le marché de la viande et fixent les prix de la viande et des fourrages.
A: Une des difficultés à laquelle les agriculteurs doivent faire face est la chute des prix. Ils ont beaucoup changé depuis trente ans?
IA: Dans les années 60 un agriculteur pouvait acheter quatre litres de mazout avec un kilo de blé, contre 8 aujourd’hui. C’est comme ça parce que la Turquie n’est pas indépendante pour sa politique agricole.
A: Actuellement la Turquie veut, sous la pression de l’Union Européenne, fortement réduire sa population rurale…
IA: Les Américains et le FMI veulent aussi cette réduction, à l’instar de ce qui s’est fait en Pologne après son intégration dans l’UE. Il y a 20 ans, 40 % de la population vivait de l’agriculture, maintenant c’est aux alentours de 28% et ils veulent la réduire à moins de 10%.
A: Les agriculteurs se sont-ils organisés pour affronter cette situation?
IA: Malheureusement, les agriculteurs sont très peu organisés en Turquie. Il y a quelques années, ils ont commencé à former des syndicats, mais l’Etat turc considère qu’ils n’ont pas le droit de se syndiquer, malgré les accords de l’Organisation Internationale du Travail. Actuellement les syndicats se trouvent devant les tribunaux, attaqués par l’Etat, et se battent pour le droit d’exister.
A: Ce sont des syndicats par secteur d’activité?
IA: Oui, il y a par exemple le syndicat des producteurs de noisettes, le syndicat des producteurs de thé etc., mais ils ont créé une confédération nationale qui s’appelle Ciftçi-Sen et qui est aussi en procès contre l’Etat pour avoir la liberté d’exercer. L’Etat ne veut pas que les agriculteurs s’organisent en une force indépendante.
A: Quels sont les arguments de l’Etat dans ce conflit?
IA: Selon l’Etat, la Constitution ne permet pas aux agriculteurs de créer des syndicats. Ce droit est réservé aux salariés et aux employeurs. Un procès a été porté devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg; les autres sont encore devant les tribunaux turcs, mais nous allons poursuivre la voie juridique jusqu’au bout des procédures.
A: Comment les jeunes paysans sont-ils formés, dans des lycées agricoles ou à la ferme?
IA: Il y a d’un côté ce qu’on peut apprendre traditionnellement sur le tas, de sa famille, et de l’autre, il y a des formations au niveau des universités et des lycées agricoles. Ceux qui sortent de ces écoles travaillent plutôt pour l’Etat que dans les champs, ils deviennent fonctionnaires.
A: Qui devient paysan, alors?
IA: Ce sont surtout les fils de paysans. C’est très rare que quelqu’un comme moi commence l’agriculture à l’âge de 40 ans.
A: Une grande partie de la production agricole est destinée à l’exportation, dans un système qu’on appelle «l’agriculture contractuelle». Quel impact cela a-t-il pour les agriculteurs?
IA: Notre production de raisins secs est presque entièrement destinée à l’exportation. Nous sommes au mois de juillet, nos fruits ne sont pas encore séchés, mais les compagnies américaines et européennes ont sans doute déjà acheté nos raisins et fixé leurs prix. En Turquie, il y a une quinzaine d’exportateurs qui travaillent avec les grandes compagnies étrangères, et ce sont ces dernières qui fixent les prix. Les paysans turcs qui sont dans une mauvaise situation financière sont obligés de vendre tout de suite.
A: Tes raisins secs sont bio, mais il semble que les entreprises qui les achètent imposent beaucoup de contraintes…
IA: Je travaille dans le bio depuis 8 ans. J’ai commencé pour des raisons personnelles, mais la culture bio en Turquie ne rapporte presque rien. Les compagnies qui travaillent avec les agriculteurs pour les raisins imposent tout: les produits de traitement, les engrais et tout ce dont on a besoin pendant la période de culture, les prix aussi. Nous n’avons donc rien à dire. Ils nous donnent juste 10% en plus du prix pour les raisins conventionnels. Ce sont ces compagnies qui «font leur beurre». Chez nous c’est Rapunzel qui est la compagnie la plus connue dans le secteur bio. Il y a aussi quelques petits commerçants, mais quand on travaille en bio on n’a pas beaucoup de choix.
A: Un autre aspect qui semble inquiétant est le fait que les entreprises imposent le choix des variétés cultivées. Dans un pays comme la Turquie, où il y a encore une grande diversité de plantes cultivées, cela peut entraîner un appauvrissement de cette biodiversité.
IA: Effectivement, les compagnies imposent les variétés à cultiver. Il y a cependant aussi des initiatives plus autonomes, comme dans un village près de Kusadasi, où les villageois se sont organisés pour que toutes les cultures, raisins ou oliviers, soient en bio sur 3000 à 4000 ha. C’est tout un village qui s’est auto-organisé pour vendre sa production sur des marchés dans les villes. Il faut arriver à ça pour pouvoir décider ce que l’on veut cultiver. Mais il est très difficile de mettre les gens d’accord.
Pascal Pavie: Que sont devenues toutes les coopératives qui ont acheté le tabac, le coton, le blé?
IA: Presque toutes les coopératives ont disparu. Le tabac, par exemple, était un monopole d’Etat et, dans les années soixante, la Turquie exportait pour 400 millions de dollars de tabac. Aujourd’hui elle importe des cigarettes toutes faites. La culture du tabac a été tuée par l’Etat pour contraindre les Turcs à fumer des cigarettes américaines. Aujourd’hui en Turquie, ce sont les compagnies étrangères qui décident quelle sorte de tabac est utilisée et ils en importent de Chine, où les Américains font faire des cultures beaucoup moins onéreuses qu’en Turquie. Actuellement la Turquie est le pays avec le moins de subventions par rapport aux pays européens.
A: Quelles sont les priorités de vos syndicats?
Ali Bülent Terdem: Dans les années 70, l’Etat turc a été le premier acheteur de certains produits à des prix subventionnés, ou alors il faisait acheter les produits par les coopératives en finançant ces dernières. Jusque dans les années 2000, il subventionnait 19 produits et pendant les périodes électorales, il soutenait les paysans pour obtenir leurs voix. A partir de la période néolibérale entre 1990 et 2000, les organismes d’Etat du secteur agricole ont été privatisés. En 2000, l’Etat a arrêté de subventionner les prix. Les agriculteurs et les grands acheteurs se sont retrouvés face à face. Pour certains produits, l’Etat a instauré des réglementations particulières afin de contrôler les récoltes. Par exemple, pour la production de betteraves sucrières, l’Etat a instauré une politique de quotas qui a permis à la multinationale Cargil de prendre le contrôle de cette production.
Après tous ces événements, nous avons commencé à réfléchir à ce qu’on pouvait faire pour l’agriculture et les paysans. Nous avons commencé à organiser des rassemblements pour le thé, le tabac, les noisettes, pour le blé et à nous organiser en syndicats. En 2003, nous avons réuni les éleveurs et les agriculteurs des différentes branches dans la confédération Ciftçi-Sen. Nous avions constaté que nous ne pouvions rien faire face aux grands acheteurs, face à l’Etat, sans être organisés en syndicat.
Les entreprises font des contrats avec chaque paysan par produit. Nous sommes contre cette agriculture sous contrat, car il s’agit de véritables contrats d’esclavage. L’agriculteur ne peut pas décider de ce qu’il va planter, ni de sa récolte. Nous essayons donc de lutter contre cette forme d’agriculture, mais nous voulons au moins obtenir des contrats par produit et par syndicat.
A: Quelle importance ont ces syndicats? Sont-ils présents dans toutes les régions du pays?
ABT: Tous ces syndicats sont très jeunes. Nous essayons de montrer qu’ils sont importants pour l’agriculture et le pays, mais pour le moment, nous n’avons pas beaucoup d’influence sur l’Etat ni sur les agriculteurs. Nous revendiquons des prix de référence pour contrer les prix fixés par l’Etat et par les acheteurs. En ce qui concerne les produits OGM, nous avons organisé des manifestations dans plusieurs régions avec des paysans pour qu’ils ne soient pas autorisés en Turquie et nous avons réussi.
A: De quelle nature sont les relations entre paysans et citadins?
ABT: En Turquie, les citadins n’ont pas coupé leurs liens avec la paysannerie. Beaucoup d’habitants des grandes villes sont originaires de la campagne et lors de la grande crise économique de 2001, ils sont allés dans leur village chercher de la nourriture.
Dans les années 2007/2008, environ trois millions et demi de personnes ont quitté le secteur agricole pour aller travailler dans les grandes villes, mais d’après les statistiques du Ministère de l’agriculture de 2010, environ 10% de ces gens sont retournés dans leur village et à l’agriculture.
A: Y-a-t-il un début de mouvement de consommateurs recherchant des produits bio et de qualité?
ABT: Jusqu’en 2009, l’Etat n’avait pris aucune initiative contre les produits OGM, mais depuis les manifestations de plusieurs syndicats paysans et d’autres organisations agricoles, le gouvernement a dû prendre des mesures contre ces produits. A partir de ce moment-là, des citoyens turcs ont commencé à se poser des questions sur ce qu’ils mangent, sur la production agricole du pays. Nous avons pu réaliser un travail d’information sur certains produits. Dans les supermarchés, on trouve des rayons avec des produits biologiques mais comme ils sont assez chers, ces produits ne sont destinés qu’à une certaine classe de consommateurs. En plus, les contrôles sur le bio ne sont pas assez sérieux et nous n’avons pas beaucoup de confiance dans les organismes de certification. Nos syndicats défendent surtout l’agriculture paysanne traditionnelle.
2: Il se réfère au putsch militaire du 12 septembre 1980 et la répression brutale qui s’en est suivie.
Les conséquences néfastes de l’agro-industrie
Lors du Forum Social Européen à Istanbul début juillet, le Forum Civique Européen a co-organisé un atelier sur «Les conséquences de l’extension de l’agrobusiness européen autour de la Méditerranée». Des intervenants ont dénoncé l’impact catastrophique de ce modèle d’agriculture dans les serres d’Andalousie et de la plaine du Souss au Maroc, d’autres ont évoqué la mainmise croissante de multinationales sur les semences… Une grande partie de l’atelier a été consacrée à la situation dans le pays hôte, la Turquie. Abdullah Aysu, président de Ciftçi-Sen, a fait un exposé détaillé dont une version anglaise peut être commandée auprès du FCE.
A la fin de l’atelier, plusieurs participants ont exprimé le souhait de poursuivre un travail à long terme d’échanges d’informations et d’actions communes, ainsi que de recherche de voies alternatives. Des documents sur cet atelier peuvent être consultés sur le site Internet du FCE (www.forumcivique.org).