BOSNIE-HERZÉGOVINE: Violences policières et solidarité

de Heike Schiebeck, FCE, 18 avr. 2021, publié à Archipel 303

A la frontière croate de l'Union européenne, il se trouve des gens qui continuent à soutenir les réfugié·es, malgré la répression

Un vent glacial souffle sur le plateau collinaire abandonné, au sud de Bihac. Nous sommes à la mi-mars et pas le moindre signe de printemps. Ici, au bord de la route nationale menant à Sarajevo, à 26 km de là, se trouve le hameau de Lipa, un lieu tristement célèbre depuis Noël dernier: l'OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) annonçait alors l'arrêt de ses activités sur le camp provisoire de réfugié·es, les quelques 1000 habitant·es de ce lieu se retrouvant tout à coup livré·es à elleux-mêmes. Les images du campement en flammes et des réfugié·es errant, perdu·es dans la neige ont été diffusées ici par nos media. L'OIM, organisation liée à l'ONU, gère plusieurs camps en Bosnie avec des fonds de l'Union européenne.

Daka à Lipa

Quelques mois plus tard, nous sommes retournées en Bosnie pour voir si la situation avait changé, ce que nous pouvions faire et pour rendre visite à des ami·es. L'un d'entre elleux, Daka, est géographe, mili-tant pour la défense de l'environnement et des droits humains. Il a dirigé de nombreuses années durant les Amis de la Terre de Bosnie dont il est aussi le fondateur. Il est actuellement l'unique habitant bosniaque de Lipa et possède un terrain et une ruine à trois km du camp. Pendant la guerre, l'armée croate avait, ici, chassé la population serbe, sa famille aussi. Lorsque l'année dernière, le camp de réfugié·es a été créé, Daka s'est installé dans un mobil-home au milieu des ruines de la ferme; il va puiser l'eau à une source dans les environs, l'électricité est produite par deux panneaux photovoltaïques. Après l'arrêt de l'approvisionnement du camp par l'OIM, et face à une situation d'urgence extrême, en janvier et février, il a distribué aux réfu-gié·es, sur son terrain, des colis alimentaires contenant de la farine, de l'huile, des oignons et autres produits de première nécessité, quatre fois par semaine - avec l'aide financière de la Cuisine collective de Zurich. Il était aussi possible de recharger son téléphone portable chez lui. Il a reçu la visite de la police à plusieurs reprises, mais ne s'est pas laissé intimider pour autant.

Ines à Sarajevo

Dans le centre de Sarajevo, Ines a créé une association d'utilité publique, Compass qui anime un centre de rencontre pour réfugié·es et autochtones. Cinq bénévoles, pour la plupart des femmes, assurent la permanence du lieu du lundi au vendredi, avec un magasin gratuit où on trouve de l'alimentation, des vête-ments, et parfois même des smartphones. On peut aussi s'y doucher et laver son linge. L’arrière-salle sert pour l'instant d'espace de stockage, mais est en réalité destinée à devenir un point de rencontre où les gens peuvent passer un moment. La communication avec les réfugié·es passe par Messenger, WhatsApp et Ins-tagram afin d'éviter que tout le monde n'arrive en même temps. Au début, l'association comptait 30 per-sonnes par jour, en ce moment ce sont 120 personnes en moyenne. Compass est connectée avec d'autres organisations, comme par exemple l'association de plongée au sein de laquelle les réfugié·es peuvent ap-prendre à nager ou bien avec le mouvement des lesbiennes et des homosexuels. L'association coopère aussi avec le Danish Refugee Council (le Conseil des Réfugié·es Danois), la Croix rouge et l'OIM.

L'association Rahma à Velika Kladusa

La situation à Velika Kladusa, petite ville à l'extrême nord-ouest de la Bosnie située directement à la frontière croate, s'est remarquablement détériorée depuis notre dernière visite. Le poste de premiers secours, installé dans un ancien bar et dirigé par des bénévoles internationaux, et la distribution de vêtements ont disparu de cet espace public. L'aide ne peut être apportée qu'en cachette, la nuit. Plusieurs groupes de bénévoles autochtones et internationaux se partagent les tâches et continuent malgré la criminalisation et les violences racistes. Dans le camp de réfugié·es de Miral, pensé pour loger 700 personnes, vivent dans la promiscuité 1100 hommes voyageant seuls; la gale sévit et le suivi médical est très mauvais. Dans les environs, 300 à 400 personnes vivent dans des bâtiments abandonnés, des squats, sans eau, sans courant ni fenêtre ou bien en plein air dans la forêt. La pandémie du virus Corona n'est ici qu'un problème parmi tant d'autres. Des bénévoles du pays ou étrangers subviennent aux besoins de ces personnes, dans la mesure du possible, avec de la nourriture, du bois de chauffage, des vêtements, et les soignent. Cela doit se passer en cachette, car en Bosnie, seules les organisations caritatives officielles sont autorisées à le faire. Si les étranger·ères se font pincer par la police, elleux doivent payer une amende et quitter le territoire.

Alma, une jeune enseignante, a créé avec des ami·es bosniaques l'association Rahma ("empathie" en arabe) pour régulariser son travail. Elle a déjà reçu des menaces de mort. Rahma dirige un entrepôt bien tenu avec des vêtements, des chaussures et divers produits sanitaires. Ses membres se rendent dans les squats avec leurs voitures personnelles pour distribuer des denrées alimentaires. D'autres Bosniaques font des dons ou bien proposent aux réfugié·es leur douche ou lavent leur linge.

"Les Bosniaques sont des gens bien, mais la police croate est terrible" nous rapporte un jeune réfugié, qui le soir se met en route avec d'autres vers la frontière. S'illes se font attraper, la police croate refuse de traiter leur demande d'asile, détruit leurs portables, confisque toutes leurs affaires, les vestes chaudes et même les chaussures, et les chasse vers la Bosnie. Les réfugié·es sont souvent frappé·es, poursuivi·es à travers le fleuve frontière glacé ou bien torturé·es.

Are You Syrious et Center for Peace Studies à Zagreb

Le Border Violence Monitoring Network (BVMN)*, un rassemblement de 14 organisations, observe et documente ces atteintes aux droits humains perpétrées aux frontières extérieures de l'Union européenne. Des volontaires de cette organisation mènent depuis 2017 des interviews avec les personnes affectées par les pushbacks hors-la-loi et en font un rapport mensuel. Sur le chemin du retour, nous avons rencontré à Zagreb des militantes de Are You Syrious (AYS) et du Center for Peace Studies (CPS) qui coopèrent avec BVMN. Milena (AYS) fait un travail de plaidoyer pour la défense des droits humains auprès du parlement européen. En décembre dernier, elle a publié avec BVMN le Livre noir des pushbacks, un document de 1500 pages qui informe sur 900 cas de pushbacks irréguliers aux frontières extérieures de l'Union euro-péenne, concernant plus de 12.000 personnes.

En s'engageant en faveur des droits humains, ces jeunes femmes courageuses s'exposent à la répression et aux calomnies de l'Etat croate. On accuse les membres de ces organisations d'être des passeur·euses, elleux sont retenu·es des heures durant au poste de police sans mandat spécifique, menacé·es personnellement parce qu'elleux critiquent le travail de la police des frontières. Ces tentatives d'intimidation ne s'arrêtent pas à la vie publique. Ainsi, le compagnon de Tajana Tadic, directrice de AYS, a été convoqué par les services de renseignements croates. Omer est Irakien, il a obtenu l'asile en 2018, fait très rare en Croatie. Lorsqu'il a refusé d'accepter l'offre des services de renseignements de collaborer avec eux, on lui a retiré son statut d'asile, sous prétexte qu'il menacerait la sécurité. Il a entre-temps quitté la Croatie d'où il peut à tout moment être expulsé. Selon les accords de Dublin, il peut cependant être renvoyé en Croatie, où il n'est pas en sécurité.

Heike Schiebeck, membre du FCE - Autriche

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