AUTRICHE: Un soulèvement en préparation?

de Brigitte et Thomas Busch, 9 mai 2010, publié à Archipel 95

** On assiste en Carinthie à un remake du conflit autour des panneaux indicateurs bilingues. Tandis qu?en France, un juge d?instruction démissionne ?

On assiste en Carinthie à un remake du conflit autour des panneaux indicateurs bilingues. Tandis qu’en France, un juge d’instruction démissionne – il avait fait des recherches sur l’ancien maire de Paris et actuel Président de la République - et qu’en Italie, le Premier ministre Berlusconi mène campagne contre la justice indépendante, suite aux accusations de corruption contre lui, en Autriche, le président du Land de Carinthie, Jörg Haider, utilise un jugement de la Cour Suprême comme tremplin pour un coup de force contre les institutions de l’Etat de droit.

Tout cela nous amène à nous interroger sur la remise en question de l’un des acquis fondamentaux de la république: la séparation des pouvoirs. Dans le cas de la Carinthie, le conflit autour des panneaux bilingues révèle une dimension supplémentaire: il s’agit là de tenter d’imposer de nouveaux mécanismes d’exercice du pouvoir, une espèce de re-féodalisation, sous le signe de la mondialisation.

Petit retour en arrière En 1972, une populace furieuse arrachait les panneaux indiquant les noms slovène et allemand des villages qui venaient d’être posés dans la région à population mixte au sud de la Carinthie. Trente ans plus tard, le pays vit une nouvelle mise en scène de l’ire populaire sur le même scénario. Le metteur en scène s’appelle Jörg Haider. Depuis 1999, il est à nouveau gouverneur du Land. Quelques années auparavant, il avait dû démissionner de ce poste pour avoir vanté la «politique d’emploi exemplaire du 3ème Reich». Selon lui, la Carinthie ne peut pas se permettre de «créer un territoire slovène sur son sol». Il ravive chez les Carinthiens la même «peur ancestrale» qui animait les arracheurs de panneaux en 1972. Mais à l’époque déjà, la crainte d’une annexion des parties bilingues de la Carinthie à la Yougoslavie socialiste était difficile à comprendre pour des non-initiés. Aujourd’hui, le pays voisin s’appelle la Slovénie, ne compte même pas deux millions d’habitants et s’apprête à entrer dans l’Union Européenne. Ces inquiétudes semblent encore plus loufoques. A première vue, ce conflit anachronique autour des inscriptions sur des panneaux indicateurs évoque la façon dont les chiens marquent leur territoire.

Mais derrière cette farce provinciale se cache un conflit contemporain et très actuel: la tentative de remplacer l’Etat de droit traditionnel, avec ses institutions formalisées et ses règles de jeu, par un pouvoir régional autonome, basé sur un système opaque de dépendances informelles et, le cas échéant, sur l’invocation et la mobilisation plébiscitaire de la «volonté populaire».

Quiconque emprunte la voie du droit est un incendiaire
Le conflit autour de la minorité slovène qui, dans les années 70 et 80, figurait encore à la une des journaux, semblait s’être calmé au cours des dix dernières années. Depuis le 13 décembre 2001 pourtant, la tempête pointe de nouveau à l’horizon. C’est Haider qui a donné le signal de départ. De nombreux indices semblent lui donner raison lorsqu’il pense que le réflexe conditionné de la «peur ancestrale» peut encore être mobilisé au XXIème siècle.
La pierre d’achoppement a été un jugement de la Cour Constitutionnelle, suite à la plainte d’un avocat carinthien d’origine slovène. Il avait contesté une amende pour excès de vitesse dans la commune de St Kanzian en arguant que l’agglomération n’était pas dûment signalisée, puisque le panneau portait uniquement le nom allemand de la petite ville.
La Cour Suprême procéda à un examen de la partie de la loi sur les minorités qui règlemente la mise en place des panneaux bilingues à l’entrée des villages des régions à population mixte en Carinthie et au Burgenland depuis 1976. Le jugement tombe le 13 décembre 2001: la réglementation en vigueur est considérée anticonstitutionnelle puisque non conforme à l’article sur la protection des minorités du Contrat d’Etat conclu en 1955 entre l’Autriche et les Alliés auquel l’Autriche doit son indépendance et qui figure au même rang que la Constitution.
Le législateur – le parlement autrichien – est sollicité pour amender la loi en l’espace d’un an. Désormais, des panneaux bilingues doivent être posés dans les villages avec une population slovène ou croate d’au moins 10%. La loi de 1976, promulguée contre la volonté des représentants des minorités, avait fixé la barre à 25%.
Le jugement n’est pas vraiment une surprise. Au cours des dernières années, des règlements trop restrictifs par rapport aux lois sur les minorités ont été plusieurs fois abrogés par la Cour Constitutionnelle. L’année dernière par exemple, cette Cour avait pris une décision semblable au sujet du règlement concernant la langue administrative qui n’avait provoqué aucune réaction.
Cette fois-ci par contre, Jörg Haider part immédiatement à l’attaque et interprète ce jugement comme une déclaration de guerre à la Carinthie. Il n’est «pas prêt» à poser d’autres panneaux bilingues, qualifie le jugement de «farce de carnaval prématurée», de «jugement politique» et accuse ceux qui empruntent la voie du droit de «haïr la Carinthie» et d’être des «incendiaires». Ensuite, il s’attaque directement au président de la Cour Constitutionnelle: puisque ce dernier a rencontré le président de la République slovène, il ne serait pas en mesure de prendre des «décisions incontestables» et l’accuse de mensonge; son comportement serait «indigne et non patriotique». Pour se défendre contre ces accusations, le juge suprême ne voit d’autre solution que de réclamer une procédure juridique contre lui-même. Après examen précis des «preuves écrites» fournies par Haider, le Tribunal Suprême conclut qu’il n’y a aucune raison d’entamer une telle procédure, ce qui inspire à Haider la remarque que, dans ce cas, «il faudra dégraisser cette Cour».

Loyautés privées au lieu de pouvoir institutionnel équilibré. Ce qui ressemble, à première vue, aux gesticulations d’un politicien populiste qui a perdu les nerfs, se révèle être, si l’on y regarde de plus près, une stratégie bien calculée.
Dans le souci d’établir un ordre stable, après les troubles politiques de l’entre-deux-guerres, l’Autriche d’après-guerre s’était basée sur un équilibre institutionnalisé du pouvoir et sur un partage des sphères d’influence entre les deux grands partis ÖVP (conservateurs) et SPO (sociaux-démocrates). Le camp nationaliste, représenté par le FPÖ (extrême droite) était discrédité par ses liens étroits avec le national-socialisme et resta, malgré une courte période de participation au gouvernement, en dehors du pouvoir. Lorsque Haider prit la tête du FPÖ en 1986, son objectif principal était la guerre contre l’Etat «rouge et noir». En 2000, quand le FPÖ arriva au gouvernement – en coalition avec le ÖVP qui avait obtenu moins de voix que le FPÖ – il commença immédiatement à occuper les postes clés du pouvoir de façon à pouvoir les garder même si le parti devait à nouveau quitter le gouvernement. On peut observer divers procédés: des institutions qui échappent à la mainmise du FPÖ sont systématiquement désavouées et sommées de se réformer ou de disparaître. Ceci concerne aussi bien le Président de la République que des juges d’instruction menant des enquêtes sur des politiciens du FPÖ, les syndicats et, dernièrement, la Cour Constitutionnelle. Sous prétexte de «dépolitisation», «d’objectivisation» et de «délocalisation», des institutions jusqu’alors pourvues et contrôlées politiquement sont rendues «autonomes» selon le modèle de la «déréglementation». On nomme des personnes qui sont totalement dépendantes du parti. Pour cela, le petit FPÖ a souvent recours à des indépendants sous condition qu’ils aient prouvé leur loyauté envers Haider, parfois même à des membres d’autres partis ayant tourné leur veste. Les fonctionnaires (qui en Autriche sont nommés à vie) sont rendus dociles par des mutations arbitraires et des diminutions de leurs compétences ou bien rendus inopérants par la création de structures parallèles informelles, les soi-disant conseillers indépendants.
Ainsi, en très peu de temps, le FPÖ a réussi à ébranler les structures institutionnelles et à les remplacer par un système opaque d’exercice du pouvoir, basé sur des relations personnelles et des loyautés privées et dont les tentacules s’étendent à tout ce qu’on appelait auparavant le service public, de la chaîne de radio et de télévision ORF jusqu’à l'assurance vieillesse en passant par des entreprises proches de l’Etat.
Le modèle de cette conception néo-féodale du pouvoir est la Carinthie qui, depuis trois ans, est gouvernée par Haider de façon absolutiste. Son retrait officiel de la politique nationale a ouvert la voie à un double jeu: avec ses coups de gueule périodiques depuis la Carinthie, il fait marcher à la baguette un gouvernement dont les membres FPÖ se considèrent comme le bras prolongé du gouverneur carinthien mais, le cas échéant, il se glisse dans le rôle d’opposant et de provocateur populiste auquel il doit son ascension tout en élargissant, dans sa province, la base de son pouvoir personnel – sans se heurter à une opposition significative – vers un règne quasi absolutiste, selon le principe de la carotte et du bâton.
La politique concernant les minorités qui, du point de vue juridique, est de la compétence de l’Etat fédéral, est devenue l’aune à laquelle Haider mesure l’efficacité de ses nouvelles méthodes d’exercice du pouvoir. La recette est simple: la minorité slovène doit être de plus en plus repoussée en dehors de la sphère publique et vers des occupations du secteur privé. Les organisations des minorités qui, par le passé, avaient exprimé publiquement leurs revendications sont invitées à participer à des «tables rondes». Les droits constitutionnels et les obligations dans le cadre du Droit des peuples sont remplacés par des contrats à huis clos, résiliables à tout moment. Sur cette base, le Land a créé un fonds pour soutenir les écoles maternelles plurilingues; il donne de l’argent à des associations culturelles slovènes et a donné son accord à la création d’un programme de radio mi-privé dans la langue de la minorité. Haider est seul à prendre les décisions, leur application incombe aux représentants des minorités qui, en échange, s’occupent de la discipline dans leurs propres rangs.
Le jugement de la Cour Constitutionnelle pointe dans une direction diamétralement opposée. Il montre que la politique par rapport aux minorités ne peut pas être le monopole privé d’un gouverneur: dans le système juridique autrichien, les minorités sont protégées par la Constitution et le Droit des Peuples, la compétence législative incombe au parlement, on doit rendre visible la présence d’une population slovène en Carinthie dans la sphère publique. Selon la Cour, l’objectif des panneaux bilingues est de «porter à la connaissance de tous qu’ici vit un nombre significatif de membres d’une minorité».
Haider a décidé d’utiliser ce jugement comme prétexte pour défier l’Etat de droit et ses institutions, pleinement conscient du fait qu’il se positionne ainsi en dehors de la Constitution de la Deuxième République.
Le jour de l’annonce du jugement, il a fait savoir par les médias qu’il ne pensait pas qu’il y aurait plus de panneaux bilingues à l’avenir, malgré la décision de la Cour. Lorsqu’une telle décision ne plaît pas au peuple, il faut la corriger. Le lendemain, il parlait d’un référendum au sujet des panneaux: «Il faut faire comprendre à ces messieurs de Vienne que leur décision est dirigée contre le peuple carinthien», il faut leur expliquer «l’ambiance qui règne dans la population carinthienne pour qu’ils sachent comment il faut prendre leurs décisions»...
Sur le front extérieur, la cible Vienne est bien définie.
A l’intérieur, Haider agit selon le principe: celui qui ne se contente pas de la carotte goûtera au bâton. Les représentants des minorités doivent renoncer aux droits ancrés dans la Constitution, bien que ces droits soient «inaliénables». Haider leur fait savoir que «ça ne va pas que les uns négocient avec nous et les autres courent au tribunal». Il leur aurait dit six mois avant: «Le jugement va tomber. Ou bien vous avez la force de faire de l’ordre dans vos groupes pour qu’il n’y ait pas de double stratégie, ou bien vous aurez le conflit». Dans une autre interview, le gouverneur précisait sa position et plaidait pour un retrait de tous les panneaux bilingues. Ce renoncement serait entériné par un accord avec les organisations des minorités qui, en échange, obtiendraient plus d’argent pour l’éducation et la culture. Dans le cas contraire, il menaçait de retirer toutes les concessions déjà accordées: les émissions à la radio et à la télévision, le soutien aux écoles maternelles, les subventions pour la culture et même les écoles.
Dans la question de la séparation des élèves dans les écoles selon des critères ethniques, le FPÖ avait enregistré un succès partiel au début des années 80. Malgré cela, le pourcentage d’élèves inscrits pour l’enseignement bilingue a augmenté de 16 à 32 %, ce qui signifie que l’apprentissage du slovène est de moins en moins considéré comme une revendication ethnique mais plutôt comme un atout, y compris par des parents germanophones. Cette relation détendue à l’égard du bilinguisme, favorisé par des mariages mixtes et qui gagne du terrain, en particulier chez la jeune génération, risque à nouveau de devoir céder la place à une politique ethnique volontariste.
Haider plaide pour un nouveau recensement secret. Mais alors que la Cour Constitutionnelle se réfère de façon explicite aux derniers recensements qui permettaient aux personnes de déclarer plusieurs langues courantes, le nouveau n’en permettrait qu’une seule, une absurdité dans la mesure où tout Carinthien slovène parle aussi l’allemand. On tend vers une ségrégation de la société. La question de la langue parlée dans telle ou telle situation est transformée en revendication ethnico-nationale de l’un ou l’autre camp.
On attribue à la frontière Sud qui, selon l’hymne carinthien, a été dessinée avec «du sang», une fonction de protection quasi mythique. Contrairement au Land voisin, la Styrie, la Carinthie n’a quasiment pas saisi l’opportunité de coopération économique avec la Slovénie. L’abolition de cette frontière après l’adhésion de la Slovénie à l’UE renforce les craintes de ne plus pouvoir délimiter clairement la patrie. Cela d’autant plus que la dynamique économique de la Slovénie aura forcément un effet d’aspiration sur la Carinthie qui, aujourd’hui déjà, est du côté des perdants dans la course aux investissements.
Consensus carinthien ou coup de force?
Le «consensus» devient la formule magique invoquée par tous les côtés. Les trois partis représentés dans le gouvernement régional exigent que la Carinthie élabore une position commune qui devra servir de base au Parlement à Vienne. On ne sait pas si ce consensus inclut les organisations des minorités ou pas car la loi de 1976 concernant les minorités, dont deux articles ont déjà été reconnus anticonstitutionnels, avait été élaborée par un «accord entre les trois partis», sans participation des organisations slovènes. Haider a fait comprendre qu’un compromis avec la minorité ne serait possible que si celle-ci renonçait à des panneaux supplémentaires, ou, encore mieux, à tous ceux déjà existants. Le chancelier Schüssel, qui avait déclaré qu’une décision de la Cour Suprême «devait être appliquée», semble maintenant prêt à faire des concessions. Il a annoncé la création d’une «conférence de consensus». Même dans les rangs des minorités, certains craignent la rupture totale avec Haider. Le président de l’organisation conservatrice appelle «les deux camps à renoncer à des positions extrêmes... Nous avons besoin de pourparlers pour aller à Vienne avec une position commune. Le dialogue a été fructueux. Nous pouvons prouver au niveau international que nous sommes capables d’un véritable consensus».
Haider cependant ne se laisse pas distraire. Pour la première fois, il flaire l’occasion de réaliser ce qu’il annonçait depuis longtemps dans ses discours: la fin de la Deuxième République et la création d’un Etat libre de Carinthie. Du point de vue du droit, une décision de la Cour Constitutionnelle doit être appliquée immédiatement si les articles anticonstitutionnels ne sont pas corrigés assez rapidement par le législateur.
Et si la Carinthie bloquait une telle décision? Haider répond: «que l’UE nous déclare la guerre et nous occupe!». Et: «un beau scénario: un Président de la République qui envoie son armée pour poser des panneaux indicateurs? Ce serait la révolution dans le pays...»
Tandis qu'au niveau fédéral on a commencé à négocier sur la meilleure façon de contourner les décisions de la Cour Constitutionnelle, celle-ci a de nouveau pris position sur les événements carinthiens dans son rapport d'activité de l'an 2001:
«Considérer qu'une décision politiquement inopportune de la Cour Constitutionnelle ne serait pas valable au cas où un seul expert lui trouverait un défaut juridique ne signifie pas seulement un 'coup de pied à l'Etat de droit mais pourrait aussi bien servir de théorie pour un coup d'Etat».

Klagenfurt, février 2002

Brigitte Busch est chercheuse en communication, Thomas Busch est lecteur dans la maison d’édition bilingue «Drava».

Les citations sont extraites d'articles et d'entretiens parus dans la "Kleine Zeitung", journal régional de Carinthie, et du Service de Presse du Land.