ANTIPATRIARCAT: L'horizon sans les hommes

de Mélusine, 19 déc. 2020, publié à Archipel 298

Et si la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes passait non pas par une redistribution des ressources, mais par une remise en question directe des fondements socio-culturels de la masculinité et de la féminité? (2ème partie)

La notion de privilèges porte les mêmes obstacles que celle d'égalité hommes-femmes: toutes deux reposent sur l'idée qu'il y aurait des ressources (matérielles, symboliques, affectives, etc.) qui pourraient être mieux réparties. Autrement dit, qu'il pourrait exister, hors du rapport de domination dans lequel ils sont pris, un groupe "hommes" et un groupe "femmes" (des "blanc·hes" et des "racisé·es", des "bourgeois·es" et des "prolétaires", etc.), qui auraient pu – et pourraient donc – vivre en égaux, mais qu'un processus socio-historique contingent et malheureux aurait rendus inégaux.

Etre et avoir

Parler de privilèges implique de penser le sujet – dominant ou dominé – comme précédant l'exercice de la domination, de supposer l'existence d'un être masculin préexistant à la minoration des femmes1: qu'il y ait donc eu des hommes et, indépendamment, qu'ils aient eu des privilèges. Peut-être la naturalisation des différences entre les sexes est-elle si résistante qu'elle empêche de saisir immédiatement la difficulté. Elle apparaît plus claire, transposée au système raciste: l'idée que les privilèges seraient simplement détenus, et non incarnés, laisse entendre que le groupe blanc et les groupes racisés auraient une existence autonome, qu'ils ne seraient pas seulement le produit de processus d'altérisation et de racisation, mais leur préexisteraient et pourraient continuer à exister indépendamment d'eux, indépendamment du racisme. Que le sujet dominé ne serait finalement pas le produit d'un processus de domination (de classe, de race, de genre), mais qu'il aurait une essence particulière, en dehors de l'histoire de sa minoration et de son exploitation.

Parler des choses qu'on a, et non des choses qu'on est, empêche donc de remettre en question l'existence même des catégories. Pourtant, comment pourrait-on imaginer l'existence d'hommes sans privilèges? Comment pourrait-il y avoir des hommes sans que n'existent la virilité, la paternité, la valorisation de la puissance et de la force, la violence physique, l'hétérosexualité et le foyer? Qu'est-ce qui ferait la spécificité des hommes s'ils n'étaient pas censés être plus forts, plus grands, plus intelligents, plus indépendants, plus inventifs, plus égoïstes, moins tendres, moins coquets, moins bons cuisiniers, plus employables, plus responsables, mieux payés, plus aptes au commandement et au combat que les femmes? En réalité, il ne reste rien de la masculinité, une fois évacué ce qu'elle nous enlève et nous prend, ce dont elle nous exclut et à quoi elle nous force. Par masculinité, j'entends non pas la "nature masculine" – ce que seraient les hommes par nature et de tout temps –, non pas la "virilité" – l'expression dominatrice et violente de ce que devrait être un homme –, mais bien l'ensemble des principes, valeurs, pratiques, représentations, manières d'être, de penser, de bouger et de faire, associées aux hommes. Cette masculinité a évidemment des expressions plurielles, elle est toujours médiée par les autres dimensions de la position sociale des individus. Toutes les manières d'être homme ne se valent pas, mais même celles qui font l'objet d'une sanction sociale participent à l'asymétrie du système patriarcal en ce qu'elles tracent la ligne de ce qui devrait être à eux et ne pourrait vraiment être à nous. Ceux qui ne sont pas de "vrais hommes" jouent en quelque sorte le rôle de frontière vivante de leur classe: parce qu'ils sont punis d'adopter des pratiques jugées inadaptées à leur sexe, ils ne sont pas hors des grilles du genre mais participent, à corps défendant, à sa structuration. En finir avec la masculinité, ce n'est pas refuser aux femmes de s'approprier des traits jugés masculins, mais au contraire brûler les étiquettes. C'est pourquoi on ne pourrait se contenter d'une simple réforme: les hommes peuvent bien développer leur sensibilité, mais tant que cette disposition sera "féminine", elle n'aura pas de valeur. Elle sera à la fois le signe et la justification d'une minoration des femmes qui en font preuve et sont bien comme on dit qu'elles sont, des femmes qui n'en font pas preuve et à qui il manque quelque chose, des hommes qui en font preuve et qui, se féminisant, avilissent un peu leur classe. Si les comportements de genre alternatifs ou subversifs sont une pratique politique émancipatrice et l'une des voies vers la destruction des groupes de sexe, c'est bien celle-ci qui doit servir d'horizon: la fin du système cohérent du genre qui, en classant des attributs, classe les individus.

En réaffirmant une approche fondamentalement constructiviste du genre (2), on s'oblige donc à réévaluer à la hausse les objectifs de la lutte féministe. Comme il n'est plus question de ressources – qu'il serait possible de distribuer équitablement entre des groupes –, mais bien de l'existence de groupes dont la spécificité même repose sur leur accès inégal aux ressources, c'est aux catégories qu'il faut s'en prendre et au principe qui les produit. De la même manière qu'on ne pourrait songer à former le projet politique d'une "égalité bourgeois·es-prolétaires", de même, racisée, je ne peux pas souhaiter être l'égale des blanc·hes: je veux que soit détruit le principe de distinction qui nous sépare et me minore. Je veux que les catégories raciales perdent tout sens et toute réalité, qu'elles ne disent plus rien des individu·es qu'elles prétendent contenir, définir et enfermer: ni de ce qu'elles sont ou de ce qu'ils devraient être, ni de leurs conditions matérielles d'existence, ni de leurs expériences sociales et intimes. Féministe, que pourrais-je donc souhaiter d'autre qu'un horizon sans hommes? Car tant qu'il y aura des hommes, il y aura des femmes: des mortes, des exploitées, des humiliées.

L'impossible déconstruction personnelle

L'autre écueil de la notion de privilège réside dans les pratiques militantes qu'elle encourage. Prendre conscience que l'on appartient à un groupe dominant, c'est-à-dire que l'on aurait des privilèges, est aujourd'hui souvent considéré comme un jalon nécessaire à la démarche militante, en particulier féministe et antiraciste. Le propre de ces privilèges étant qu'ils sont pour la plupart inconscients – avantages ignorés dont jouissent les gens normaux et qu'ils et elles n'imaginent même pas usurper à d'autres –, les mettre en lumière permet en effet de dénaturaliser la position de neutralité propre au groupe dominant, en comprenant que, pour que certain·es soient discriminé·es, il en faut d'autres qui en tirent avantage. Mais après ce premier pas, on est souvent tenté d'en faire un second : affliction face à une position imméritée, volonté de rendre des privilèges indus et conviction qu'il est possible, à force d'efforts, de déconstruire son appartenance au groupe dominant (3). Or, nous l'avons vu, la domination n'est pas affaire de privilèges dont on pourrait se séparer, mais d'une position de pouvoir qu'on incarne dans son être et jusque dans sa chair. On ne peut cesser d'en être, même avec toute la bonne volonté du monde. Dominant, on est aussi coincé que le sont les dominées: comme on ne peut s'enfuir d'être une femme – c'est-à-dire d'être assignée à un rôle et réduite à des conditions d'existence matérielles spécifiques, desquelles on ne peut que se débattre (4) –, on n'abandonne pas ses privilèges d'homme en prétendant demeurer homme. Ces derniers relèvent en effet bien peu de la volonté individuelle, en ce qu'ils déterminent notre position sociale, l'ensemble des interactions quotidiennes, des trajectoires et des capitaux auxquels on peut prétendre et des dispositions qui sont les nôtres. Et il n'existe aucune île sanctuaire dans l'océan patriarcal, ni celle du couple, ni celle du for intérieur, jamais imperméable au monde social et façonnée jusque dans ses replis les plus intimes par l'assignation du genre. Indignation, honte et dégoût ne pourraient rien y faire: la poursuite d'une rédemption morale personnelle est vouée à l'échec. J'oserais même dire qu'elle témoigne d'une préoccupation nombriliste – un nouveau privilège, peut-être, à inscrire à la liste.

Pour une théorie du genre et de son abolition

Hommes et femmes – et quand je dis "hommes", quand je dis "femmes", je parle de tout ce que charrient ces mots, des robes à rubans jusqu'au chef de famille, de l'instinct maternel à l'odeur du musc – ne sont pas des catégories innées et nécessaires. Mais elles n'ont rien, non plus, de catégories fictives, qu'une simple volonté personnelle suffirait à dissiper. Masculinité et féminité ne sont que des constructions, mais leur réalité sociale est puissante et tenace: "Cela n'existe pas. Cela pourtant produit des morts (5)". Dépasser l'objectif insensé d'une possible égalité entre hommes et femmes, c'est donc prendre au sérieux la réalité matérielle du genre, définitivement et violemment binaire, c'est prendre toute la mesure de l'emprise qu'il exerce sur les individu·es qu'il distingue et hiérarchise. C'est comprendre qu'il n'est pas un principe distributeur de ressources et de privilèges, mais un principe producteur de distinction d'êtres. Et c'est pour cela que le féminisme ne peut se réduire ni à une politique publique d'égalité, ni à une démarche personnelle de déconstruction, puisqu'il s'agit bien de collectivement transformer les modes d'existence.

On voit mal dès lors comment concevoir la fin du patriarcat sans la disparition des hommes – et donc celle des femmes. L'ambition paraît folle, elle consiste en la destruction systématique de l'ensemble des distinctions sociales qui font le genre. Celles des inégalités matérielles de droit et de ressources, qui font les femmes mineures et dépendantes. Celles des rôles assignés et obligés; des dispositions de corps, qui enferment les femmes et les font petites; et d'esprit, qui les font pratiques et conciliantes. Celles du rapport au pouvoir, à la violence, à l'autre et à son intégrité, qui fait les mortes, les battues et les violées, les tueurs, les cogneurs et les violeurs. Celles des images, des mots, des évidences, de toutes les choses qui font les hommes hommes et les femmes autres. Le féminisme ne pourrait se contenter de slogans consensuels; ce n'est pas dans le consensus qu'on met à bas des civilisations. Car c'est bien après l'éducation, les arts, le marché, le langage, les institutions politiques et sociales, la famille, le droit, l'amour et la vie quotidienne que nous en avons.

Mélusine*

  1. Maxime Cervulle, "La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation", Cahiers du Genre, vol. 53, 2012, p. 37-54.
  2. C'est-à-dire prenant le contre-pied d'une conception naturaliste et biologique des différences hommes-femmes et reposant sur l'idée que la réalité sociale est le produit de constructions humaines collectives et historiques (de représentations, de normes, de traditions, d'institutions) plutôt que le reflet d'une nature invariante.
  3. On pense, par exemple, aux textes antiracistes proposant des pistes pour devenir "traître à sa race" en refusant la blanchité et ses avantages (Noel Ignatiev, "How to be a race traitor: Six way to fight being white", 1997, in Richard Delgado et Jean Stefancic (eds.), Critical whites studies : Looking behind the mirror, Temple University Press ; Pierre Tevanian, La Mécanique raciste, éditions Dilecta, 2008), ou à la production militante en ligne sur la manière pour un homme de devenir "un bon allié" de la lutte féministe.
  4. Dans La Pensée straight (1992), Monique Wittig écrit que les lesbiennes ne sont pas des femmes, car "ce qui fait une femme, c'est une relation sociale particulière à un homme […] qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques", relation à laquelle les lesbiennes échappent ou qu'elles refusent. On pourra y opposer que les lesbiennes ont des pères, des frères et des fils et que, dans notre société, elles font l'objet d'une sanction sociale qui les punit justement de ne pas être telles que les femmes devraient être.
  5. "Non la race n'existe pas. Si la race existe. Non certes, elle n'est pas ce qu'on dit qu'elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités." Extrait de "Je sais bien mais quand même ou les avatars de la notion de race", article publié par l'anthropologue Colette Guillaumin dans Le Genre humain en 1981 (lire en ligne).