CRISE: Il y a le feu chez les pompiers!

de Ernst Lohoff (Krisis,10.8.11), 19 févr. 2012, publié à Archipel 200

Depuis sa création en 1986, le groupe de théoriciens allemands d’orientation marxienne Krisis (voir présentation à la fin de cet article) publie deux fois par an une revue théorique du même nom, sous-titrée Contributions à la critique de la société marchande. Le groupe se définit comme un «forum théorique pour une critique radicale de la société capitaliste». Nous publions ici un article d’Ernst Lohoff, un des théoriciens de Krisis, paru dans Jungle Word, un hebdomadaire allemand de gauche.

La dégringolade actuelle des bourses est la plus forte enregistrée depuis la faillite de la banque Lehman Brothers à l’automne 2008. Selon le journal Welt-online, à travers la planète, l’équivalent de cinq mille milliards de dollars en actifs se seraient dissipés dans les dernières semaines. Maintenant que l’agence de notation Standard & Poor’s a abaissé la note de solvabilité concernant les emprunts d’Etat des Etats-Unis, les places financières vont certainement chuter encore.

Depuis les années 1980, l’industrie de la finance est devenue l’industrie de base du système capitaliste mondial et a subi régulièrement des échecs. Mais les événements actuels ont acquis une nouvelle dimension. Lors de toutes les crises précédentes qui touchaient les centres capitalistes, c’étaient toujours les Etats, prompts à s’endetter, qui jouaient le rôle de pompier. Aujourd’hui les pompiers d’hier sont le foyer de l’incendie.
Ce déplacement du point de départ de la crise n’est pas le fait du hasard, c’est la conséquence logique de la manière dont on a tenté de résoudre les crises précédentes. Que ce soit lors du krach de la nouvelle économie ou à la suite de la grande crise des marchés financiers de 2008, les marchés ont commencé à chuter parce que les investisseurs, déçus par la non-réalisation des promesses de rentabilité, se sont détournés massivement des entreprises privées «prometteuses», ont arrêté d’acheter les actions des «entreprises d’avenir» ainsi que de fournir de nouveaux crédits hypothécaires douteux. Le soin d’enrayer la spirale descendante de l’économie mondiale était abandonné aux Etats. Avec une politique de l’argent pas cher (taux d’intérêt bas), les banques centrales ont fourni la matière première d’une nouvelle bulle spéculative encore plus importante. Grâce à une politique de dépense intensive, la puissance publique a freiné la chute de ce qu’on appelle l’économie réelle: l’augmentation toujours plus rapide de la dette devait servir de tampon jusqu’à ce que la dynamique de création de capital fictif se trouve une nouvelle sphère prometteuse et privée qui relance la machine. Après le krach de la nouvelle économie en 2000, cette approche a encore donné satisfaction. Pendant deux ou trois ans, la conjoncture mondiale restait faible mais par la suite, les bulles successives, telles que celle de l’immobilier étatsunien, permettaient de nouveau une croissance de l’économie mondiale. Mais après la crise des marchés financiers de 2008, aucune nouvelle sphère privée prometteuse ne s’est établie. L’effondrement des marchés financiers a été évité grâce à la mise en œuvre d’une politique de taux d’intérêts extrêmement bas, et la nationalisation des pertes de la spéculation. Les programmes de soutien à l’économie ont permis de stabiliser l’économie réelle, mais la production de l’industrie financière privée est restée en dessous du niveau qui aurait permis une limitation de l’endettement public. La somme que l’ensemble des Etats a bien voulu débourser pour surmonter la crise de 2008 est de quinze mille milliards de dollars, ce qui a fait grimper dramatiquement l’endettement total de tous les Etats de la planète à trente-neuf mille milliards de dollars.
Et il n’y a pas d’embellie à l’horizon. L’endettement des Etats est devenu la bulle la plus importante de l’industrie financière et c’est précisément cette bulle-là qui est en train d’éclater. La politique économique se trouve devant un dilemme énorme. D’un côté l’expansion de l’endettement étatique doit se poursuivre afin d’éviter une déflation. En même temps, les Etats doivent en permanence annoncer le retour vers des budgets équilibrés afin de maintenir leur propre crédibilité pour contracter de nouveaux crédits. Ce casse-tête représente l’arrière-plan de la panique réelle qui envahit actuellement les marchés financiers. On ne peut pas définir précisément, ni pour l’Europe ni pour les Etats-Unis, ce qui accélère le plus la dégringolade des bourses: s’agit-il de la peur que les plans d’austérité annoncés entraînent une déflation, ou alors de l’inquiétude concernant la solvabilité des débiteurs étatiques?
Dans cette situation bloquée, il ne reste plus qu’une sortie. En soi, la politique économique n’a plus de marge de manœuvre, mais il reste encore une option monétaire. Vu que les taux directeurs sont déjà extrêmement bas, les banques centrales ne peuvent plus baisser les taux d’intérêts, par contre elles rachètent les emprunts des Etats en difficulté. Cela ouvre aux Etats de nouvelles perspectives pour s’endetter et empêche dans l’immédiat que les emprunts d’Etats qui circulent dans l’industrie financière soient dévalorisés. Le capitaliste idéel général (l’Etat) fait ici quelque chose que personne d’autre ne peut faire, il s’endette auprès de lui-même.
Cela était considéré, il y a quelques années encore, comme le plus grand péché contre la stabilité monétaire et cela non sans raison: une banque centrale qui stocke, pour garantir la stabilité monétaire, au lieu de titres rentables des créances pourries déplace la crise sur un nouveau terrain. La dévalorisation de l’endettement public est ajournée et la conséquence est une dévalorisation rampante de l’argent. La prochaine étape logique du processus de crise est le passage de la crise des budgets étatiques vers la crise du médium argent. Le capitalisme dépasse ses crises en préparant les suivantes, toujours plus importantes.
Karl Marx le disait déjà, mais jamais la transmutation du moyen d’éteindre la dernière crise en combustible pour la prochaine crise ne s’est faite aussi rapidement.

Krisis entend actualiser et reprendre sur ses fondements, une critique fondamentale du capitalisme, notamment la critique de ses catégories que sont le travail, la marchandise, la valeur et l’argent, thèmes que l’ensemble des «marxistes traditionnels» ont délaissés, ou n’ont jamais abordés aussi radicalement. A partir de ce renouvellement de la critique axée sur la critique du travail en lui-même, ils fondent une critique du marché et de l’Etat, de la politique (antipolitique) et de la nation, de la subjectivité de classe et de l’idéologie bourgeoise.

Krisis qui connaît une certaine influence en Allemagne, organise des séminaires et débats et publie aussi des articles dans différentes revues européennes et sud-américaines (Brésil, le groupe Critica radical). Il publie aussi des livres collectifs, tels que le Manifeste contre le travail, paru chez Léo Scher en 2001.
Il existe un site Internet (http://www.krisis.org), écrit en allemand, mais qui comporte une série d’articles en plusieurs langues dont le français.