NÉCROLOGIE: Adieu Herma

de Jürgen Holfzapfel, 10 mars 2024, publié à Archipel 334

Nécrologie Accompagnatrice critique de la soi-disant réunification, Herma Ebinger est née le 17 juin 1950 dans une famille qui avait lutté dans la résistance antifasciste des années trente. Elle a vécu ses trente dernières années dans la coopérative Hof Ulenkrug de Longo maï dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale et est décédée le 31 janvier, en toute autonomie, entourée de ses ami·es.

Elle avait grandi en RDA, comme elle l’écrit, «endoctrinée jusqu’au bout des ongles». Endoctrinée, dit-elle, parce que l’histoire de la résistance antifasciste était omniprésente à la maison, «des militant·es rescapé·es des camps qui nous rendaient souvent visite et moi, à 5 ou 6 ans, qui me trouvais assise sous la table à les écouter raconter». Elle a été l’une des accompagnatrices les plus actives du Forum civique européen après la chute du mur. En RDA, elle avait essayé toutes les formes de résistance contre la bureaucratie stupide et s’était engagée spécialement pour les questions d’émancipation des femmes. Elle raconte la soi-disant «révolution pacifique» dans le livre Révolutionnaires[1]:

«Je n’ai participé qu’une seule fois aux manifestations à Leipzig, au moment où tout le monde craignait qu’on ne tire sur la foule. Je n’aurais rien pu empêcher, mais je ne voulais pas me tenir à l’écart de ça. Finalement, personne n’a tiré. Et je ne suis pas allée à d’autres manifestations, je ne voyais pas où tout cela pouvait mener. (…) Je connaissais (…) des personnes de contextes très variés, qui allaient toutes aux manifestations du lundi. Ensemble, nous discutions de leurs motivations, qui me semblaient souvent trop individuelles, liées au sentiment d’avoir été lésées person-nellement. (...)

Pour ne pas rester isolé·es face aux bouleversements en cours, nous avons fondé une associa-tion, le Réseau Culturel Est. (...) Nous devions nous organiser à plusieurs, avec des personnes qui rêvaient comme nous d’une société mondiale, où la solidarité et la coopération seraient les valeurs les plus importantes». Herma connaissait les gens et racontait ainsi son point de vue sur les bouleversements qui avaient suivi la réunification: «Les gens s’étaient mis à croire qu’iels étaient seul·es responsables de la perte de leur emploi, en si peu de temps. On n’en revenait pas, Bien qu’iels aient toutes et tous lu Marx. Le plus grand problème dans la vie, c’est le manque de perspective, quand il n’y a soudainement plus rien de possible. Et là, nous vivions une vraie crise existentielle. En un rien de temps, l’argent avait pris de l’importance, comme jamais auparavant. Et puis les gens ont commencé à se raconter des histoires pour enjoliver la merde». (...)

Une ère de folie et de contrastes

«Le 4 novembre 1989, pendant la grande manifestation de Berlin[2] , je me suis sentie gonflée d’un immense espoir, parce que les gens, un demi-million de personnes, se parlaient vraiment. (…) Et puis vint le 9 novembre 1989, et ce slogan ‘Nous sommes un seul peuple’, qui confirmait le retournement de situation que nous craignions, mes ami·es et moi. (...) En décembre 1989, le Forum civique européen s’est créé pour ‘façonner ensemble l’Est et l’Ouest à partir de la base’ – avec toute la grandiloquence dont les membres de Longo maï étaient capables». Il y avait vraiment de la folie dans tout ça, et cette folie était de loin la meilleure partie de l’histoire».

Un peu plus tard, Herma s’était engagée pour qu’une coopérative soit créée en Allemagne de l’Est avec Longo maï. Le premier projet commun consistait, en coopération avec la commune de Wollup dans l’Oderbruch, à empêcher la vente par la Treuhand[3] du domaine d’État à un candidat ouest-allemand. La contre-proposition élaborée avec la commune était la communalisation du domaine afin d’offrir de nouvelles perspectives à la population du village. Toute la population de Wollup s’était engagée dans ce sens. Après trois ans de discussions et de manifestations, le gou-vernement du Brandebourg, dirigé par Manfred Stolpe, était prêt à entrer en matière sur la proposition.

C’est alors que parut un article dans le Berliner Morgenpost, écrit par un gauchiste ouest-allemand, selon lequel Longo maï était une secte. Pour preuve, le journaliste se référait à une grande rafle de la police française le 29 novembre 1989 à la coopérative française de Longo maï à Limans. Le gouvernement du Brandebourg s’est ensuite distancié du projet. La Treuhand avait gagné.

Dans 16 articles d’Archipel[4], Herma Ebinger a décrit l’évolution de l’Allemagne de l’Est. Initialement centrés sur les questions d’émancipation des femmes, ses articles ont ensuite dénoncé la montée du nationalisme et ses auteurs intellectuels, et exprimé son inquiétude face à cette évolution fasciste. Ses articles documentés sont un témoignage de cette époque que les politicien·nes et les médias ont tendance à passer sous silence. Cela vaut la peine de les relire. Elle conclut son interview pour Révolutionnaires par son espoir: «En fait, on pourrait dire que les grands mouvements de migration sont une sorte de révolution, mais le résultat est que les gens d’ici (qui possèdent plus) se retournent contre celleux qui arrivent (qui ont moins). C’est déprimant. Mais il ne faut pas être cynique. Si tu deviens cynique, ils ont gagné. chaque fois que je me surprends à tomber là-dedans, je me dis: Herma, reviens. (...)

De 2015 à 2016, j’ai traversé l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Autriche en camionnette et j’ai visité de nombreuses coopératives et collectifs. J’ai été très touchée par le nombre de jeunes qui essaient de créer des modes de vie différents, dans un esprit de solidarité et de coopération. Et ensemble, iels se défendent contre des grands projets absurdes qui détruisent l’environnement. (...)

Nous nous étions rencontré·es le 4 novembre 1990, lorsqu’elle était venue de Leipzig avec quatre ami·es dans une petite voiture, déçue que les trois bus qu’elle avait commandés pour cet anniversaire de la grande manifestation soient restés vides. Elle avait alors déjà vécu l’effondrement de ce grand projet de société sans capitalisme, englué dans la bureaucratie; mais elle n’était pas résignée, comme tant d’autres, ni cynique. Elle était déjà à la recherche d’une nouvelle voie. Une perspective venant d’en bas, orientée vers ce qui est nécessaire à la vie. Pour elle, ce nouveau départ était également lié à sa nostalgie de la légèreté de la vie, des fêtes, des bons repas, des conversations personnelles ouvertes, de la critique rageuse qu’elle avait découverte à Longo maï. Elle ne se faisait pas non plus d’illusions sur les structures patriarcales qui y régnaient encore.

Les deux effondrements, celui de l’Union des combattants rouges de son père contre le fascisme et celui du socialisme dans les frontières nationales, elle les avait enfouis au plus profond d’elle-même pour repartir à zéro. Herma avait toujours une attention et une curiosité pour tou·tes celles et ceux qui voulaient lui parler, mais aussi un conseil, elle nous montrait comment traverser la vie en ligne droite sans se résigner. C’était une grande femme. «Les mort·es ne sont mort·es que lorsque les vivant·es les oublient».[5]

Jürgen Holzapfel, membre FCE

*Jürgen Holzapfel a également vécu pendant 30 ans à Ulenkrug, la coopérative européenne de Longo maï dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale, et est également engagé depuis ses débuts dans le Forum civique européen.

  1. Révolutionnaires - Récits pour une approche féministe de l’engagement, édition du commun, février 2022 a été réalisé par l’Atelier des Passages, un collectif de personnes nées entre 1980 et 1990, qui pourraient donc être les petits-enfants des femmes qu’elles ont interviewées. Le recueil est composé d’interviews de sept femmes engagées, très différentes, de plusieurs pays.
  2. Le 4 novembre 1989, des artistes de théâtre ont organisé une manifestation sur l’Alexanderplatz de Berlin. Il s’agissait de la première manifestation non gouvernementale autorisée de la RDA et, avec près d’un million de participant·es, de la plus grande manifestation de l’histoire allemande.
  3. Institution de droit public ouest-allemand chargé de la privatisation des biens de l’ex-République démocratique allemande (RDA) après la réunification du pays.
  4. À lire et relire sur https://forumcivique.org/fr/publikationen/archipel, taper «Ebinger» dans le moteur de recherche.
  5. Extrait du recueil de poèmes IIab de Cecilia Guinea.