Sur toutes les routes du Mexique est apparu un nouveau panneau portant en chiffres de couleur une seule date, toujours la même, 2010, ruta 2010. Le Mexique d’aujourd’hui, le Mexique del Señor Fécal, dit Calderón, se prépare à célébrer en grande pompe le centenaire de la Révolution mexicaine et le bicentenaire de la lutte pour l’indépendance. (3ème partie)
Du vendredi 21 août au dimanche 23, eut lieu sur les bords du Rio de los Perros (Rivière des chiens), anciennement Rivière des Loutres (comme le monde change!), un forum convoqué par l’Assemblée pour la défense de la terre et du territoire de Juchitán. Comment résister à l’invasion des éoliennes, ces génératrices d’énergie à partir du vent violent qui souffle en permanence dans l’isthme de Tehuantepec? Pénétrer dans ces régions c’est découvrir un monde où l’horreur est devenue réalité, où la fiction d’un futur terrible devient réalité. Ces armées de moulins brassant l’air de leurs pales gigantesques offrent une vision apocalyptique d’un futur proche, surtout si l’on songe que toutes ces tours d’acier sur leur socle de béton ne seront plus qu’une immense friche industrielle dans vingt ou trente ans. Dernièrement el Señor Fécal, dit Calderón, accompagné de son gouverneur Uro, protégé par un déploiement de plus de mille hommes de troupe, a inauguré la première tranche des travaux. J’ai parfois le sentiment que la résistance aux éoliennes s’est organisée bien tardivement et que nous sommes les nouveaux don Quichotte bataillant pour un monde qui a déjà disparu, pourtant certaines communes comme Union Hidalgo et San Mateo del Mar ont résisté avec succès à cette invasion, d’autres se sont fait avoir grâce à des complicités internes comme la Venta, San Dionisio del Mar, Santa María… Cette rencontre fut intéressante à plus d’un titre. Tous ont reconnu l’importance de la tradition communautaire et la nécessité de s’appuyer sur l’assemblée des comuneros1, une assemblée qu’il s’agit de reconstruire ou de renforcer, pour faire front à cet accaparement sans précédent d’un vaste territoire. Les communes indiennes, définies par leur territoire, doivent pouvoir décider de leur avenir, du développement qu’elles souhaitent et dans quel but. C’est à partir de cette idée d’autodétermination que des divergences sont apparues. Certaines communes comme celle d’Ixtepec, qui a cherché à mettre en valeur son territoire – urbanisation contrôlée, reboisement, délimitation des zones consacrées à l’agriculture, de celles consacrées à l’élevage, aménagement du fleuve – semblent intéressées par un projet d’énergie autogérée dont elles garderaient le bénéfice, à elles de le financer, bien entendu. Un plan de construction d’éoliennes «communautaires» a été proposé par un représentant de la société Yamsa: «Vous avez vos éoliennes clé en main, on vous prête même l’argent pour le financement du projet à un taux intéressant, et on partage ensuite les bénéfices de la revente du surplus d’énergie.» En ces temps de crise, les transnationales ne manquent pas d’imagination… ni de toupet. Evidemment, ce genre de projet «coopératif» est présenté comme une alternative sociale et communautaire à la sauvagerie capitaliste! Cette proposition d’une solution alternative a eu pourtant le mérite, à mes yeux, de définir les termes du débat social qui a lieu actuellement: devons-nous entrer dans la logique d’un système, le système capitaliste, pour la détourner au profit de l’ensemble de la société ou marquer une rupture avec cette logique pour faire valoir un mode de vie autre, reposant sur d’autres valeurs? Très vite au cours du débat deux tendances sont apparues, il y avait ceux qui s’opposaient fermement à un tel projet et ceux qui le défendaient avec plus ou moins de conviction et d’ardeur. Ceux qui étaient partisans d’une rupture radicale avec la logique du monde marchand ont surtout cherché à recentrer le débat sur le renforcement de la vie communale et des valeurs culturelles dont elle est porteuse et j’ai senti les partisans d’une «alternative énergétique» («pourquoi avons-nous besoin de toujours plus d’énergie? Dans quel but?») vaciller tout doucement sur leur base. Dimanche s’est tenue, après proposition de transformer le forum en assemblée (proposition acceptée par l’ensemble des participants), l’Assemblée régionale des peuples de l’Isthme pour la défense de la terre et du territoire (Asamblea de pueblos indígenas de la región del istmo de Tehuantepec en defensa de la tierra y el territorio).
Terres communales
Parmi les résolutions de cette assemblée, il convient de retenir celle qui consiste à redéfinir le territoire communal en relation avec l’institution de l’assemblée des comuneros, institution qui a été gravement atteinte dans la plupart des municipalités de l’Isthme. Le gros morceau à résoudre sera Juchitán. Depuis la disparition-assassinat en 1978 (par le 11ème Bataillon d’Infanterie) du professeur Victor Pineda Henestrosa plus connu comme Victor Yodo, leader social qui s’était consacré à la fin des année 70 à la récupération des terres communales accaparées par les terratenientes2 et les caciques, Juchitán n’a plus de comisariado, c’est-à-dire d’équipe de gestion des biens communaux comprenant un président, un trésorier, des secrétaires, élue par les comuneros ou «authentiques paysans». La gauche à la mairie de Juchitán dans les années 80 avec la Cocei3 a permis de détourner l’attention de la question agraire, le pouvoir politique représenté par la municipalité s’opposant au pouvoir de la collectivité représenté par l’assemblée communale: la municipalité contre la commune, en quelque sorte. Il est possible juridiquement de revenir en arrière et de faire valoir l’autorité de l’assemblée communale, plus précisément l’assemblée des comuneros, de ceux qui sont reconnus comme faisant partie de la collectivité originelle fondée sur la reconnaissance juridique du territoire qui lui est attaché. Reconstruire l’assemblée des comuneros à Juchitán et, dans ce mouvement, récupérer la terre communale accaparée par les caciques, va être un des prochains et principaux objectifs de cette première assemblée régionale des peuples de l’Isthme. Cette reconstruction va se heurter à d’énormes intérêts, beaucoup de pseudo-propriétaires ont, en outre, déjà loué des terres qui ne leur appartenaient pas aux entreprises transnationales de l’énergie. Un problème se pose pourtant que je voudrais évoquer ici. Nous retrouvons ce problème dans toutes les communes d’une certaine importance et sa résolution devrait être une des tâches prioritaires du mouvement indigène, il est présent à Ostula, comme à Juchitán, à San Blas Atempa ou à Atlapulco. Le problème est le suivant: comment intégrer ceux qui ne sont pas comuneros, qui ne font pas partie de la collectivité originelle des «authentiques paysans», celle du Calpulli préhispanique lié à son territoire l’altepetl reconnu par la couronne d’Espagne par exemple? Comment intégrer tout ce monde, Indiens et métis, tous ces étrangers à la communauté première, qui sont venus peupler les centres régionaux? (Et puis il faudrait aussi ajouter les femmes qui sont souvent écartées de l’assemblée des comuneros). Cette question est aiguë dans les municipalités mais elle concerne aussi les hameaux de moindre importance, où ce sont surtout des jeunes privés de terre (le manque de terre est devenu un problème crucial dans bien des communautés) qui se trouvent marginalisés et écartés de la vie communale. C’est une population mouvante qui n’a pas d’attache avec le territoire, qui n’a pas accès à la terre communale ou ejidale4 et dont le lien avec la collectivité de départ reste, de ce fait, flou et sans consistance. C’est sur cette population, exclue du noyau originel et qui ne trouve pas en elle-même les éléments d’une reconnaissance, que s’appuie le pouvoir politique pour instaurer la dictature de l’Etat5.
Corruption
A Xayakalan, sur les terres reconquises par la communauté nahuatl d’Ostula, quand nous avons fait allusion à l’existence de cette population métisse, qui est tout de même une composante importante du village, les autorités nous ont répondu que la communauté indienne et la communauté métisse sont comme «l’eau et l’huile», qu’elles ne peuvent pas se mélanger. Certes, une partie conséquente de cette population métisse est passée du côté ennemi, ce sont les caciques, les pseudo-propriétaires qui ont accaparé une partie des terres communales et qui se présentent comme le fer de lance du monde marchand et de son avidité sans borne à l’intérieur du village. Pourtant je pense qu’il est urgent pour la communauté originaire de prendre ce problème en compte et de trouver une passerelle, une ouverture, qui permettrait de refonder une collectivité sur une base élargie en intégrant cette population flottante à la vie de la commune, tous ne sont pas des accapareurs, il y a des artisans, des petits commerçants, des journaliers; il s’agirait de trouver le moyen de favoriser et de permettre la participation active de cette population à l’assemblée communautaire, d’inventer et de créer des mécanismes d’intégration à la communauté d’origine. A Tataltepec de Valdes, dans la région chatina où je me suis rendu tout dernièrement, la communauté semble avoir en partie résolu le problème en tenant deux assemblées, l’assemblée des comuneros et une assemblée générale qui regroupe toute la population, c’est cette dernière assemblée qui désigne les autorités selon les us et coutumes. Au sujet du projet concernant la construction d’un barrage, le village a tenu ses deux assemblées, l’assemblée des comuneros a été contre à l’unanimité et l’assemblée générale, à la majorité. Il est sans doute plus facile pour les communautés de l’Etat d’Oaxaca, où les usages communautaires sont en partie reconnus par la Constitution de l’Etat, de trouver une solution, que dans les autres Etats de la République mexicaine, où ces usages ne sont pas reconnus et dans lesquels les partis politiques corrompent la vie publique.
Si l’assemblée des comuneros, et disons plus généralement l’assemblée communale, reste fermée aux nouveaux venus et à ceux qui n’ont pas accès à la terre communale ou ejidale, le risque est grand de voir cette population prendre le parti de l’Etat contre la commune. La construction ou le renforcement de l’autonomie ne pourra pas se faire à travers un repli sur soi mais bien à travers une ouverture aux autres sur la reconnaissance d’une idée ou d’une culture partagée, comme celle de la communalité. Une grande partie de la population métisse est encore attachée à des valeurs collectives, à des fêtes, à des traditions, à des usages, à un savoir-vivre ancestral, elle hésite encore entre son goût prononcé pour la vie en société et son penchant, parfois exacerbé, pour l’individualisme. A Juchitán («la comunidad-ciudad»6, la communauté-cité), par exemple, la reconstitution de l’assemblée communale avec la participation de la majeure partie de la population autochtone ne devrait pas rencontrer des difficultés insurmontables tant la culture binnizá (zapotèque) avec ses fêtes ou velas, ses poètes et ses musiciens est restée présente.
* Cette chronique nous est envoyée depuis l’Etat de Oaxaca, où réside Georges Lapierre, co-auteur de «l’Incendie millénariste». Comme il y a déjà quelques années, (voir Archipel 115 à 124), il nous propose, en différents chapitres que nous publierons au fil des numéros, une vision philosophique et politique des événements en cours au Mexique.
Les comuneros: les membres de la communauté originelle (les chefs de famille) dont le territoire (ou terre communale) a été juridiquement reconnu par l’Etat.
Propriétaires terriens.
Coalition ouvrière paysanne étudiante de l’Isthme.
Terre ejidale: terre nationale qui revient à une collectivité paysanne par décret présidentiel, cette pratique, qui permettait un accès collectif à la terre, a été définitivement abandonnée en 1992.
C’est aussi au sein de cette population que le pouvoir recrute ses hommes de main et forme ses paramilitaires en profitant des conflits interfamiliaux au sujet de l’accès à la terre communale.
Expression de Carlos Manzo, membre du Congrès national indigène et promoteur des dialogues interculturels.