Cherchant à savoir s'il est possible de construire des utopies dans un monde si "dystopique"*, Isa Fremeaux et John Jordan ont parcouru l'Europe pendant 7 mois et visité 12 projets "alternatifs"1. Ce texte relate leur découverte d'un squat barcelonais.
Nous remontons du sud de l'Espagne par la côte, direction Barcelone. Entre Grenade et Murcia, nous nous émerveillons de ces paysages de Western sublimes et mystérieux qui s'étendent à perte de vue.
Mais rapidement, le massacre commence… La côte est complètement défigurée par les développements touristiques: sans répit, pendant 600 km, ce n'est qu'amoncellement de cubes de béton plus hideux les uns que les autres, bars servant des All day breakfast ou des Currywurst , et courts de golf épuisant un peu plus les réserves d'eau de cette région déjà désertifiée. Le tout dans la puanteur infecte des rivières asséchées… Je ne peux m'empêcher de penser que c'est l'odeur du futur: miasmes d'un système pourrissant dans sa propre obsession de l'argent, du profit, de la sacro-sainte croissance. Comme un rappel ignoble que l'humain est la seule espèce qui détruit son propre habitat.
Barcelone
L'arrivée à Barcelone n'arrange pas mon humeur: nous y parvenons de nuit et, grâce à ma légendaire et calamiteuse incapacité à lire une carte, par une zone industrielle monstrueuse. Après tours et détours entre la zone portuaire et les parkings périphériques, nous décidons de passer la nuit près de la mer. Nous ne trouvons qu'un quartier "réhabilité" pour les Jeux Olympiques 1992 et donc ressemblant à n'importe quel autre faubourg saisi par un promoteur immobilier: immeubles de métal et de verre dont les baies vitrées donnent sur une place sans âme, ornée de caméras de surveillance pointées vers la sortie du parking souterrain.
Au matin, nous nous mettons enfin en route vers Can Mas Deu, notre prochaine étape, projet mythique au sein de bien des mouvements altermondialistes. Il ne me faudra pas très longtemps pour comprendre pourquoi…
John a déjà visité le lieu et prend donc le volant. Après à peine 20 mn de rocade, nous arrivons à Canyelles, un quartier populaire en bout de ligne de métro. John se gare entre un centre commercial et des immeubles gris, et propose un petit-déjeuner de churros et chocolat. Impossible de refuser cette invitation bien sûr mais je m'inquiète d'une arrivée tardive chez nos hôtes. "Pas de problème, c'est à 2 minutes" , me rassure-t-il.
Je me demande vraiment comment cela est possible. Il a l'air tout à fait sûr de lui, pourtant, j'ai toujours entendu dire qu'il s'agissait d'un projet rural, basé notamment sur l'agriculture bio. Or on ne peut pas faire plus urbain que ce quartier… Alors que je demande des explications, John joue le mystérieux: "Tu verras par toi-même" .
Après nous être régalés, nous reprenons le camion et faisons quelques centaines de mètres. Sur notre droite, un chemin barré d'une chaîne à côté de laquelle une pancarte annonce "Vall de Can Mas Deu". Nous y voilà donc, John n'avait pas menti. Je suis vraiment intriguée… Nous nous garons et commençons à arpenter ce qui s'avère être un chemin escarpé au milieu d'une forêt touffue. Le changement de paysage est pour le moins abrupt et surprenant. Au bout de quelques minutes, je vois se découper, sur les hauteurs de la vallée, une immense bâtisse entourée de dizaines de jardins en terrasses. Le lieu est sublime. Je doute qu'il existe ailleurs un site aussi exceptionnel: nous sommes au milieu d'une vallée magnifique, un parc naturel préservé (pour le moment) des attaques au bulldozer, surplombant un paysage de gratte-ciel dont les façades de verre miroitent dans le soleil, avec, au loin, la mer scintillante.
La "rurbanité"
Cette position unique à la fois en pleine nature et à dix minutes à pied de la station de métro la plus proche a d'ailleurs poussé les habitants de Can Mas Deu à inventer un nouveau concept pour qualifier leur expérience: la "rurbanité".
Cette combinaison insolite dénote bien du lieu et de ses habitants. Can Mas Deu semble en effet dédié à l'équilibre: entre le rural et l'urbain, le militantisme politique et la spiritualité, le collectif et l'individuel, le masculin et le féminin… Bien sûr comme tous les équilibres, rien n'est fixé et parfois ça tangue, ça semble prêt à tomber. Pourtant l'expérience semble résister à l'épreuve du temps.
L'aventure a commencé en décembre 2001, lorsqu'un groupe d'une petite dizaine d'activistes aux horizons divers décide de squatter cette léproserie gigantesque et abandonnée depuis plus de 50 ans.
Dans une ville en proie à une spéculation immobilière féroce, la privatisation des espaces publics s'étend comme un cancer. Les coûts de l'immobilier et de la vie sont en spirale ascendante, et la paupérisation ne cesse de se développer. Kike, l'un des habitants de Can Mas Deu, m'explique "Barcelone est de plus en plus privatisée et contrôlée. C'est un phénomène qui a commencé avec les JO en 1992. Le but était de transformer cette ville industrielle et ouvrière, où les mouvements sociaux étaient très forts, en une ville ‘culturelle', aseptisée politiquement." Un processus de nivellement social où la culture ouvrière est progressivement chassée par la "boboïsation" et où les quartiers pauvres sont transformés par les boutiques et les cafés à thème. Un phénomène que Sharon Zukin nomme "la pacification par le cappuccino" pour indiquer le parallèle inévitable entre privatisation des espaces et musellement politique, et qui, de New York à Londres, Paris ou Berlin, semble n'épargner aucune "capitale culturelle".
La terre est à tout le monde
Les squatteurs de Can Mas Deu luttent pour l'accès universel à la terre et dénoncent cette privatisation sans précédent qui dénature la société. Dès leur arrivée, ils lancent un appel public aux habitants du quartier, les invitant à venir réhabiliter les terrasses pour en faire des jardins communautaires. Des dizaines de résidents, la plupart ayant vu l'endroit dégénérer et s'emplir de broussailles pendant 50 ans, répondent à l'appel. "Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un quartier où les luttes sociales ont encore un sens" nous explique Kike, jeune historien de l'anarchisme, que ces relations de voisinage exceptionnelles passionnent, "ici la majorité des gens sont des immigrés du Sud du pays, qui ont dû se battre comme des lions afin de vivre dans des conditions décentes: pour obtenir les transports en commun, les éclairages de rue, etc. Ils ont résisté pour que la léproserie ne soit pas transformée en prison dans les années 1970. Alors ils n'étaient pas complètement déboussolés lorsque les premiers squatteurs sont arrivés ici" .
José, 74 ans et l'un des premiers à rejoindre les jardins communautaires, confirme: "La terre est à tout le monde, tout le monde doit pouvoir manger. Alors si l'on n'y a pas accès de droit, on la prend nous-mêmes, je trouve ça tout fait normal". Aujourd'hui plus de 30 parcelles sont travaillées par une centaine de jardiniers, la plupart des voisins du quartier, séduits par la volonté des habitants de la maison de pratiquer ce qu'ils prêchent. "La redistribution des richesses est un thème auquel ces anciens immigrés qui ont vécu la faim et la misère sont très sensibles. De voir qu'ici c'est plus qu'un discours politique, pour eux, c'est très important" , commente Kike.
Profondément anti-autoritaires, les habitants de Can Mas Deu croient à la coopération et à l'entraide plus qu'à la hiérarchie, et demandent que la gestion des jardins communautaires se fasse horizontalement, par assemblées. Pas toujours aisé, mais les participants s'y tiennent, sous la coordination des habitants de la maison, elle-même gérée par assemblées bimensuelles où toutes les décisions sont prises par consensus.
Ancrage dans le quartier
Cet ancrage dans le quartier est l'un des grands succès de Can Mas Deu. Bien des squats restent des îlots de résistance avec peu de liens avec leur environnement direct. Ici la volonté d'ouverture, associée à la tradition rebelle de la région, font de Can Mas Deu un véritable acteur du paysage local. "Je ne peux pas m'exprimer au nom de tous les habitants du district… il y a 200.000 habitants ici. Mais je sais que tous les mouvements sociaux du quartier, et cela représente beaucoup de gens, soutiennent le projet… Can Mas Deu est à nous tous maintenant!" s'enthousiasme Trinidad, l'une des quelques jardinières partageant une parcelle travaillée en commun par des femmes.
L'implantation s'est amorcée réellement environ 6 mois après que les premiers arrivants ont rouvert la maison. Lorsque l'ordre d'expulsion est donné, les policiers arrivent pour déloger les squatteurs et doivent faire face à une scène qui les laisse perplexes. Utilisant les techniques apprises lors des camps anti-routes anglais2, les habitants ont décidé de résister à l'expulsion de manière non violente mais déterminée. Sur le toit, ils ont construit des trépieds en haut desquels ils se hissent, rendant la police incapable de les faire bouger sans risquer l'accident. Sortant des fenêtres, de longues planches servent de plateformes précaires et le long des murs pendent des baignoires dans lesquelles certains restent nuit et jour. Alors que la majorité des squatteurs barcelonais ont une forte tendance à accueillir la police avec cailloux et cocktails Molotov, cette manière de résister intrigue et passionne. Très vite, les medias s'emparent de l'histoire, les activistes locaux campent sur les terrasses en contrebas et bloquent une autoroute pour montrer leur solidarité, des résidents viennent protester contre le refus de la police de laisser passer des vivres, et lancent des bouteilles d'eau au dessus des lignes de policiers. Le siège dure 3 jours et se solde par une victoire retentissante: les cars de police quittent la scène piteusement, laissant aux habitants de la maison le loisir de descendre de leur perchoirs et de réinvestir les lieux.
Des petites victoires
La bataille se poursuit sur le terrain juridique, avec ses aléas, ses défaites et ses petites victoires. Ainsi la légende veut qu'un juge en charge du dossier soit venu voir par lui-même de quoi il retournait. Il arriva au milieu d'une rencontre de femmes, et repartit si charmé par ses hôtesses qu'il décida de ne pas entrer en matière. Cette décision permit à Can Mas Deu de gagner encore un peu de temps.
Ceci étant, rien n'est gagné… mais la vie à Can Mas Deu continue comme si c'était pour toujours. Les habitants déblaient et maintiennent les terrasses afin de rester autonomes en légumes tout au long de l'année. Ils continuent de réparer la maison et de la rendre aussi écologique que possible. Dans la grande salle à manger où le centre social PIC a été installé, une centaine de Barcelonais viennent chaque dimanche déjeuner pour
3 euros et participer à des ateliers sur le changement climatique, l'agroécologie ou les institutions internationales, pratiquer le yoga ou la danse, ou simplement consulter les dizaines de rayonnages croulant sous les ouvrages traitant de féminisme, d'anarchisme ou d'écologie. Juan et José font leur fournée de pain hebdomadaire pour toute la maisonnée dans le four fabriqué main. Eva s'occupe de son bébé et fabrique lessive et savons artisanaux. Les plus bricoleurs, quant à eux, réparent la machine à laver à pédales ou l'un des trente vélos du site.
"C'est la beauté de la vie en squat" , m'explique Arnau, l'un des fondateurs du groupe, "tu t'installes comme si tu allais vivre là toute ta vie, tu te bats pour y rester, mais tu sais aussi que cela peut s'arrêter du jour au lendemain. C'est une bonne préparation à l'impermanence des choses" .
Isa Fremeaux
Pour plus d'infos sur le projet voir www.utopias.eu, voir également "C'est l'anarchie dans cette école", Archipel No 159
Dans les années 1990, plusieurs milliers de jeunes Anglais tentèrent de s'opposer à la construction d'autoroutes ou de périphériques qui menaçaient aussi bien l'environnement que des communautés humaines en utilisant des techniques d'action directe. Ces actions allaient de construction de camps dans les arbres sur les sites de chantiers, à des techniques de blocages rendues célèbres par la suite lors des contre-sommets .