Cherchant à savoir s’il est possible de construire des utopies dans un monde si dystopique1, Isa Fremeaux et John Jordan ont parcouru l’Europe pendant 7 mois et visité 12 projets «alternatifs». Un livre/film relatant leur expérience sera publié en 2009.2 Isa raconte ici leur arrivée à la Vieille Valette.
«Ils n’ont pas l’air de savoir que l’on arrive» dit Isa en sortant de la cabine téléphonique. «Mais ils avaient l’air sympa et m’ont donné les indications pour y aller». Nous sommes à Alès, ancienne ville minière, à quelques kilomètres de la Vieille Valette, notre prochaine étape, un hameau squatté caché au fond des Cévennes.
Ces derniers mois, nous avons échangé quelques emails avec un certain Clément avec qui nous nous sommes mis d’accord sur nos dates de visite. Il semblerait que l’annonce de notre venue au reste du groupe se soit perdue dans les méandres cybernétiques…
Nous continuons néanmoins notre route dans une nuit de pleine lune et sous un ciel empli d’étoiles et arrivons finalement dans le petit village de Rochessadoule. Ayant suivi les instructions à la lettre, nous nous retrouvons sur un sentier caillouteux et décidons de nous garer sur le premier parking qui se présente pour continuer à pied. Lampe frontale en place, nous voilà en route avec Jack, 13 ans, le fils de John, venu nous rejoindre pendant ses vacances.
Le chemin escarpé sinue entre des arbres immenses. Nous grimpons. Finalement un panneau peint à la main et cloué sur un tronc apparaît «La Vieille Valette: commune libre». Ça ne doit plus être loin. Un virage et soudain une ombre gigantesque sort de l’obscurité et nous ouvre les bras… Ce n’est rien d’autre qu’un robot de 5 mètres de haut fait de bombonnes de gaz recyclées et peint en rouge feu et orange. Le plateau dont il marque l’entrée est un parking empli de vieux camions, bus abandonnés et caravanes colorées qui semblent habités si l’on en croit la lumière que l’on voit poindre derrière les rideaux. Au milieu des véhicules, un squelette d’animal pend à une grue et se balance au rythme de la brise d’automne. On se croirait dans un décor abandonné du dernier Mad Max… Mais toujours pas de hameau.
Que sommes-nous venus faire ici?
Nous continuons donc de grimper, passons un grand portail et nous retrouvons face à deux formes monstrueuses, aussi noires que la nuit, qui s’avancent vers nous. De l’une d’elles sort une sorte de grognement nasal facilement reconnaissable: ce sont deux chevaux de trait. Ils grognent, bavent, leurs sabots cognent contre les cailloux. Comme les gardiens des Enfers, ils sont postés là à nous fixer et bloquent le chemin de tout leur corps.
Jack est complètement terrifié et se met à grimper le bas-côté. Nous nous figeons. Ordonnons à Jack de descendre. Il refuse. Colère adolescente, larmes et cris s’ensuivent. Après bien des exhortations, il se décide enfin à redescendre, ce qui, en pleine obscurité n’est pas une mince affaire. Nous parvenons enfin à nous faufiler derrière les colosses, pas plus fiers les uns que les autres, et continuons à gravir le chemin. Enfin, au loin, de la lumière aux fenêtres d’une maison… L’espoir renaît… Tout à coup un autre gardien se fait entendre, grondant et aboyant, babines retroussées sur ses crocs pointus. Glourps. Nous sommes à quelques dizaines de mètres de la maison, nous venons de grimper pendant 20 minutes dans le noir, il n’est pas question de faire demi-tour. Nous rassurant autant que possible derrière l’idée que les habitants nous attendent et n’auraient pas laissé une bête féroce dehors, nous prenons notre respiration et nous avançons lentement jusqu’à la porte comme au bout d’un circuit d’entraînement militaire…
Nous entrons dans une longue pièce caverneuse au plafond voûté et au milieu de laquelle trône une gigantesque table de bois. Les murs blancs et sales sont couverts d’immenses peintures de diables bleus crachant le feu et de monstres étranges avalant des créatures biscornues. Dans la cuisine adjacente, six personnes sont assises par terre, alignées près d’un poêle à bois, cannettes à la main et nous fixent sans ciller mais avec une pointe de suspicion dans le regard. Leurs mains tachées de cambouis ou de terre montrent des signes de labeur. Clément est absent et n’a prévenu personne de notre venue ou de notre projet, et nous nous sentons affreusement «propres sur nous» et en décalage complet alors que nous essayons d’expliquer que nous sommes ici pour écrire un livre et faire un film dont ils seront les protagonistes.
Personne ne bouge, sauf Stéphanie, très accueillante bien qu’un peu agitée, qui nous offre de nous servir à manger avant de retourner peindre la cuisine en orange. Nous piochons dans le taboulé et les crêpes au chocolat pour ne pas refuser l’invitation et mangeons seuls à la grande table. Nous redescendons dormir dans le camion, pleins d’anxiété et de doutes sur notre capacité à nous intégrer ici. Que sommes-nous venus faire ici?
Des articulteurs
Lors de nos multiples discussions à propos du choix des lieux à visiter (la préparation de notre projet nous fit découvrir des centaines d’initiatives alternatives à travers l’Europe… Une très bonne surprise politiquement parlant mais qui ne nous aida pas à déterminer où aller!), la Vieille Valette retombait régulièrement dans la catégorie des «peut-être». Isa craignait que la balance soit excessivement du côté des communautés «néo-rurales». C’est John qui a eu le mot de la fin: «Des gens qui se revendiquent ‘articulteurs’ ne peuvent être qu’intéressants!»
De plus, ces artistes-cultivateurs nous ont été décrits comme plutôt punks. Vu l’influence de ce phénomène sur les mouvements politiques dont nous nous réclamons, cela aiguise notre curiosité.
Emergeant dans les années 70, la vague punk exprima une révolte contre l’ordre établi grâce à une énergie nouvelle, brute et spontanée, synonyme d’une liberté de création maximum. La répulsion contre une société engoncée et n’ayant rien à offrir que le chômage et le désœuvrement à sa jeunesse donna lieu à une onde de désespoir et de nihilisme profond. Le fameux slogan «no future» cherchait à dire le dégoût devant les hiérarchies traditionnelles, les «professionnels» de tout poil, l’argent, les canons culturels définissant les critères de ce qui est «beau», et créa un appel d’air extraordinaire pour tous ceux partageant un esprit de rébellion. Leur cri rauque poussé par les punks résonna chez tous ceux dégoûtés par un monde étouffant sous les conventions, l’injustice, l’oppression, le bonheur vendu sous vide, la publicité ramollisseuse de cerveaux. Une génération entière de jeunes empoignèrent une guitare, une batterie, un micro, apprirent deux accords et hurlèrent leur colère. Tout à coup, le sentiment d’isolation et d’impuissance disparut, écrasé par celui, bien plus exaltant, de faire partie d’un mouvement collectivement dégoûté mais à l’énergie illimitée. Dans son courant d’autres mouvements politiques importants tels que l’anarchisme, le féminisme, l’antimilitarisme, le mouvement autonome ou squat trouvèrent un écho.
Ce qui nous attire le plus néanmoins est la philosophie Do-It-Yourself (Fais-le toi-même) qui fonde le mouvement punk car elle est à la base d’une conception politique en forme d’alternative au monde d’ultra-consommation et de hiérarchies dans lequel nous vivons. Que ce soit sur le plan artistique ou politique l’approche est la même. Marre des magazines qui se ressemblent tous? On se regroupe, on écrit, on photocopie, on crée ses propres réseaux de distribution et on a le zine dont on a toujours rêvé. On enrage devant l’incapacité des politicien/nes à s’attaquer aux vrais problèmes? On s’organise pour intervenir là où est le problème: bloquer l’accès aux bulldozers, faucher les champs OGM, etc. On ne supporte plus de devoir obéir à des petits chefs incompétents? On établit des organes de décision horizontaux.
C’est le dos tourné à l’attitude consistant à supplier ou exiger quoi que ce soit des détenteurs de pouvoir. C’est le refus de s’inscrire dans des relations pré-établies, hiérarchiques et reproductrices infinies du même ordre. A leur place, l’autogestion devient un principe fondateur, allant du plus structuré au plus chaotique.
Ni Dieu Ni Maître
Le punk était un phénomène essentiellement urbain. La perspective d’un groupe appliquant cette culture-là au milieu d’une vallée cévenole s’est avérée irrésistible. C’est bien la raison pour laquelle, au matin, bien que terrifiés à l’idée de remonter vers ce qui nous semble un univers si inhospitalier, nous affrontons la piste et garons notre camion au milieu des autres véhicules sur ce qui s’avère être un ancien terril dont le sol est une épaisse poussière noire. Alors que nous arpentons à pied le chemin menant à la maison nous avons l’impression d’être dans un lieu différent du théâtre de tant de frayeurs hier soir. Le soleil pointe derrière les collines couvertes de chênes majestueux qui semblent vouloir nous offrir tous les verts et oranges mis à disposition par la nature. La vue est splendide.
D’antiques terrasses de pierres grises courent le long des contours de la vallée, et sur les hauteurs on voit se dessiner un hameau d’une quinzaine de maisons de pierres beiges éblouissantes, toutes ornées de tourelles de châteaux forts, de gargouilles grimaçantes, et d’une arche aux dragons et déesses de pierre portant un frontispice sur lequel est gravé le slogan attendu «Ni Dieu Ni Maître».
Le projet a commencé en 1992, après qu’un groupe d’artistes squatteurs parisiens eut acheté pour rien du tout une bâtisse et quelques parcelles dans cette vallée minière abandonnée depuis des décennies. Ils squattèrent le reste du hameau afin de réaliser leur rêve: un espace pluridisciplinaire rural de rencontres artistiques.
Ils commencèrent la retape des maisons, le débroussaillage des terrasses, organisèrent des festivals, des concerts à prix libres. Le manque de confort et la rudesse des travaux réduisirent à un moment le nombre de permanents à peau de chagrin, mais jamais le projet ne flancha. C’est ce que nous explique Clément, que nous retrouvons enfin dans l’après-midi, alors qu’il nous fait visiter le «village» (c’est ainsi que les habitants de la Valette nomment leur hameau), restauré lors de nombreux chantiers collectifs au fil des années. «On n’a pas vraiment d’organisation ici, c’est souvent le chaos… Mais c’est cette énergie punk qui a permis d’abattre tant de boulot ici!» ajoute-t-il avec fierté.
Clément est un ancien dessinateur et tatoueur, squatteur de toujours. Après avoir écumé les squats de Londres à Paris, Berlin et Amsterdam, il s’est installé à la Vieille Valette il y a quinze ans, où il a appris la sculpture sur pierre et la maçonnerie. «C’est dommage que vous arriviez maintenant, les deux tiers des habitants sont partis à Rennes avec notre bus pizzeria pour fêter les 10 ans d’un squat là-haut. La vente à prix libre devrait nous rapporter un peu de sous.»
Nous n’aurons donc pas droit à la pure expérience de la Vieille Valette. Juste à un hameau semi déserté où ne résonne que le son des cloches des moutons ou la musique jouée par Nico dans la salle de concert (de la batterie punk à la flûte traversière la plus délicate)… Quand ce n’est pas France Culture à la radio.
«C’est beaucoup plus trash quand tout le monde est là… bien des fêtes se terminent en cassant tout dans la salle commune. Remarque, ceux qui cassent réparent toujours le lendemain. C’est pour ça qu’on n’a pas de verre ici. Je crois que c’est le côté anti-matérialiste qui fait détruire les choses à certaines personnes» nous explique Julien en ramenant son cheval Osaka (qui nous causa tant de sueur!) suite à un après-midi de labour sur une terrasse en hauteur.
Je me prends à imaginer cette drôle de combinaison comme une vision d’un futur possible: un décor de science-fiction post-apocalyptique plein de ferraille et de colère apposé à un petit village perché dans les montagnes, non raccordé aux réseaux d’électricité, ou de gaz, dans lequel vaquent ânes, chevaux et moutons, où l’on travaille la terre traditionnellement tout en gardant une culture urbaine… Pas évident, sans doute, mais, si l’on en croit l’expérience cévenole, certainement pas impossible.
- l’auteure a inventé ce mot pour signifier «contraire, opposé à, utopique»
- pour plus d’infos sur le projet voir www.utopia.eu, et Archipel No 160, «C’est l’anarchie dans cette école»