Janos Farkas, Rom de Gyöngyöspata, est déçu. Selon lui, les Roms continuent à être le jouet de la politique. Il est vrai qu’aux dernières élections municipales anticipées dans sa ville, sur les cinq partis existants, seul Jobbik, parti de l’ultra-droite parlementaire a présenté un candidat, libre ainsi d’occuper le terrain à lui seul.
Le 18 juillet était un dimanche électoral à Gyöngyöspata. Quelques mois auparavant, le village faisait la une de la presse mondiale pour des conflits entre Roms et néo-nazis, conflits qui ont contraint le maire en exercice à une démission soudaine en avril.
Peu après le scrutin
Ces élections anticipées ont été remportées par Oskar Juhasz, agronome et vigile, représentant local du parti Jobbik, «les meilleurs», qui a recueilli 433 suffrages sur 1293 inscrits, environ 34% de la population. Les 134 voix de l’organisation paramilitaire Vedarö, «la puissance protectrice» se sont ajoutées pour asseoir son triomphe. Pour un taux de participation de 60%, le bloc de l’ultra-droite a remporté 44% des suffrages.
Après Hegyhathodasz, Hencida, Matraverebely et Tiszavasvari, Gyöngyöspata est aujourd’hui le cinquième village de Hongrie avec un maire Jobbik. Mais ce qui le distingue des autres, c’est que pour la première fois dans la région un Rom s’était porté candidat en la personne de Janos Farkas fils. Le jour même du scrutin, sa candidature fut retirée au dernier moment du site web sans explication.
De toute façon, il n’aurait pas gagné, disent les uns; mais il aurait pu, car il représente environ 270 voix roms. Interrogé sur l’éventualité de l’élection d’un maire rom à Gyöngyöspata, un habitant a déclaré: «la guerre aurait éclaté au village. Ici on n’est pas encore en Amérique».
Cependant la victoire de Oskar Juhasz a surpris le village comme les élites politiques de tous bords à travers le pays. Aux élections municipales de l’automne dernier il était en dernière position avec 68 voix.
Cette victoire de Jobbik pose de nombreuses questions: comment s’y est-il pris, quelles ont été les conditions favorables? S’agit-il d’une tendance typiquement hongroise ou européenne? Comment se fait-il que l’Europe d’après l’Holocauste reste encore de nos jours incapable d’accepter complètement les minorités juives, roms et sintis avec qui nous vivons depuis des siècles? Comment l’Union européenne peut-elle tolérer que des citoyens européens en discriminent d’autres, comme dans le cas des Roms en France, en Italie, en Grèce et ailleurs?
Qu’attendons-nous de la Hongrie? Cette question est purement rhétorique et ne cherche pas à dégager le pays de ses responsabilités. Autrement dit, ce qui se passe ici avec les Roms est une affaire européenne.
Ce qui s’est passé à Gyöngyöspata peut malheureusement se produire et se répéter à tout moment en Hongrie comme dans les pays voisins, surtout ceux où les Roms vivent en grand nombre. En Hongrie, ils sont environ un million, soit 10% de la population. En Europe, les dix millions de Roms et de Sintis constituent la minorité la plus importante.
Avant le scrutin
Comparé aux autres villages de la région, Gyöngyöspata, «le sabot de perle», n’est pas une commune pauvre. Au nord de la Hongrie, au pied des monts Matra, c’est un petit site touristique idyllique de 2.800 habitants, dont la plupart vivent de la culture fruitière et de la vigne. Malgré cela, elle compte 240 chômeurs, dont la moitié sont roms. Le village renferme quelques curiosités dont une œuvre d’art unique en Europe: un autel représentant l’arbre généalogique de Jésus. L’église gothique, dont la partie romane remonte au XIIème siècle, s’élève sur une butte au cœur du village, à proximité de la mairie. Devant l’autel consacré à la vierge Marie prient chaque jour de vieilles femmes non roms pour le salut de leur âme, et même si les Roms sont très croyants, seul un couple âgé est présent. Les jeunes Roms sont assis dehors sur les marches, à l’ombre des arbres.
A Gyöngyöspata, que ce soit à l’épicerie ou sur les marches de l’église, beaucoup de non Roms regardent les Roms avec animosité, surtout les jeunes. Ils mendieraient auprès des vieilles dames, ils insulteraient, ils dérangeraient et voleraient la nuit, selon des habitants non Roms interrogés par la reporter de la ville. «Une nuit ils ont pénétré dans ma cave et ont volé les outils de jardin», dit l’un, «ils ont volé les piquets de ma vigne, ils avaient sûrement besoin de bois de chauffage». La reporter demande: «Comment savez-vous qui c’est? Les avez-vous vus?» Pas de réponse. Soudain ces bonnes dames se mettent à parler toutes ensemble. De ce flot de paroles passionnées il ressort qu’elles sont d’accord: «Ce sont ces fainéants de tziganes, ces criminels, on va leur apprendre!»
Ces dames respectables, tout juste sorties de l’église, s’élancent avec indignation vers la mairie, où Gabor Vona, député et chef du parti Jobbik, les a conviées à une «audience», qui rassemble déjà une trentaine de personnes, dont le directeur d’école. Les femmes sont en grande majorité. Elles se lamentent, pestent, pleurent et remercient Vona et Juhasz, le chef local de Jobbik, pour leur intérêt et leur participation active à leurs soucis quotidiens. Le directeur d’école, porteur d’un T-shirt de la milice locale de Jobbik «pour un plus bel avenir», demande qu’on prolonge la présence de celle-ci dans le village.
Tous remercient, surtout Oszkar Juhasz. En mars il avait appelé au village la milice paramilitaire de Jobbik, Szebb Jövöért, pour enfin mettre de l’ordre et combattre «la criminalité tzigane». Des centaines de miliciens en uniforme, rejoints plus tard par «Vederö», ont paradé des semaines durant dans tout le village, répandant la peur et la terreur surtout chez les Roms, sous le regard impuissant des représentants du gouvernement et des autorités, qui ont quand même fini par réagir, bien que partiellement. Même le plus grand parti d’opposition, le MSZP (socialiste) est resté muet et a brillé par son absence.
Les nombreux touristes présents, nationaux et étrangers, se sont également tenus à distance. Istvan Simo, propriétaire de la pension de famille Patavar raconte que 500 réservations ont été annulées depuis le début du conflit. Ce commerçant pragmatique, qui a vécu longtemps en Allemagne et siège à la commission des finances communales, critique ses collègues: «Depuis des années, ils n’ont rien entrepris, par exemple pour gérer de façon plus professionnelle la situation du marché du travail».
Le point de vue des Roms
Janos Farkas père et fils sont les représentants officiels de l’administration autonome de la communauté tzigane locale de 450 personnes. En parlant avec eux, on réalise combien les relations fragiles entre Roms et non-Roms se sont détériorées depuis 2006. «Effectivement, trois de nos jeunes ont commis des actes criminels. Ils ont été jugés et purgent leur peine. Mais ça ne leur suffit pas, les gens continuent à tous nous considérer comme des criminels, et c’est le vrai problème», nous dit Farkas père. «Ils nous accusent d’arracher leurs piquets de vigne et de les voler. En réalité les propriétaires ont négligé d’entretenir leurs biens, ils les laissent à l’abandon et rejettent la faute sur nous», ajoute Farkas fils. Ils parlent de Kecskekö, (pierre de la chèvre), la colline des vignobles et des caves à vin, juste au-dessus du quartier rom.
L’organisation paramilitaire «Vederö» en avait hérité des propriétaires de la vigne pour un forint symbolique. Elle voulait l’utiliser comme terrain d’exercices et l’inaugurer à Pâques. Juste à ce moment-là, la Croix-Rouge hongroise, assistée d’un homme d’affaires américain résident en Hongrie, évacuait les femmes et enfants roms du village.
La campagne électorale
Des semaines durant, malgré la présence de plusieurs centaines de policiers, une ambiance de guerre civile régnait au village. Même si un nouveau règlement avait interdit à Vederö et aux organisations de même type de parader en uniforme, leurs membres pouvaient rester sur place. Pour les Roms, il s’agissait d’une provocation évidente.
Juhasz, le chef de Jobbik, voudrait se débarrasser de Vederö, son concurrent le plus acharné. «Je ne suis pas d’accord avec leurs méthodes», a-t-il déclaré à la reporter, «ce n’est pas ainsi qu’on va résoudre le problème».
Pendant un moment, les Roms pris par l’urgence ont été tentés de voter pour Juhasz, qui était du village et refusait la violence, contrairement à Tamas Eszes, le capitaine de Vederö. Entre deux maux, Juhasz paraissait le moindre. Mais finalement, les Roms en ont décidé autrement.
Malgré les circonstances bizarres, Janos Farkas fils choisit de se présenter au nom de sa communauté. «Ce doit être un message, non seulement pour ceux de mon village, mais pour tous les Roms du pays: nous devons rester soudés et ne plus être le jouet des partis». Il évoque le fait qu’avant chaque scrutin, ils découvrent l’existence des Roms pour briguer leurs suffrages, qui souvent font pencher la balance. L’an dernier la plupart des Roms ont voté pour FIDESZ, le parti actuellement au pouvoir.
La candidature de Farkas s’avéra éprouvante pour les nerfs. Pas seulement à cause de l’ambiance au village. Les «Farkas» n’avaient pas d’argent pour les affiches ou les réunions électorales. De plus, le nombre de candidats était exceptionnellement élevé: huit personnes, toutes hors-parti à l’exception de Juhasz.
Une campagne vraiment étonnante. A l'exception de Jobbik, aucun parti établi ne présentait de candidat. Ni le FIDESZ, ni les socialistes du MSZP, le plus grand parti d’opposition, ni le nouveau parti vert LMP («Faisons la politique autrement»). Même si ce dernier est faiblement représenté au niveau national, il faut reconnaître son aide permanente aux communautés roms. Pourtant des ONG telles que TASS (l’Union hongroise pour la défense des droits citoyens) et quelques personnalités civiles font aussi de leur mieux.
En vain. Le mauvais génie s’est déjà échappé de la lampe. Une analyse effectuée par Amnesty International en 2005 montre que «80% de la population hongroise pensent que les problèmes des Roms seraient résolus s’ils se mettaient enfin à travailler, et 62% estiment que leur propension à la criminalité est dans le sang». Dans la Hongrie d’aujourd’hui, la première affirmation ressemble à une mauvaise plaisanterie: les chiffres officiels font état d’un demi-million de chômeurs, et de 50.000 emplois disponibles.
Comme toujours, le sondage révèle les contradictions intellectuelles et mentales de ce pays. Il explique aussi pourquoi Jobbik a facilement fait un tabac – pour tenter de répondre à l’une des questions posées plus haut. Dans une interview à Pester Lloyd*, la juriste Eszter Jovanovics, collaboratrice de TASS, le résume ainsi: «Le point fort de Jobbik est un anti-tziganisme brutal, à l’état pur. Il se sert de son idéologie raciste pour aller à la pêche aux voix». Le succès de sa politique est prouvé par ses cinq implantations dans la Hongrie rurale.
Selon Jovanovics, les événements de Gyöngyöspata représentent une nouvelle tactique planifiée par Jobbik: «D’un jour à l’autre, les extrémistes de droite se sont arrogés le droit d’assurer seuls la sécurité publique à la place de l’Etat qu’ils estiment impuissant». En effet, en ce qui concerne les organisations paramilitaires, ce dernier semble se dérober. Il en existe aujourd’hui, selon l’Institut Athena, une vingtaine. Les événements de Gyöngyöspata ont laissé une fracture profonde au sein de la communauté villageoise et de l’Etat, tout en remettant en question le droit à la sécurité.
* Journal hongrois de langue allemande, publié depuis1854. Edité à Budapest, il n’est plus publié depuis 2009 que sur Internet. Il informe principalement sur la Hongrie et l’Europe de l’Est.