Vous aurez sans doute remarqué qu’il nous arrive régulièrement de publier, en particulier sur des thèmes complexes et/ou polémiques, des articles illustrant différents points de vue. Nous espérons ainsi vous permettre de vous faire une idée personnelle. La situation actuelle en Ukraine fait partie de ces sujets. Nous publions aujourd’hui un article d’un des chroniqueurs de Radio Zinzine, Nicolas Furet, inspiré entre autres par des interviews réalisées pour la radio début septembre.
La question posée dans le titre est bien moins saugrenue qu’il n’y paraît. Après le soixante dixième anniversaire du débarquement des troupes anglo-américaines sur les plages de Normandie, rendu possible par la défaite nazie sur le front de l’Est, et le centenaire de la «der des der» qui ne fut que le prélude à la guerre mondiale suivante et à une recomposition géopolitique globale, 2014 pourrait bien marquer le tournant d’une nouvelle recomposition des alliances. Et vers le crépuscule de l’illusion de la suprématie occidentale.
La gestion désastreuse, irresponsable, de la crise politique en Ukraine par les Etats-Unis et l’Union Européenne (UE) pourrait bien être l’accélérateur de cette tendance inéluctable, et inhérente au processus de mondialisation, avec l’entrée dans la cour des grandes puissances de nouveaux acteurs qui imposeront le fameux «multilatéralisme», par la simple force de sa dynamique.
Rappel historique La Russie, pas vraiment nouvel acteur. Mais en convalescence d’un effondrement que symbolisa si bien le président Eltsine, arrivé en bombardant le Parlement, ouvrant l’ère du capitalisme primitif au pays des soviets, et nommant, avant de se dissoudre définitivement dans l’alcool, un jeune loup aux dents longues issu des services de sécurité comme premier ministre, Vladimir Poutine.
Poutine poursuit alors les processus de démocratisation de la société, de libéralisation de l’économie, et d’intégration dans le système mondialisé, mais de manière très contrôlée par la puissance publique, et dans l’objectif de restaurer le prestige de la fédération de Russie et préserver ses intérêts. De la sorte il devient évidemment un problème majeur à la «bonne gouvernance mondialisée» où la défense d’intérêts nationaux se réduit à des marges de plus en plus étroites, que veulent finir d’annihiler les multiples «Accords de libre-échange» bilatéraux contournant l’impuissance de l’OMC à y parvenir seule.
Maïdan Accord de libre échange entre l’Ukraine et l’UE qui sera le déclencheur de la crise politique majeure qui couvait dans une Ukraine divisée par son histoire, ses populations et ses réalités sociales et économiques hétérogènes1. Une Ukraine divisée par des populations aux aspirations contradictoires, par des pressions extérieures politiques, économiques, stratégiques toujours plus fortes. Le dégoût et le rejet généralisé d’un système au service d’oligarchies corrompues feront de l’occupation de la place Maïdan l’exutoire de ce malaise profond et généralisé. L’ex-président légalement élu, Viktor Fedorovytch Ianoukovytch, hésitera longtemps devant l’intransigeance de l’UE le sommant de choisir entre le partenariat avec l’UE ou avec la Fédération russe. La radicalisation des opposants de la place Maïdan, encadrés militairement par les partis néo-nazis ou d’extrême droite, Svoboda et Pravyï sektor fera le reste, bloquant toute sortie négociée de la crise, en exigeant simplement la démission du gouvernement. Comme en Syrie avec un peuple protestataire englouti dans l’intervention des extrémistes islamistes, les occupants de la place Maïdan, allant des simples nationalistes ukrainiens au panel politique le plus diversifié, ne sauront, ou ne pourront jamais marginaliser ces extrémistes fascistes s’installant au gouvernement de Kiev. Fait imputable ni aux Russes ukrainiens qui, au début, n’étaient pas hostiles au mouvement de Maïdan, ni à Poutine.
Puis ce sera, entre le 18 et le 22 février sur la place Maïdan, plus de 80 morts par balles, du côté des forces de l’ordre comme des manifestants, provoquant la fuite de Ianoukovytch et l’installation à Kiev d’un gouvernement provisoire insurrectionnel dont les premières mesures furent l’abandon du russe comme seconde langue officielle (au dernier recensement de 2009, 8 millions d’Ukrainiens se déclaraient Russes, et 30 millions russophones), et le renoncement à toute commission d’enquête sur la tuerie de février.
Le rôle de Washington Préférable en effet, car comme l’expliquait Urmas Paet, alors ministre des Affaires étrangères de l’Estonie de retour de Kiev, à Catherine Ashton, responsable diplomatique de l’UE en partance sur la capitale ukrainienne, «Il est de plus en plus évident que derrière les francs-tireurs de la place Maïdan, il n’y avait pas Ianoukovytch mais quelqu’un de la nouvelle coalition au pouvoir». Une conversation, piratée par les services russes et postée sur Youtube, et dont Mr Paet a confirmé l’authenticité. Paet, un libéral-conservateur représentant un pays membre de l’UE et de l’OTAN, qui rapportait aussi dans cet entretien les violences commises contre des journalistes et des députés du parti de Ianoukovytch pour les obliger à voter sa destitution. Un précédent enregistrement piraté entre l’ambassadeur étasunien et sa sous-secrétaire d’Etat avait mis en évidence le rôle de Washington dans ce mouvement de contestation, et la préférence américaine parmi les opposants pour Arseni Iatseniouk, l’inamovible premier ministre depuis ce coup d’Etat insurrectionnel. Il n’y a là aucune théorie du complot, ni propagande russe, mais des faits précis, incontestables, relevant d’une activité diplomatique active et multiforme des Etats-Unis lorgnant ouvertement depuis longtemps sur l’Ukraine, à dégager de la sphère russe pour de multiples raisons, stratégiques, et économiques. Et d’une politique étrangère européenne parfaitement alignée sur les diktats américains, abandonnant toute idée de défendre ses propres intérêts qui lui commanderaient de conserver des relations correctes avec ce grand voisin continental. Ce qui n’est plus du tout le cas, au plus grand bénéfice des intérêts d’outre Atlantique.
Et du côté russe En prenant la Crimée sans coup férir, Poutine a répondu rapidement et de manière très circonstanciée, évitant l’engagement militaire direct dans l’Est ukrainien, un piège tendu un peu trop grossier pour ce fin tacticien. Boucher inqualifiable en Tchétchénie, chef d’Etat autoritaire, brutal, en Russie, le maître du Kremlin n’en est pas moins un habile stratège politique et militaire en Ukraine. Ceux du Pentagone ont semble-t-il une fâcheuse tendance à sous-estimer leurs adversaires, ou surestimer leurs propres capacités, en Afghanistan, Irak, Libye ou en Ukraine. Difficile de résister aussi à l’unanimisme stupide et belliqueux des médias.
Il continue néanmoins d’exister des voix dissonantes dans le concert d’ignorance feinte ou pas, de mépris, et parfois de haine, qui a saisi l’ensemble du paysage médiatique, intellectuel et politique de nos sociétés pluralistes contre les Russes, et plus spécialement leur président. Spectacle pitoyable dont nous sortent des chercheurs tels que Jacques Sapir2, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales depuis 1996, économiste de formation, ayant travaillé particulièrement sur les problèmes de transition de l’économie russe et des questions stratégiques. Il a aussi enseigné au Haut Collège d’Economie à Moscou, et passé deux ans à Kiev. Depuis le début de la crise, Sapir écrit des textes d’analyses lucides sur les enjeux et l’évolution des rapports de forces en présence. Le 3 mars il expliquait: «Depuis samedi 1er mars, les événements s’accélèrent en Ukraine. Le premier point important est le soulèvement des populations russes, russophones et minoritaires dans l’est du pays.», et il offrait deux cartes de l’Ukraine, celle de la répartition linguistique des populations réalisée en 2009 par une université de Kiev, et celle des plus de trente municipalités qui, en ce début mars, entraient en insurrection. Ces cartes, tant linguistiques que de l’insurrection qui vient, dessinaient la limite d’une partition possible, tout en soulignant que ce n’étaient pas exclusivement les russophones qui avaient manifesté leur défiance au nouveau pouvoir en place à Kiev.
Ce fut ensuite la pantalonnade électorale d’un pays en guerre pour valider l’ascension du président Petro Porochenko, lequel envoya immédiatement de 50 à 60.000 soldats écraser les insurgés dans l’est du pays, ses compatriotes russes ukrainiens, traités de «terroristes», donc sans aucune recherche de dialogue, d’une possible et souhaitable fédéralisation. Des groupes insurgés vont alors s’organiser en différents endroits, au début dans l’improvisation, pas ou très mal coordonnés et ne pourront, dans un premier temps, que contrarier l’avancée des forces de Kiev.
L’insurrection à l’Est Le 17 juillet, alors que la situation s’enlise, un vol de la Malaysian Airlines explose en plein vol au-dessus de l’Ukraine de l’Est. Evidemment, les officiels occidentaux et les médias accusent les «pro-Russes». Aucun début de preuve, aujourd’hui encore, ne peut étayer cette accusation, peu importe, ce ne peut être qu’eux, les méchants3. Ces groupes insurgés épars parviendront justement, courant juillet début août, à mettre en place un état-major commun unifiant leur stratégie. De 10 à 15.000 combattants très motivés, face à une armée de Kiev divisée dans son état-major et sa hiérarchie, assez mal commandée, au point que des observateurs et Sapir s’interrogent: «Les forces de la ‘garde nationale’ semblent avoir été envoyées volontairement au massacre par le gouvernement de Kiev, qui espère ainsi que les insurgés les débarrasseront des plus dangereux et des plus excités des militants de Pravyï sektor et de Svoboda, Porochenko devant faire face à une situation politique très mouvante à Kiev». Même si, comme l’affirme l’OTAN, les insurgés ont pu bénéficier d’un renfort d’un millier de soldats russes, cela ne peut expliquer le retournement militaire radical qui a débuté à la mi-août pour finir d’enfoncer les forces de Kiev à quelques jours du sommet de l’OTAN qui se tenait les 4 et 5 septembre.
Le 27 août dernier, J. Sapir écrivait «entre les forces encerclées et les unités qui ont été détruites dans les combats de ces derniers jours, les forces de Kiev auraient perdu environ 12 à 15.000 hommes, soit le tiers des effectifs engagés dans les opérations contre les insurgés. Des quantités importantes de matériel militaire ont été saisies. C’est une victoire majeure pour ces derniers dont les conséquences politiques sont considérables.» et puis «On peut craindre que s’installe une situation ‘ni paix, ni guerre’, avec des incidents constants sur la ligne de contact…Cette situation ferait courir le risque d’une reprise de l’offensive de Kiev ou de la part des insurgés. Il faudrait alors, recourir à des forces d’interposition, qui soient acceptables par les deux parties en présence.» Forces qui ne pourraient donc être ni de l’UE, ni de l’OTAN, ni russes. «Cette force d’interposition devra donc être trouvée, sous l’autorité des Nations unies, au sein des pays émergents (Brésil, Chine, Inde). Une telle évolution serait une défaite politique et symbolique majeure des autorités de l’Union européenne, obligées d’accepter que des puissances non européennes viennent maintenir la paix en Europe.»
Des pistes? Pour l’heure, le cessez-le-feu ressemble effectivement plutôt à une trêve. Même s’il est à présent très clair qu’il n’y aura pas de solution militaire, le gouvernement de Kiev ferme toute issue politique par son refus de négocier l’aménagement incontournable d’un statut particulier pour Novorossia. Une réunion à Paris s’est tenue le 1er septembre sous les auspices du Dialogue franco-russe pour tenter d’évaluer des solutions politiques. Les pistes d’un «fédéralisme asymétrique» comme au Canada pour le Québec ou d’une région ou république autonome dans le cadre de l’Etat ukrainien, sur le modèle du Kurdistan dans l’Irak actuel, ont été évoquées. Solution qui devra être garantie par l’UE et la Russie, sans quoi l’issue sera celle d’une indépendance non reconnue par la communauté internationale, comme en Abkhazie et en Ossétie du sud. L’hiver qui vient, sans le charbon du Donbass pourvoyeur d’électricité, et la crise économique et sociale, surtout dans l’ouest ukrainien, que cette guerre n’a fait qu’aggraver, risquent de poser rapidement de très sérieux problèmes à Kiev que ni l’accord de libre-échange avec l’UE, et moins encore les petites manœuvres militaires compensatrices de l’OTAN, ne pourront régler.
Quant aux sanctions économiques contre la Russie, je vous conseille à nouveau de vous reporter à un article de J. Sapir du 8 septembre qui conclut: «Depuis 2011, les autorités russes ont donné des signes récurrents de leur volonté de construire leur autonomie par rapport aux marchés financiers occidentaux. Cette démarche a connu une accélération nette depuis l’automne 2013, dans le cadre d’une alliance de fait avec la Chine. La cotation du Yen à la bourse de Moscou, mais aussi la création d’un marché du Rouble ‘non-résident’, vont dans le sens de la construction d’une autonomie de l’économie russe vis-à-vis de l’espace financier dominé par le dollar. Or ceci ne peut qu’avoir des conséquences importantes sur l’équilibre financier mondial, car la Russie est un exportateur important de pétrole, de gaz, mais aussi de certains métaux et que, jusqu’à présent, ces transactions étaient largement réalisées en dollar. La construction par la Russie d’un système de financement garantissant son autonomie face aux marchés financiers occidentaux ne pourra être qu’accélérée par la logique des sanctions… Mais la construction d’un tel système aura aussi des conséquences extrêmement importantes sur le système financier international, qui pourrait voir sa crise accélérée par le déséquilibre ainsi produit.»
Dans un premier temps, l’économie et la population de la Fédération russe devront sûrement consentir à des sacrifices mais son président, aujourd’hui approchant les 90% d’opinions positives grâce à sa gestion de crise en Ukraine4 aura sans doute peu de soucis à se faire en termes de légitimité et de contrôle politique interne. Poutine qui, avant cette crise, avait dû faire face à la montée d’une opposition des classes moyennes contre son autoritarisme. Des Russes ayant accès aux informations occidentales, opposés à leur président, se retrouvent à le soutenir. Tous des imbéciles? Les démocrates russes sont aujourd’hui acculés dans les cordes, bravo l’Occident. Joli travail des stratèges étasuniens, complètement à l’Ouest.
Errare humanum est, perseverare diabolicum.
- Voir sur <radiozinzine.org>, dans la série «zinzinement vôtre» quatre émissions sur l’Ukraine.
- Blog de J. Sapir: <russeurope.hypotheses.org>.
- Voir papier du 19 juillet de J. Sapir sur ce sujet dans son blog.
- Le Monde 12/09/2014.