Du 8 au 15 mars 2009, une délégation du FCE s’est rendue en Ukraine, afin d’observer les conditions de vie de réfugiés renvoyés par les Etats frontaliers, nouveaux membres de l’Union Européenne. Un membre de cette délégation confronte les souvenirs d’un premier voyage aux impressions récoltées lors de cette nouvelle expérience aux portes – verrouillées – de l’Europe. La deuxième partie de l’article amènera les lectrices et les lecteurs dans un village des Carpates et à Budapest pour la fête nationale hongroise.
C’est il y a 15 ans, en mars 1993, que je me suis rendu pour la première fois en Transcarpatie, dans la partie ouest de l’Ukraine. L’Union soviétique venait de s’effondrer, le Rideau de fer de s’ouvrir, et l’Ukraine avait déclaré son indépendance. L’Etat nouvellement constitué était exsangue. Nous étions partis à trois de la Suisse dans un bus Volkswagen, avions traversé toute l’Autriche de nuit dans une tempête de neige, puis la Hongrie le lendemain sous un froid soleil d’hiver. Nous avions traversé la douane ukrainienne sans encombre. Nos ami-e-s ukrainien-ne-s avaient prévenu le chef de la douane: «convoi humanitaire». Notre bus était plein de paquets qui contenaient toutes sortes de semences potagères collectées en Suisse pour être distribuées dans des villages ukrainiens. Il s’agissait de semences non hybrides, ce qui permettrait aux bénéficiaires de produire de nouvelles semences dès la première récolte. Ce n’est qu’au retour que nous avons rencontré des difficultés. Nous avions laissé le bus à nos ami-e-s sur place et décidé de rentrer en Suisse en train. Nous avions les billets en poche. Le train de Moscou à Budapest s’arrêtait à une heure du matin, à la gare de Tchop, petite ville frontalière hongroise. Pas de problème pour des Occidentaux, pensions-nous.
Dans le piège de Tchop Nous sommes arrivés à la gare, avons piétiné dans le hall, avant de nous frotter les yeux, incrédules: le hall était bourré de gens, la plupart allongés au sol, les autres assis ou debout; partout des baluchons et des valises, au bas mot une centaine de personnes. Nous étions dans la nasse de Tchop, l’une des deux seules gares de l’ensemble du territoire de l’ancienne Union soviétique d’où il était possible de partir vers l’Ouest, en l’occurrence la Pologne et la Hongrie. Certaines de ces personnes attendaient depuis des jours pour attraper un train, ou même le plus souvent pour vendre ou échanger ce qu’elles trimbalaient dans leurs paquets, ce qui leur permettait de ramasser quelques sous, si elles avaient de la chance. Ignorées par les gens entassés là, sur les deux murs opposés du hall, d’immenses peintures dans le style réalisme soviétique rappelaient la Grande Guerre patriotique de l’Union soviétique. Comment accéder aux quais?
Denis et Andrej, qui nous accompagnaient, nous indiquent une porte fermée dans un coin du hall. «Passez par là.» Ce n’était pas une grande porte, elle était juste un peu plus large que la porte d’entrée d’une maison. «Juste avant que le train n’arrive, levez-vous, il va falloir être rapide, on vous accompagne.» La porte était inaccessible, il aurait fallu enjamber les gens qui étaient étendus là, les uns contre les autres. Soudain la porte s’ouvre. Une grande partie des gens se relèvent et se ruent dans le passage, nous nous jetons dans la mêlée. Nous devons pousser, bousculer, lutter et jouer des coudes pour réussir péniblement à passer, juste au moment où un douanier ukrainien ordonne: «On ferme la porte!» On nous dit que suffisamment de gens ont pu passer – à peine une trentaine selon nos calculs. «Vous devez faire demi-tour!»
Nous nous regardons les uns les autres et décidons de ne pas obtempérer. Nous sortons nos passeports suisses et crions: «Touristes, nous sommes touristes!» Cela ne servira à rien. Denis et Andrej tentent de parlementer. Un dialogue pénible avec les douaniers commence. Soudain, nous apercevons un petit homme rondouillard, sans doute un homme d’affaires, qui se tient devant nous à la douane. En plus de son passeport allemand, il glisse au douanier quelques dollars, et passe tranquillement.
Nous venions de voir en miniature comment fonctionne un système basé sur l’arbitraire et la corruption. Bien que venant de «l’Ouest doré», nous nous sommes sentis complètement désarmés et impuissants. D’autant plus insupportable pour celles et ceux qui n’ont que leur misère à offrir. Nous avions nos tickets de train et nos passeports suisses. Nos dollars étaient restés au village en Transcarpatie pour financer le projet de nos partenaires ukrainien-ne-s. Que faire? Ne pas se laisser intimider et attendre. Et effectivement, après un très long moment, du moins c’est l’impression que ça donnait, apparaît une grosse dame d’aspect maternel, sûrement la chef de douane, qui demande juste: « Touristes? «Nous acquiesçons avec soulagement et elle nous fait enfin passer la douane. Nous attrapons de justesse le Moscou-Budapest.
Sans visa dans un autre monde
15 ans plus tard, mars 2009, même saison qu’autrefois – à ceci près que le temps est plus doux. Je me trouve à nouveau dans le hall de la gare de Tchop, ville-frontière. Toujours ces fresques à la gloire de la Grande Guerre patriotique de l’Union soviétique, dans les tons brun et gris, juste un peu pâlis. Le hall est désert, à part quelques personnes isolées de-ci de-là. Tout est propre. Qu’en est-il de la circulation transfrontalière vers la Hongrie? La frontière est fermée depuis que la Hongrie fait partie de l’Union Européenne. Les Ukrainien-ne-s ont besoin d’un «visa Schengen» pour être autorisé-e-s à entrer sur le territoire de l’Union Européenne et ce n’est pas si facile à obtenir.
Nous nous retrouvons à la gare de Tchop mais nous avons voyagé différemment: en avion de Genève jusqu’à Budapest, puis un ami hongrois nous a conduits en voiture jusqu’à la frontière ukrainienne. Aucun problème pour l’entrée, les ressortissant-e-s de l’Union Européenne et les Suisses n’ayant plus besoin de visa. Nous avons seulement été contrôlés du côté hongrois sur le quai de gare dans la petite ville de Zahony, avant de monter dans le train qui traverse la frontière – une locomotive avec seulement deux wagons. Les sièges sont éventrés, ainsi que le plafond du wagon dans lequel nous prenons place, peut-être pas tant à cause des nombreux passagers mais plutôt du fait des douaniers qui ont dû chercher maintes fois à dénicher les marchandises de contrebande qui y étaient dissimulées. Le train est à moitié vide. Nous nous retrouvons au fur et à mesure du trajet dans un autre monde. Le train serpente à travers la zone frontalière, à gauche et à droite du talus, des clôtures électriques en barbelé et des marécages. Arrivée à Tchop: nous remplissons un simple formulaire, montrons nos passeports et de l’autre côté, dans le hall sous les peintures murales, nous attend Nataliya Kabatsiy, une jeune femme de 28 ans, menue, cheveux bruns assez courts.
A la frontière extérieure de l’Europe
Nataliya Kabatsiy a participé à Oujgorod, la capitale de la Transcarpatie, à la constitution d’une organisation non gouvernementale nommée «Comité d’Aide Médicale de Transcarpatie», qui s’occupe de fournir les hôpitaux en équipement médical. Le nom français est dû au fait qu’une grande organisation partenaire est en France, mais celle-ci n’est plus présente dans le comité. Ainsi Nataliya a repris le comité à son compte, et aujourd’hui trois personnes travaillent avec elle: Nadja Panaït, assistance sociale, Oxana Pavlovska, philologue et Sacha Prihara, ingénieur du génie civil. Tous quatre travaillent dans différents domaines: consultation Sida et prévention contre le VIH, construction d’un foyer pour jeunes orphelins où ceux-ci bénéficieront d’un bon encadrement. Depuis que l’Ukraine se retrouve à la frontière extérieure de l’Union, les réfugié-e-s qui essayent d’atteindre, en traversant la frontière verte, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Slovaquie sont renvoyé-e-s de ces nouveaux Etats européens vers l’Ukraine. Ceci se produisait déjà en partie avant l’adhésion de ces pays à l’Union, mais maintenant, le contrôle et l’étanchéité des frontières sont encore plus stricts. La Transcarpatie est frontalière de quatre pays et est donc particulièrement concernée par cette évolution. Les réfugié-e-s appréhendé-e-s sont interné-e-s dans des camps. Relâché-e-s après quelques mois, ces gens se retrouvent à la rue, sans toit, sans travail, sans argent. Nataliya et son équipe sont conscient-e-s de cette situation et ont entrepris d’agir ici aussi. Ils/elles nous ont invités à venir voir sur place ce qui se passe, car nous travaillons en Suisse à aider les réfugié-e-s depuis de nombreuses années, et sommes également actifs dans d’autres pays d’Europe occidentale. Ce que nous avons vu nous a choqués et après notre retour nous avons relaté notre expérience dans une lettre circulaire adressée aux personnes qui soutiennent le Forum Civique Européen en Suisse, sous le titre «Terminus Ukraine». En voici de larges extraits.
Fermeture de Pavchino
A l’automne dernier, le camp situé à Pavchino, en Transcarpatie, a été fermé en raison des critiques internationales qu’il suscitait. C’est dans ce camp qu’étaient enfermé-e-s les réfugié-e-s expulsé-e-s par les pays voisins membres de l’UE, entassé-e-s, été comme hiver, logé-e-s pour certain-e-s dans des tentes. Depuis la fermeture du camp, la question du sort de ces réfugié-e-s n’a plus été soulevée.
Nous sommes restés sceptiques face à ce silence. Où se trouvent les réfugié-e-s actuellement? Les pays européens continuent à les expulser vers l’Ukraine qui a des frontières communes avec la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. Pour un nombre croissant de migrant-e-s, l’Ukraine devient la gare terminus de leur cheminement vers l’Ouest. Ce que nous avons vu nous a bouleversés*.
Dans la garnison de Tchop
Le mardi 10 mars, nous avons visité, grâce au talent de négociateur de nos partenaires, un camp dans la caserne des gardes-frontières ukrainiens de la petite ville de Tchop, à la frontière hongroise. Jusqu’à présent, presque personne n’avait accès à ce camp. Accompagnés par des représentants de Caritas appartenant à l’Eglise uniate locale, nous avons rencontré le major des gardes-frontières, qui nous a conduits à travers le site de la caserne. Il nous amène d’abord dans un pavillon, qui a été rénové à l’aide de fonds européens et de Caritas Autriche. Dans la partie gauche du bâtiment se trouve le secteur des femmes, et dans la partie droite celui des hommes. L’officier nous présente la cuisine commune dans l’aile des femmes et les chambres. Seule une femme âgée originaire de Moldavie s’y trouve. Elle est assise sur son lit, prostrée et silencieuse. On nous montre une porte fermée à clé qui conduit à une cour grillagée «destinée aux enfants» .
Une grille s’ouvre devant nous; nous arrivons dans le secteur des hommes. L’air est suffocant. Un étroit couloir central s’étend devant nous, avec de chaque côté quatre cellules habitées par 3 ou 4 personnes, fermées par de lourdes portes en acier. Deux cellules sont vides. Des yeux pleins d’espoirs nous observent à travers des judas de la taille d’une carte postale. Nous parvenons à communiquer avec quelques réfugié-e-s par ces petites ouvertures. Deux jeunes Géorgiens sont ici depuis plus de trois mois; l’un d’eux ne mange presque plus rien et l’autre se plaint de l’eau qui est imbuvable. Un homme originaire du Pakistan demande quand il pourra enfin déposer une demande d’asile. En tout, le pavillon a la capacité d’accueillir 44 personnes. Nous en voyons cependant tout au plus 20. Au début, on nous avait pourtant dit que le nombre d’occupants de ce camp se chiffrait à 120 personnes. Où sont donc passés les autres? Nous insistons à de nombreuses reprises auprès du major sur le fait que nous voulons voir les autres réfugié-e-s. Après de longues hésitations, on nous amène dans un autre bâtiment.
Dans l’obscurité
Un garde-frontière en uniforme de combat nous ouvre la grille. Nous nous retrouvons dans un couloir sombre: il y a une panne d’électricité. Les portes des cellules sont ouvertes et, petit à petit, de jeunes hommes affluent dans le couloir. Ils sont debout devant nous, tout autour de nous.
Des hommes venant de Somalie, d’Irak, d’Ery-thrée, de Palestine, de Tchétchénie, d’Afghanistan. Un Palestinien parle bien le français. Il nous implore: ils sont 27 dans une cellule d’environ 5 mètres sur 5, contenant quatre lits à trois étages. Ils doivent se relayer pour dormir. La nourriture est misérable, il n’y a pas d’eau propre, pas d’eau chaude, pas de douches. Ils doivent demander aux gardiens pour pouvoir aller aux toilettes. Il règne une odeur épouvantable. En tout, le secteur compte quatre cellules contenant environ 100 personnes. Ils n’ont le droit d’aller respirer l’air frais de la cour intérieure que deux fois par mois, même si l’air des cellules est irrespirable. Un juriste vient toutes les deux semaines. Mais personne n’a jamais eu de nouvelles de sa demande d’asile.
Les caisses de l’Etat ukrainien sont vides. Ce dernier parvient à peine à payer la solde de ses propres gardes-frontières. Jusqu’à présent, c’est la section locale de Caritas qui assurait pour ainsi dire l’alimentation des personnes internées.
L’association caritative amenait de l’eau potable dans des bouteilles, de la nourriture, des habits, des affaires de toilette et des médicaments. C’est elle aussi qui rémunérait une assistante sociale et la visite des juristes. Cependant, les ressources de Caritas sont également épuisées, car l’UE ne fournit plus d’argent. Nul ne sait comment la situation va évoluer.
Dans la même journée, nous avons rendez-vous avec le Délégué à la Migration du ministère des Nationalités et des Religions à Oujgorod, la capitale de la Transcarpatie. Il nous assure qu’il ne reçoit plus de demandes d’asile déposées par les réfugié-e-s du camp de Tchop, qui dépend du ministère de la Défense. Le Délégué n’aurait aucun contact avec le camp. Plus tard, à Oujgorod, nous avons rencontré cinq réfugiés somaliens qui avaient réussi à déposer une demande d’asile bien auparavant. Ils ont ensuite obtenu un permis de séjour provisoire, mais n’ont aucune chance d’obtenir l’asile. Ils n’ont pas le droit de travailler et ne reçoivent aucune aide. Ils habitent à neuf dans une pièce minuscule. Les policiers les fouillent et les interrogent presque quotidiennement. Ils osent à peine se promener dans la rue par peur d’agressions racistes. Leur voix est hésitante, ils ont peur et refusent de nous en dire plus.
Un goulag moderne
Deux jours plus tard, nous nous rendons à 500 km plus au nord du pays, en direction de Lutsk. C’est ici qu’un camp «modèle» a été construit, d’après les plans de l’Organisation Internationale pour les Migrations. L’OIM est une organisation intergouvernementale, qui s’est par exemple occupée des camps d’internement pour les boat people dans de lointaines îles du Pacifique, sur ordre de l’Australie. Le camp ukrainien se situe au fin fond d’une forêt marécageuse, sur l’emplacement d’une ancienne base soviétique de missiles nucléaires. Le site est entouré d’un haut mur blanc surmonté de fils barbelés étincelants. Les bâtiments sont fraîchement rénovés; tout a l’air propre et stérile. Bref, une prison parfaite, sous le contrôle du ministère de l’Intérieur, avec des policiers mais aussi avec d’effroyables gardiens en uniformes noirs, munis de longues matraques. Des femmes en blouses blanches impeccables déambulent dans les couloirs comme si c’était une clinique.
Un vrai goulag moderne. Le camp est prévu pour 180 personnes, mais seules 29 y sont enfermées. Nous apprenons que, là aussi, l’argent manque pour pouvoir nourrir un nombre plus élevé d’occupant-e-s. L’Occident s’est contenté de financer la rénovation. Les réfugié-e-s restent au maximum 6 mois dans ce camp et sont ensuite relâché-e-s – sans travail, sans logement ni argent – quelque part dans la campagne. On nous mène dans une bâtisse où se trouvent les réfugié-e-s: ils sont assis dans une salle de repos grillagée, comme paralysés. Ils ne veulent pas nous parler sous le regard des gardiens, ils ont peur. Nous quittons ce lieu avec la chair de poule. Ukraine, gare terminus.
* La délégation du Forum Civique Européen était composée de trois membres du FCE-Suisse, actifs dans différentes associations d’aide aux réfugié-e-s (Claude Braun, Hannes Reiser et Michael Rössler) et, pour le FCE-Ukraine, de Jürgen Kraftner, impliqué dans des projets de développement rural et des échanges culturels Est/Ouest.