Dans tout le pays, les écoles sont fermées, des cantons entiers sont mis en quarantaine, le président Youchtchenko se vante personnellement d’avoir ordonné la production d’un million de masques de protection, et la Slovaquie ferme sa frontière avec l’Ukraine. En l’espace de quelques jours, l’Ukraine a mis en place un scénario qui dépasse même celui d’un film-catastrophe hollywoodien. Et on dirait précisément une mise en scène hollywoodienne. Un regard sur les faits s’impose, au-delà des informations données par les médias. Selon les médias, il y aurait 250.000 cas de contamination en Ukraine, nombre que le président Youchtchenko ne se lasse pas de répéter. En réalité, selon l’OMS, seuls 22 cas avérés de grippe A ont été recensés au 2 novembre, et peut-être un seul cas mortel. Le nombre de 250.000 ne peut qu’éveiller les soupçons. Le Mexique, patrie présumée de la grippe A, avec un nombre d’habitants deux fois plus élevé compte un peu plus de 37.000 cas depuis avril dernier. On en recense 18.000 dans tous les pays voisins de l’Ukraine. Même si les autorités sanitaires ukrainiennes ne sont pas les meilleures, elles ne sont pas pires que celles du Mexique. Les Ukrainiens seraient-ils plus sensibles à la grippe A que le reste du monde?
Ce nombre exagéré de cas de grippe A en Ukraine ne peut s’expliquer que par le nombre de malades de grippe saisonnière. En fait il n’y a aucune information officielle sur les cas de grippe «normale». Sous nos latitudes, environ 12% de la population est touchée à l’automne et en hiver par cette grippe. En Ukraine on peut évaluer à 5,5 millions les personnes malades chaque année de la grippe. Si on se base sur le nombre de 250.000 cas, le taux de contamination actuel serait de 0,4%. Si l’on considère que seuls ont été reconnus 22 cas de grippe A, on a affaire au cours bénin d’une grippe tout à fait normale. Selon les déclarations du ministre de la Santé, Vassili Lasorichinez, du 3 novembre dernier, les cas mortels de grippe ordinaire sont même inférieurs de 10% à ceux de l’an dernier. Ceci laisse fortement supposer que la soi-disant épidémie de grippe A en Ukraine n’est qu’une mise en scène politique. Toute cette agitation rappelle très fort la satire politique américaine «Wag the dog»* dans laquelle, à l’aide des médias, on simulait une guerre inexistante pour gagner l’élection présidentielle. On ne peut pas clairement prouver qui utilise la grippe A. Objectivement, sans avoir de préférence pour un candidat, on peut quand même tirer quelques conclusions.
Le président Youchtchenko, lanterne rouge des candidats à l’élection présidentielle avec 6% dans les sondages, sans véritable thème politique à maîtriser efficacement, s’est donc engagé avec la dernière énergie dans la lutte contre la prétendue épidémie, dont il a fait son cheval de bataille personnel. La Première ministre Timochenko, qui a sous ses ordres le ministère de la Santé, réagit au contraire avec retenue, même si entre-temps elle a pris le train en marche pour ne pas avoir l’air de se croiser les bras. Elle a pris symboliquement livraison du Tamiflu à Kiev et a entrepris une visite dans l’ouest de l’Ukraine, censé être particulièrement touché par la grippe A. Elle essaie de faire le grand écart, un exercice qu’elle maîtrise admirablement comme elle l’a déjà prouvé par le passé. D’un côté, elle tente de faire montre de réalisme et de pondération, de l’autre, elle ne veut pas avoir l’air de rester inactive face au danger mais de montrer sa force de dirigeante.
Le véritable perdant de la situation actuelle est le candidat à la présidence Janukovitch, actuellement en tête avec 26% sur son adversaire. Janukovitch, président du Parti des régions, prévoyait d’organiser de grandes manifestations dans les jours à venir pour conforter son avance. Cette stratégie est aujourd’hui contrariée par l’interdiction de rassemblement. Sans aucune responsabilité au sein du gouvernement, il ne peut pas se profiler dans la lutte contre l’épidémie. C’est ainsi que les mesures visant à enrayer une prétendue épidémie de grippe A ont pour conséquence une réduction indirecte des droits démocratiques.
Entre-temps, la peur gagne du terrain dans la population, peur d’en arriver aux mesures d’état d’urgence et même au report des élections présidentielles. Un scénario qui n’est pas improbable. Il reste à espérer que les citoyens ukrainiens fassent la différence entre les faits et la mise en scène politique, afin que ce théâtre cesse et que les responsables soient sanctionnés par les urnes. Car ce qui a l’air d’une mise en scène politique est bien plus que cela. C’est un jeu cynique avec la peur existentielle de chaque citoyen et une atteinte directe à l’économie du pays aux fins de se maintenir au pouvoir. Dans un sondage de l’Institut IFAK d’octobre dernier, 58% des Ukrainiens de l’Ouest et 31% des Ukrainiens de l’Est craignaient une influence de la Russie à l’élection présidentielle, tandis que 28% à l’Ouest et 40% à l’Est redoutaient celle des Etats-Unis. Il semble aujourd’hui que les Ukrainiens devraient se faire moins de souci pour la Russie ou les Etats-Unis, mais craindre plutôt une influence antidémocratique à l’intérieur de l’Ukraine elle-même.
* Intraduisible. Wag signifie remuer, comme dans «le chien remue la queue». Là, c’est la queue (sous-entendue) qui remue le chien. Dans ce film de Barry Levinson sorti en France sous le titre "Des hommes d'influence". Le chien, c’est la population et la queue les médias qui la manipulent. (NDLT)