La dernière guerre de Crimée a éclaté fin février et n’en finit plus, bien que les législatives du 31 mars soient déjà terminées. Pour un citoyen russe, ça se passe toujours à peu près de la même manière. On se réveille à Moscou (enfin, quelque part en Russie), on prend son petit déjeuner, on allume la radio, et boum! C’est la guerre en Crimée. Encore une?
Même si cette péninsule de la Mer Noire ne fait plus partie de la Fédération Russe depuis 1991 (ou, plutôt, depuis 1954), mes compatriotes y ont laissé leur cœur à jamais. Passion historique, tout d’abord: «pendant trois siècles, tant de sang russe a coulé sur cette terre». Si on rétorque que «le sang ukrainien a coulé tout autant et même plus», c’est son propre nez qui risque fort de saigner! Mais la Crimée demeure avant tout un lieu choisi de villégiature pour tous les ex-Soviétiques. Chaque printemps reviennent les mêmes interrogations: cet été, on y va ou on y va pas? Les visas d’entrée sont-ils toujours nécessaires, même pour les bébés? Quel est le cours du rouble en grivna ukrainienne?
Ici, on est «chez soi»: 85% de la population locale parle russe. Un jour seulement, celui du référendum de 1991, les habitants de Crimée ont «oublié» leurs racines en votant massivement pour «la souveraineté ukrainienne». Depuis, ils n’en finissent pas de le regretter, surtout parce que, contrairement à ce qu’ils avaient espéré il y a dix ans, la situation économique est bien plus grave qu’en Russie. Toute la politique locale tourne donc autour de la question de comment vivre »entre l’Ukraine et la Russie».
Un drôle d’oiseau
L’homme-clé de la scène politique locale s’appelle Leonid Gratche («freux» en français). «Je suis un oiseau qui ne change jamais de chanson: communiste dès ma jeunesse, je le reste à vie. Natif de l’Ukraine centrale, c’est ici, en Crimée où j’ai passé plus de la moitié de ma vie que je me suis formé comme personnalité binationale». A l’époque N°2 dans la hiérarchie communiste de la Crimée, une des provinces tout à fait ordinaire de la République Soviétique Socialiste Ukrainienne (l’URSS), Leonid Gratche avait lancé le projet de RAC – République Autonome de la Crimée. Pourquoi pas? Parmi les quinze républiques nationales (soviétiques socialistes etc.) qui formaient l’Union Soviétique, il n’y avait qu’une seule fédération – République Soviétique Fédérative Socialiste Russe (RSFSR) composée d’une vingtaine de «républiques», «oblasts» et même «districts autonomes» éparpillés ici et là. Hélas, c’était dans les derniers jours de l’Union Soviétique. Trop tard. Apres le référendum de 1991, Leonid Gratche a disparu de la scène politique.
Sept ans après, il réapparaissait en force: chef du Parti communiste de la Crimée, il était élu à la Rada (Soviet) Suprême de Crimée avec une confortable majorité qui le mettait à la tête de la Chambre. Immédiatement il partit en congé, avec deux collaborateurs seulement, pour rédiger la nouvelle constitution. Six mois plus tard, en octobre 1998, elle était votée. Même si Kiev n’était pas ravie du retour d’un communiste au pouvoir, assez vite il s’est avéré qu’enfin l’autonomie n’était pas seulement devenue raisonnable mais même gouvernable.
Danger turc
Il y a deux ans, en pleine «paix de Crimée» (je sais maintenant que c’était entre deux guerres, mais je ne m’en doutais pas à l’époque) j’ai rencontré Gratche, pas pour une interview, plutôt une discussion. J’ai commencé, bien sûr, par le problème qui a transformé la péninsule en pomme de discorde: fallait-il en 1954 changer le statut administratif de la Crimée au profit de «l’Ukraine socialiste»? Trente-sept ans plus tard, ce «cadeau de Khroutchev» a totalement empoisonné les relations entre les deux Etats.
«Voulez-vous que je vous raconte une histoire? Il y a quelques années, l’ancien président turc, Demirel, était en visite officielle en Crimée. Je l’accompagne à l’aéroport, jusqu’à l’avion dont les moteurs tournent déjà. Brusquement, il prend ma main et vingt (longues!) minutes, ne parle que d’une chose: “accordez à la Turquie les droits pour le commerce touristique et immédiatement, vos sanatoriums et maisons de repos seront pleins”. J’ai compris que dans l’espace de quelques années, toute notre infrastructure risquait de se retrouver entre les mains de nos voisins d’outre-mer. J’ai répondu ’non’. Comprenez-vous maintenant pourquoi je fais tout pour faciliter l’arrivée des touristes et des hommes d’affaires russes en Crimée? Ma conviction profonde est que cette terre doit rester slave. En 1999, pour la première fois, les investissements russes dans notre économie ont dépassé les investissements turcs. Au lieu de discuter éternellement le passage de la Crimée à l’Ukraine, décidé par Khroutchev, pourquoi ne pas se demander ce qui se serait passé si en 1787 l’Empire Russe n’avait pas gagné la guerre contre sultan turc et shah des tartares de la Crimée? Aujourd’hui nous ne discuterions pas des droits de l’Ukraine ou de la Russie. Parce que, depuis plus de deux siècles, la Crimée serait turque. Et le danger existe toujours, même aujourd’hui. Savez-vous que dans ce même bureau où nous parlons aujourd’hui, le bureau officiel du Président de la Rada Suprême de la Crimée, se sont déroulées pendant quatre ans les réunions des plus grands mafiosi de la région? Notre zone balnéaire, nos portes maritimes attirent l’argent sale du monde entier. Un de mes prédécesseurs, Souprouniuk, est toujours recherché par Interpol. Vous comprenez? Ce n’est pas la République de Crimée, qu’on a créée, mais une véritable “république du crime”. C’est pourquoi mon premier acte a été de changer la constitution».
La «constitution de Gratche» était la troisième, en dix ans, et la première avait été inspirée par lui. Avortée dans les derniers jours de l’Union Soviétique, l’idée de République autonome avait finalement été acceptée par Kiev, en 1992, sous la pression des «nouveaux indépendantistes» qui menaçaient d’organiser un référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie. «Le désarroi géopolitique en Ukraine, à cette époque, était tel», poursuit mon interlocuteur, «qu’elle risquait de refuser de considérer le “cadeau de Khroutchev” comme un geste de reconnaissance des frontières du nouvel Etat. Quand la bande des trois: Eltsine de Russie, Kravtchouk, le Président de l’Ukraine, et Chouchekevitch, à l’époque président du Soviet Suprême de la Biélorussie, ont décidé, en décembre 1991, de renverser Gorbatchev, l’engagement mutuel pour l’avenir était ’touche pas à mon pote’. Eltsine a tenu parole. Mais l’Ukraine ne pouvait garder la Crimée qu’avec une longue laisse».
C’est grâce à cette «longue laisse» qu’on a réussi, en 1994, à introduire dans la constitution de Crimée «l’amendement russe», c’est- à-dire le droit d’élire son propre président. L’heureux élu, Yuri Mechkov, était surtout connu par ses discours qui enflammaient les foules de partisans de son «bloc politique» connu sous le nom de «la Russie». Au début, quelle joie à la Douma de Russie; la Crimée rentrait au bercail! Mais quelques semaines après, c’était la colère: au lieu d’aller à Moscou pour se présenter, le «petit président» s’était rendu au Tatarstan. L’ancienne promesse de Eltsine, encore candidat à la présidence, «prenez autant de souveraineté que vous pouvez avaler», a été mise en pratique par cette république-rebelle à l’intérieur de la Russie, jusqu’à déclarer la prééminence de sa constitution sur celle de la Fédération. Finalement c’est Moscou qui n’a pas pu avaler l’indépendance tatare. Il a fallu créer, péniblement, «un mécanisme de règlement des désaccords».
Mais le nouveau maître de la Crimée était décidé à aller encore plus loin: proclamer l’indépendance. Perdant patience, Kiev a destitué le président Mechkov et annulé la constitution de Crimée pour lui en imposer une autre, «version 1966», beaucoup plus loyale envers «l’Etat central». Pourtant, «la république du crime» s’était déjà constituée.
«Les conflits ethniques offrent à la criminalité un excellent moyen pour agir dans l’ombre. Il y a cent sièges dans notre Assemblée dont quatorze sont réservés à la communauté tatare de Crimée qui, pourtant, ne cesse d’en revendiquer plus. Selon cette logique, pourquoi pas un “quota russe”, un “quota ukrainien” etc.? Encore un peu, et la péninsule risque d’exploser. Je vous assure qu’ici ca sera bien pire qu’en Tchétchénie».
Dans sa constitution, «version 1998», Gratche avait prévu une autre formule. La Crimée ferait partie de l’Ukraine, ses habitants seraient des citoyens de l’Ukraine. Mais ils seraient en même temps des Criméens – une nouvelle entité ethnique formée de Russes, d’Ukrainiens, de Tatares et d’autres petites communautés de la presqu’île. Même si l’Ukraine ne reconnaît qu’une seule langue d’Etat, en Crimée trois langues auraient les mêmes droits. Ce serait une République Autonome Populaire avec la Rada Suprême comprenant une chambre des représentants élus au suffrage universel dans cent circonscriptions de la Crimée. Plus de président et un gouvernement subordonné au parlement, etc.
Le baril de poudre était désamorcé. Mais pour quatre ans seulement...
L’homme fort d’un gouvernement faible
Au début de cette année, j’ai été contacté par le service de presse du gouvernement de Crimée pour réaliser une interview avec le premier ministre. Ce n’était plus Serguei Kounitsine avec lequel Gratche était à «couteaux tirés». Il avait été remplacé au mois d’août de l’année dernière par Valery Gorbatov. On m’a fourni un dossier de ses interventions publiques: au cours des huit derniers mois, pas un seul mauvais mot sur Gratche. Bon, j’y vais. L’entretien a duré trois heures. J’ai vite constaté que l’homme était fort, costaud, plein de projets, une vision claire. Avant de devenir le N°2 en Crimée, Gorbatov était président d’un kolkhoze, représentant du Président de l’Ukraine en Crimée («C’était au temps du soi-disant président Mechkov qui inondait toute la péninsule avec des affiches: “Gorbatov, dehors!”»), et enfin, président de la Fondation des biens d’Etat en Crimée («Mon prédécesseur a été abattu à l’entrée de sa maison... plus de cent cadavres “officiels” pendant “la république du crime”»). Quasiment les mêmes phrases, les mêmes mots que j’avais déjà entendus du N°1. Mais, brusquement:
- «Mais tant que Gratche restera à la tête du parlement, ce sera le désordre en Crimée. Cet homme a beaucoup de talent, c’est vrai. Mais c’est plutôt dommage, parce que sa démagogie en devient encore plus dangereuse. Nous avons en Ukraine 25 oblasts et une République autonome, la nôtre. Donc, 25 équipes administratives travaillent directement avec le gouvernement central, mais pas nous: à cause de la Constitution de Gratche, on est “indépendant” de Kiev. On ne lui paye pas d’impôts mais ça nous revient très cher: Kiev ne perd pas une occasion de nous dire de nous débrouiller nous-mêmes. On se croit libre mais on est obligé de mendier. C’est ça, l’autonomie? Prenez en compte encore une chose: notre parlement n’est pas une Assemblée constituante, c’est-à-dire qu’il n’a pas le droit d’élaborer les lois, toutes les lois viennent du parlement d’Ukraine. Donc, la seule fonction qui reste à Gratche et à son équipe parlementaire, c’est de mener le gouvernement. Impossible de travailler avec Gratche: n’importe quel membre du gouvernement à n’importe quel moment peut être chassé de son poste. Sauf le Premier ministre parce que dans ce cas il faut l’aval de Kiev. L’hiver dernier a été terrible: moins de 20 degrés en Crimée! La priorité des priorités pour nous était la construction et réparation des chaudières. Que croyez-vous qu’il a fait, notre dirigeant, en plein hiver? Le parlement a décidé d’affecter le budget à la reconstruction immédiate du cirque et d’une bibliothèque? Et après, il dit aux gens qui sont devant leur télé: c’est à cause de votre gouvernement si vous avez froid!».
- «A ma connaissance, vous n’avez jamais dit tout ça publiquement. Pourquoi à un journaliste venu de Moscou?».
- «Justement. Parce que Leonid Gratche vient de rentrer de Moscou où il a prononcé plein de jolis discours sur l’amitié avec la Russie. C’est sa fonction officielle, présenter notre région au monde, nouer des contacts utiles. Mais lancer un “projet historique”, comme il l’a fait à Moscou, sans le discuter préalablement avec son propre gouvernement! Nous l’avons fait, après son retour, évidemment. Pour construire un pont entre la Koubany russe et la Crimée, il faut au moins un milliard et demi de dollars. Ou trouver cet argent? C’est du travail pour vingt ans, au moins. Mais, à peine de retour, Gratche n’a cessé de grogner contre le gouvernement... Savez-vous pourquoi?».
- «Non».
- «C’est la logique de sa campagne électorale: je veux faire le mieux possible, c’est le gouvernement qui me gêne. Au parlement, il y a toujours la majorité communiste derrière lui, mais cela ne correspond plus aux forces politiques de la région. Il le sait. C’est pour ça qu’aux législatives du 31 mars, il ne se présente pas comme leader du parti mais comme leader du “bloc de Gratche en Crimée”. La Commission centrale électorale a été constituée uniquement avec ses fidèles au parlement, sans prendre en compte une seule proposition de l’opposition. Ca pourrait nous apporter beaucoup d’ennuis...».
J’étais donc prévenu, la guerre pouvait éclater à tout moment mais quand, un jour, j’ai branché la radio et boum!, même moi j’ai été surpris par sa brutalité. La cour de l’arrondissement Central de la ville de Simferopole, capitale de la Crimée, avait refusé l’enregistrement de la candidature de Leonid Gratche dans la circonscription N°25 de la ville. Pour trois raisons: ce n’est pas lui qui avait rempli ses papiers (en fait, il venait de se casser la main droite); dans sa déclaration de revenus, il n’avait pas mentionné 160 mille grivnas de la vente de son ancien appartement; il a réduit à 200 mètres carrés la surface de sa maison à deux étages fraîchement construite. Pourtant, les mêmes papiers ont été acceptés sans problèmes à Kiev où Gratche, le N°11 dans la liste électorale du PC, se présentait au parlement ukrainien.
Les guerres de Crimée se répandent avec la vitesse d’un éclair. Grandes manifs dans toute la région, des tentes plantées devant la Rada Suprême où des gens font la garde jours et nuits. Gratche fait une déclaration: si la Cour d’Appel ne lui restitue pas ses droits légitimes, il lancera un référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie. Deux jours plus tard, nouvelle déclaration: on l’a mal compris, il voulait dire que «certaines forces politiques» pourraient lancer un tel référendum. Tempête à Kiev. Orage à Moscou. «Rodéo téléphonique» Moscou-Simferopole. Moscou-Kiev. Déclarations. Manifs. Un jour, on apprend que la Commission centrale électorale, fidèle au leader communiste, a éliminé 33 candidatures des partis d’opposition, y compris celle de Serguei Kounitsine, ancien premier ministre. Le marchandage commence: la commission est prête à réenregistrer les candidatures éliminées si l’opposition fait aussi un geste et retire sa plainte au tribunal. Enfin, on apprend que Leonid Gratche se met de nouveau en campagne mais... c’était un sosie: un certain Alexandre Papeta qui vient de changer ses nom et prénom. Contre lui et les gens qui l’ont aidé à obtenir un nouveau passeport, au nom de Leonid Gratche, un procès est intenté. Quant au vrai Leonid Gratche, la Cour d’Appel de Crimée a définitivement refusé d’enregistrer sa candidature. Mais à deux jours des élections, la Cour Suprême de Crimée a reconnu que ses papiers étaient tout à fait corrects. Ouf? Le 31 mars, il est élu simultanément à Simferopole et à Kiev – au parlement régional et au parlement ukrainien. Pourtant, la commission électorale de la circonscription N°25 refuse toujours de signer les papiers. La dernière instance, la Cour Suprême d’Ukraine, doit trancher le 19 avril. Quand ce jour arrive enfin, la victoire de Gratche est confirmée.
Il est maintenant confronté à un choix difficile: rester en Crimée ou partir à Kiev? Le «bloc de Gratche» n’a plus la majorité parlementaire, il risque de ne pas obtenir le poste de président de l’assemblée. Rester comme simple député, dans l’opposition? Trop peu pour un homme qui ne cache pas son ambition pour les élections présidentielles de 2004.
Les résultats des législatives du 31 mars sont plutôt macabres pour l’Ukraine: le parti du pouvoir, «Pour l’Ukraine unie», a 104 sièges, le parti national d’opposition, «Notre Ukraine», 112, et le parti communiste, 66. Plus encore trois partis qui ont dépassé la barrière légale des 4%. Maintenant, il s’agit de former une majorité parlementaire. Quelle stratégie l’emportera: joindre l’Europe avec la Russie (celle du parti du pouvoir) ou toute seule et rapidement (celle du parti national d’opposition)? Dans de telles circonstances, quelle sera la stratégie de Gratche? A-t-il vraiment une chance de s’imposer à toute l'Ukraine sans scène de la Crimée, d’autant plus qu’au parlement de Kiev, il a déjà de fermes adversaires comme par exemple, Valery Gorbatov, son Premier ministre actuel?
Chaque jour je branche la radio... boum! boum? Ca continue.