Je suis un socialiste ukrainien. Voici pourquoi je résiste à l’invasion russe. Samedi dernier (19 novembre), une partie de la gauche anglo-saxonne se réunissait à New-York à l’appel du «People’s Forum», pour une rencontre intitulée: «La véritable voie vers la paix en Ukraine». Lorsqu’on a fait remarquer à l’organisateur l’absence de toute voix ukrainienne, sa réponse a été: «Qui s’en soucie? C’est un événement organisé aux États-Unis, et c’est une guerre financée par les contribuables américains.» L’historien et journaliste ukrainien Taras Bilous* explique ici en quoi la position soi-disant pacifique d’une partie de la gauche occidentale est plus que problématique.
En tant que socialiste et internationaliste, j’abhorre la guerre. Mais le principe fondamental de l’autodétermination justifie la résistance des Ukrainien·nes ordinaires à l’invasion brutale de notre pays par Vladimir Poutine. Je vous écris depuis l’Ukraine, où je sers dans les forces de défense territoriale. Il y a un an, je n’aurais pas imaginé me trouver dans cette situation. Comme des millions d’Ukrainien·nes, ma vie a été bouleversée par le chaos de la guerre.
Au cours des quatre derniers mois, j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnes que je n’aurais guère rencontrées dans d’autres circonstances. Certaines d’entre elles n’avaient jamais songé à prendre les armes avant le 24 février, mais l’invasion russe les a contraintes à tout laisser tomber pour aller protéger leur famille. Nous critiquons souvent les actions du gouvernement ukrainien et la manière dont la défense est organisée sans remettre en question la nécessité de la résistance et en comprenant bien pourquoi, et pour quoi, nous nous battons.
En même temps, pendant ces mois, j’ai essayé de suivre et de participer aux discussions de la gauche internationale sur la guerre russo-ukrainienne. Et ce que je ressens aujourd’hui suite à ces discussions est la fatigue et la déception. Trop de temps passé à devoir réfuter la propagande russe manifestement fausse, trop de temps passé à expliquer pourquoi Moscou n’avait pas de «préoccupations légitimes de sécurité» pour justifier la guerre, trop de temps passé à affirmer les prémisses de base de l’autodétermination avec lesquelles tout gauchiste devrait déjà être d’accord.
Ce qui est peut-être le plus frappant dans nombre de ces débats sur la guerre russo-ukrainienne, c’est qu’ils ignorent l’opinion des Ukrainien·nes. Dans certaines discussions de gauche, les Ukrainien·nes sont encore souvent présenté·es soit comme des victimes passives avec lesquelles il faut compatir, soit comme des nazis qu’il faut condamner. Mais l’extrême droite constitue une nette minorité de la résistance ukrainienne, tandis que la majorité absolue des Ukrainien·nes sou-tiennent la résistance et ne veulent pas être de simples victimes passives.
Négociations# Ces derniers mois, et même parmi de nombreuses personnes bien intentionnées, on a entendu des appels de plus en plus forts, mais finalement vagues, en faveur de négociations et d’un règlement diplomatique du conflit. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement? Des négociations entre l’Ukraine et la Russie ont eu lieu pendant plusieurs mois après l’invasion, mais elles n’ont pas permis d’arrêter la guerre. Avant cela, les négociations sur le Donbass ont duré plus de sept ans avec la participation de la France et de l’Allemagne; mais malgré les accords signés et un cessez-le-feu, le conflit n’a jamais été résolu. Par ailleurs, dans une guerre entre deux États, les termes de la reddition sont généralement réglés à la table des négociations.
Un appel à la diplomatie ne signifie rien en soi si nous n’abordons pas les positions de négociation, les concessions concrètes et la volonté des parties d’adhérer à tout accord signé. Tout cela dépend directement du déroulement des hostilités, qui dépend à son tour de l’ampleur de l’aide militaire internationale. Et cela peut accélérer la conclusion d’une paix juste.
La situation dans les territoires occupés du sud de l’Ukraine indique que les troupes russes tentent d’y établir une position permanente car ils offrent à la Russie un couloir terrestre vers la Crimée. Le Kremlin utilise les céréales pillées dans ces territoires pour soutenir ses régimes clients et menace simultanément le monde entier de famine en bloquant les ports ukrainiens. L’accord sur le déblocage des exportations de céréales ukrainiennes, signé le 22 juillet à Istanbul, a été violé par la Russie le lendemain de sa signature par l’attaque du port de commerce maritime d’Odessa avec des missiles.
Pendant ce temps, des politiciens russes de haut rang, tels que l’ancien président et actuel vice-président du Conseil de sécurité, Dmitri Medvedev, ou le chef de Roscosmos1, Dmitri Rogozine, continuent d’écrire que l’Ukraine doit être détruite. Il n’y a aucune raison de croire que la Russie arrêtera son expansion territoriale, même si un jour il devient avantageux pour le Kremlin de signer une trêve temporaire.
Par ailleurs, 80 % des Ukrainien·nes considèrent que des concessions territoriales sont inacceptables. Pour les Ukrainien·nes, céder les territoires occupés signifie trahir leurs conci-toyen·nes et leurs proches, et soutenir les enlèvements et les tortures quotidiennes perpétrés par les occupants. Dans ces conditions, le Parlement ne ratifiera pas de cession, même si l’Occident force le gouvernement ukrainien à accepter des pertes territoriales. Cela ne ferait que discréditer le président Volodymyr Zelensky et conduirait à la réélection d’autorités plus nationalistes, tandis que l’extrême droite serait récompensée par des conditions favorables au recrutement de nouveaux membres.
Le gouvernement de Zelensky est, bien entendu, néolibéral. Les gens de gauche et les syndicalistes ukrainiens se sont largement organisés contre ses politiques sociales et économiques. Cependant, en termes de guerre et de nationalisme, Zelensky est le politicien le plus modéré qui aurait pu arriver au pouvoir en Ukraine après l’annexion de la Crimée en 2014 et le début de la guerre dans le Donbass.
Il y a également eu quelques malentendus sur son propre bilan. Par exemple, de nombreux auteur/trices accusent aujourd’hui Zelensky de la politique linguistique nationaliste, centrée sur les restrictions de la langue russe dans la sphère publique et incluant la restriction de l’enseignement secondaire dans les langues des minorités nationales. En fait, ces lois linguistiques ont été adop-tées au cours de la précédente législature, mais certaines de leurs dispositions sont entrées en vigueur après l’entrée en fonction de Zelensky. Son gouvernement a tenté à plusieurs reprises de les assouplir, mais a chaque fois fait marche arrière après des protestations nationalistes.
«Seul un mouvement intérieur de masse pour le changement en Russie peut ouvrir la possibilité d’un rétablissement de relations stables entre l’Ukraine et la Russie à l’avenir.»
Cela s’est manifesté après le début de l’invasion par ses appels fréquents aux Russes, son invi-tation au Kremlin à négocier, et ses déclarations selon lesquelles l’armée ukrainienne n’essaierait pas de reprendre les territoires qui étaient sous contrôle russe avant le 24 février, mais chercherait à les récupérer par des moyens diplomatiques à l’avenir(2). Si Zelensky était remplacé par quelqu’un de plus nationaliste, la situation deviendrait bien pire.
Je n’ai pas besoin d’expliquer les conséquences d’un tel résultat. Il y aurait encore plus d’autoritarisme dans notre politique intérieure, les sentiments revanchards l’emporteraient, et la guerre ne s’arrêterait pas. Tout nouveau gouvernement montrerait beaucoup moins de retenue à bombarder le territoire russe. Avec une extrême droite revigorée, notre pays serait entraîné encore plus profondément dans un maelström de nationalisme et de réaction.
Ayant vu les horreurs de cette guerre, je comprends le désir d’en finir au plus vite. En effet, personne n’est plus impatient·e de voir la guerre se terminer que nous, qui vivons en Ukraine, mais il est également important pour les Ukrainien·nes de savoir comment la guerre va se terminer exactement. Au début de la guerre, j’espérais moi aussi que le mouvement anti-guerre russe obligerait le Kremlin à mettre fin à son invasion. Mais malheureusement, cela ne s’est pas produit. Aujourd’hui, le mouvement anti-guerre russe ne peut influencer la situation qu’en procédant au sabotage à petite échelle des chemins de fer, des usines militaires, etc(3). Quelque chose de plus important ne sera possible qu’après la défaite militaire de la Russie.
Bien sûr, dans certaines circonstances, il pourrait être approprié d’accepter un cessez-le-feu. Mais un tel cessez-le-feu ne serait que temporaire. Tout succès russe renforcerait le régime de Vladimir Poutine et ses tendances réactionnaires. Il ne signifierait pas la paix, mais des décennies d’instabilité, de résistance de la guérilla dans les territoires occupés et d’affrontements récurrents sur la ligne de démarcation. Ce serait un désastre non seulement pour l’Ukraine mais aussi pour la Russie, où une dérive politique réactionnaire s’intensifierait et où l’économie souffrirait des sanctions, avec de graves conséquences pour les civil·es ordinaires.
Une défaite militaire de l’invasion russe est donc également dans l’intérêt des Russes. Seul un mouvement intérieur de masse en faveur du changement peut ouvrir la possibilité d’un rétablis-sement de relations stables entre l’Ukraine et la Russie à l’avenir. Mais si le régime de Poutine est victorieux, cette révolution sera impossible pendant longtemps. Sa défaite est nécessaire pour la possibilité de changements progressifs en Ukraine, en Russie et dans l’ensemble du monde post-soviétique.
Ce que les socialistes devraient faire
Il faut reconnaître que je me suis surtout concentré sur les dimensions intérieures – pour les Ukrainien·nes et les Russes – du conflit actuel. Pour de nombreux gens de gauche à l’étranger, les débats ont tendance à se concentrer sur ses implications géopolitiques plus larges. Mais à mon avis, en évaluant le conflit, les socialistes devraient tout d’abord prêter attention aux personnes qui y sont directement impliquées. Et deuxièmement, de nombreux gens de gauche sous-estiment les menaces que représente un éventuel succès de la Russie.
La décision de s’opposer à l’occupation russe n’a pas été prise par Joe Biden, ni par Zelensky, mais par le peuple ukrainien, qui s’est levé en masse dès les premiers jours de l’invasion et a fait la queue pour se procurer des armes. Si Zelensky avait capitulé à ce moment-là, il aurait seule-ment été discrédité aux yeux de la majeure partie de la société, mais la résistance aurait continué sous une forme différente, dirigée par des forces nationalistes dures. En outre, comme Volodymyr Artiukh l’a noté dans Jacobin(4), l’Occident ne voulait pas de cette guerre. Les États-Unis ne voulaient pas de problèmes en Europe car ils voulaient se concentrer sur la confrontation avec la Chine. L’Allemagne et la France voulaient encore moins de cette guerre. Bien que Washington ait fait beaucoup pour saper le droit international (nous, comme les socialistes du monde entier, n’oublierons jamais l’invasion criminelle de l’Irak, par exemple), en soutenant la résistance ukrainienne à l’invasion, ils font ce qu’il faut.
Pour parler en termes historiques, la guerre en Ukraine n’est pas plus une guerre par procuration que la guerre du Viêt Nam ne l’était entre les États-Unis d’une part et l’Union soviétique et la Chine d’autre part. Pourtant, dans le même temps, il s’agissait également d’une guerre de libération nationale du peuple vietnamien contre les États-Unis ainsi que d’une guerre civile entre les partisans du Nord et du Sud-Viêt Nam. Presque toutes les guerres sont à plusieurs niveaux; leur nature peut changer au cours de leur déroulement. Mais qu’est-ce que cela nous donne en termes pratiques?
Pendant la guerre froide, les internationalistes n’avaient pas besoin de louer l’URSS pour sou-tenir la lutte des Vietnamien·nes contre les États-Unis. Et il est peu probable que des socialistes aient conseillé aux dissident·es de gauche en Union soviétique de s’opposer au soutien au Viêt Cong. Aurait-on dû s’opposer au soutien militaire soviétique au Viêt Nam parce que l’URSS avait criminellement réprimé le Printemps de Prague de 1968? Pourquoi alors, lorsqu’il s’agit du soutien occidental à l’Ukraine, les occupations meurtrières de l’Afghanistan et de l’Irak sont-elles considérées comme des contre-arguments sérieux à l’aide? Au lieu de voir le monde comme étant uniquement composé de camps géopolitiques, les interna-tionalistes socialistes doivent évaluer chaque conflit en fonction des intérêts des travailleurs et de leur lutte pour la liberté et l’égalité. Le révolutionnaire Léon Trotsky a écrit un jour que, hypothétiquement, si l’Italie fasciste poursuivant ses intérêts avait soutenu le soulèvement anticolonial en Algérie contre la France démocratique, les internationalistes auraient dû soutenir l’armement italien des rebelles. Cela semble tout à fait juste, et cela ne l’a pas empêché d’être un antifasciste.
La lutte au Viêt Nam n’a pas seulement profité au Viêt Nam; la défaite des États-Unis dans ce pays a eu un effet dissuasif important (bien que temporaire) sur l’impérialisme américain. Il en va de même pour l’Ukraine. Que fera la Russie si l’Ukraine est vaincue? Qu’est-ce qui empêcherait Poutine de conquérir la Moldavie ou d’autres États post-soviétiques?
L’hégémonie américaine a eu des conséquences terribles pour l’humanité et elle est heureusement en déclin. Cependant, la fin de la suprématie américaine peut signifier soit une transition vers un ordre international plus démocratique et plus juste, soit une guerre de tou·tes contre tou·tes. Elle peut aussi signifier un retour à la politique des sphères d’influence impérialistes et au redécoupage militaire des frontières, comme aux siècles précédents.
Le monde deviendra encore plus injuste et dangereux si les prédateurs impérialistes non occidentaux profitent du déclin américain pour normaliser leurs politiques agressives. L’Ukraine et la Syrie sont des exemples de ce que sera un «monde multipolaire» si les appétits des impérialismes non occidentaux ne sont pas réduits.
Plus cet horrible conflit en Ukraine se prolonge, plus le mécontentement populaire dans les pays occidentaux pourrait grandir en raison des difficultés économiques entraînées par la guerre et les sanctions. Le capital, qui n’aime pas la perte de profits et veut revenir au «business as usual», peut essayer d’exploiter cette situation qui peut également être utilisée par les populistes de droite qui ne voient pas d’inconvénient à partager des sphères d’influence avec Poutine.
Mais pour les socialistes, utiliser ce mécontentement pour demander moins d’aide à l’Ukraine et moins de pression sur la Russie serait un rejet de la solidarité avec les opprimé·es.
Taras Bilous*
- Historien ukrainien, rédacteur en chef de Commons: Journal of Social Criticism (commons.com.ua), et activiste de l’organisation Sotsial’nyy Rukh (Mouvement social: https://rev.org.ua/sotsialnyi-rukh-who-we-are). Cet article a été publié dans Jacobin, une voix majeure de la gauche américaine, offrant des perspectives socialistes sur la politique, l’économie et la culture (https://jacobin.com/2022/07/ukraine-russia-war-putin-socialism-resistance).
- https://jacobin.com/2022/03/ukraine-socialist-interview-russian-invasion-war-putin-nato-imperialism.
Depuis la rédaction de cet article, des changements importants sont intervenus, qui ont affecté les positions des parties concernées vis-à-vis d’éventuelles négociations et des perspectives de paix. Il s’agit tout d’abord de la contre-offensive réussie de l’Ukraine dans les régions de Kharkiv et de Kherson, ainsi que de la réponse du Kremlin à ces succès – mobilisation, annexion et bombardements massifs des infrastructures civiles.
Dans les circonstances actuelles, la Russie veut des négociations et un cessez-le-feu pour gagner du temps, former les mobilisés et re-constituer ses forces. Mais rien n’indique qu’elle soit prête à abandonner ses projets agressifs. À l’heure actuelle, un cessez-le-feu ne ferait que permettre à l’armée russe de se renforcer avant une nouvelle contre-offensive, et c’est pourquoi l’Ukraine ne manifeste pas d’intérêt pour des négociations.
La société ukrainienne est fatiguée de la guerre, et la perspective d’un hiver froid en effraie plus d’un·e. Mais la terreur russe n’a pas brisé la détermination des Ukrainien·nes. La joie avec laquelle les habitant·es des villes libérées ont accueilli les soldats ukrainiens n’a fait que confirmer la nécessité de poursuivre le combat.
Afin d’éviter que cette guerre ne se transforme en un conflit de longue durée, il est nécessaire de poursuivre et d’accroître la pression sur la Russie, maintenant qu’elle est affaiblie. Lorsque les espoirs de l’élite russe de voir la crise énergétique saper le soutien européen à l’Ukraine seront déçus et que l’armée ukrainienne lancera une nouvelle contre-offensive, il y aura peut-être enfin une chance de parvenir à une paix stable et juste.
Taras Bilous 22/11/2022