L’Etat turc s’efforce depuis dix-neuf ans de ruiner la vie de Pinar Selek, écrivaine, sociologue et défenseuse de la liberté et de la justice, combattante contre le machisme et le militarisme. Le 25 janvier dernier, le procureur général turc a ordonné pour la 5ème fois son emprisonnement à perpétuité – le procès fallacieux et mensonger contre cette femme, symbole vivant de la résistance, continue.
J’ai rencontré Pinar Selek l’été dernier lors du Congrès du Forum Civique Européen, dans le sud de la France. Nous l’avions conviée à participer en tant qu’experte de l’évolution politique turque. J’ai été, dès la première minute, conquise et impressionnée par cette femme rayonnant, tant de chaleur que d’intelligence, et aujourd’hui nous sommes restées proches. Elle m’a longuement parlé de son combat, du temps passé en prison et de sa vie douloureuse, séparée des siens, récits que l’on peut également retrouver dans ses livres1.
Il est presque impossible d’imaginer ce que cette femme aimante, joyeuse et de surcroît sincère a déjà dû traverser, et ce à quoi elle est déjà parvenue malgré les efforts intensifs de l’Etat turc contre elle – aujourd’hui sa persévérance est de nouveau mise à l’épreuve.
Depuis dix-neuf ans, la petite-fille de l’un des fondateurs du Parti du Travail turc et fille d’Aki Selek, avocat des droits humains renommé, est persécutée par la justice de son pays alors qu’elle n’a été reconnue coupable d’aucun délit. Elle a déjà été mise en examen et relaxée quatre fois. Le 25 janvier, la cour de cassation a annulé l’acquittement pour la 5ème fois, renvoyant le jugement devant la Cour Suprême, qui rendra une décision définitive sans audience ni avocats, et dont le procureur vient de faire paraître un «manifeste» de 6 pages présentant Pinar Selek comme une dangereuse terroriste.
L’engagement pour les discriminés
Pinar Selek est devenue célèbre suite à ses travaux et analyses auprès de groupes discriminés tels que les transsexuel-le-s, les enfants des rues et les prostitué-e-s. C’est en 1998, à l’âge de 27 ans, que commencèrent ses ennuis avec la justice, alors qu’elle travaillait sur la question kurde. Après des années de combat entre le PKK et l’armée turque qui avaient ébranlé l’est de la Turquie, des représentant-e-s des populations kurdes s’impliquèrent pour une résolution politique du conflit. Pinar Selek, alors intéressée, interviewa des Kurdes en France, en Allemagne et en Turquie, et fut arrêtée par la police, qui souhaitait obtenir le nom de ses interlocuteur-trice-s. Refusant d’obtempérer, elle fut arrêtée le 11 juillet 1998 puis torturée, par électrochocs et autres méthodes des plus brutales, courantes dans les prisons turques. Pinar Selek ne livra pas leurs noms, mais elle souffre encore aujourd’hui des conséquences de cette torture. C’est à la télévision, alors en prison, qu’elle apprit la justification de son incarcération: une explosion dans le marché aux épices d’Istanbul avait tué sept personnes et blessé plus d’une centaine. Selon la presse étatique turque, elle aurait posé cette bombe au nom du PKK. Tous les journaux et les télévisions affichaient son visage. La diffamation et la torture furent désastreuses pour l’esprit de Pinar Selek, et c’est seulement grâce au soutien et à la solidarité de sa famille, de ses proches, des personnes rencontrés à l’occasion de ses différents projets dans les rues d’Istanbul, qu’elle put supporter cette humiliation.
Pour tous ceux qui connaissent et qui ont connu Pinar Selek, ces accusations sont sans nul doute de la manipulation. Elle a toujours détesté toute forme de violence et de terrorisme, et il n’en est que plus clair que l’Etat turc veut faire de cette femme rebelle un exemple. Sa criminalisation serait alors un avertissement pour toute personne qui oserait remettre en cause l’ordre sociétal en Turquie. Il s’agit donc, à travers Pinar Selek de punir tout le mouvement démocratique qu’elle incarne.
Des manifestations quotidiennes ont été organisées pour sa libération. Non seulement ses ami-e-s, mais également des personnalités politiques et des intellectuels se sont rassemblé-e-s devant la prison où elle était retenue pour exiger sa libération. Ce n’est que deux ans plus tard que les experts turcs ont conclu qu’en fait d’une bombe, une bouteille de gaz défectueuse avait déclenché l’explosion du marché aux épices, et que le prétendu complice du PKK n’était autre qu’un jeune coursier, dont on avait obtenu les aveux sous la torture. Il retira sa «déclaration» et Pinar Selek fut libérée, après deux ans et demi passés en prison.
Une fois sortie, elle fonda, avec d’autres femmes turques, l’organisation féministe Amargi, qui œuvre contre la violence envers les femmes et publie un journal, et elle ouvrit la première librairie féministe d’Istanbul. Pinar Selek fit ensuite paraître – parallèlement à deux livres pour enfants – un livre sur la folie masculiniste turque et son école, l’armée.
Mais le «cauchemar», comme Pinar nomme son procès, continua (voir encadré) et elle dut quitter la Turquie en 2009 pour échapper à son emprisonnement à perpétuité.
Exil
Pinar Selek vit depuis 2009 en exil; d’abord à Berlin puis à Strasbourg, où elle termina son doctorat de sociologie, et maintenant à Nice. Elle y enseigne la sociologie et les sciences politiques à l’université de Sophia Antipolis, a fondé un groupe de femmes et travaille à son prochain roman lorsqu’elle a le temps. Elle a également été nommée Directrice pour la Solidarité et l’Hospitalité au Collège International de Philosophie de Paris. Elle est très régulièrement conviée à des colloques et conférences internationales et passe ainsi beaucoup de temps à voyager. Notons la date prochaine du Colloque sur le Désexil à Genève2. Il a été très dur pour Pinar de quitter son pays et sa ville si chère d’Istanbul, qui l’avait vue grandir et devenir cette combattante si sensible.
Il lui est plus dur encore de savoir qu’elle doit renoncer à y retourner, à rejoindre sa famille, ses amis et camarades de lutte, ses enfants adoptifs de la rue.
Pinar Selek est une femme forte, mais elle est aussi fatiguée. Fatiguée de l’injustice contre laquelle elle se bat depuis bientôt 20 ans. Fatiguée de l’incertitude, triste de savoir que la possibilité de voir son père, sa sœur et tous ses proches en Turquie, est encore une fois repoussée.
Mais elle n’est pas seule. Partout où elle est passée, elle a lié de nouvelles amitiés, trouvé de nouveaux et nouvelles camarades de lutte, qui ont, entre autres, fondé des comités de soutien, en particulier à Strasbourg, Lyon et Nice, comités qui peuvent être facilement joints par internet. Pinar a besoin de soutien pour pouvoir continuer sa lutte pour toutes les personnes criminalisées, arrêtées et enfermées en Turquie. «Vous n’aurez pas mon sourire et mon énergie», dit-elle.
- Plusieurs œuvres de Pinar Selek sont disponibles en français: Travailler avec ceux qui sont en marge, Socio-Logos, 2010; Loin de chez moi, mais jusqu’où?, Éditions iXe, 2012; La Maison du Bosphore, Éditions Liana Levi, 2013; Devenir homme en rampant, L’Harmattan, 2014; Parce qu’ils sont Arméniens, Éditions Liana Levi, 2015.
- Du 31 mai au 3 juin 2017, plus d’informations sur le site exil-ciph.com
Parce qu'ils sont arméniens
«Le témoignage d’une féministe antimilitariste qui a eu maille à partir avec l’Etat ne réparera sans doute aucune injustice. Mais pourra-t-il au moins en faire reculer d’autres? Quoi qu’il en soit, la lutte pour la justice n’est pas seulement une victoire ponctuelle; elle ouvre un processus de réflexion et de repositionnement. Je l’ai moi-même vécu à travers ma propre histoire. J’ai appris à recueillir avec le sourire chaque goutte d’eau qui ruisselle, chaque graine qu’on sème. Oui, témoigner est une responsabilité. Témoi-gner avec les mots du coeur, en étant maître de sa parole.»
Pinar Selek
Une odyssée sans fin
11 juin 1998: Pinar Selek est arrêtée à la suite de la publication d’une étude scientifique sur des résistants et résistantes kurdes. Elle refuse de donner les noms des personnes interviewées. Elle est emprisonnée et torturée.
20 août 1998: En prison, elle apprend que la raison officielle de son arrestation est un attentat qu’elle est soupçonnée d’avoir commis.
22 décembre 2000: Elle est libérée, mais la procédure judiciaire continue.
8 juin 2006: Elle est acquittée. Le parquet fait immédiatement appel (sans donner ses motifs).
17 avril 2007: La cour d’appel suit le parquet et annule l’acquittement.
23 mai 2008: Deuxième acquittement. Le parquet fait à nouveau appel (sans donner ses motifs).
2009: La cour de cassation annule l’acquittement et décide de la condamner. Le cas est transféré à une autre cour d’assises.
9 février 2011: Troisième acquittement. La cour suprême annule tous les points de l’accusation. Le parquet fait appel pour la troisième fois.
22 novembre 2012: La cour suprême annule son propre jugement (l’acquittement) – une démarche jamais vue dans l’histoire de la justice.
24 janvier 2013: La cour suprême condamne Pinar Selek à la prison à vie.
11 juin 2014: Les avocats obtiennent l’annulation du jugement à cause d’illégalités et de manquements à la procédure.
19 décembre 2014: Quatrième acquittement. Le parquet fait appel pour la quatrième fois.
25 janvier 2017: Le procureur de la cour d’appel rend publique la demande de prison à vie pour Pinar Selek… retour à la case départ! https://pinarselek.fr/