La barque tunisienne a été sérieusement secouée par l’attentat du 18 mars au Musée du Bardo, et l’on pourrait craindre que les tensions extérieures et intérieures perturbent gravement le changement en Tunisie. Ce qui discréditerait encore un peu plus les «révolutions arabes». Cet acte révèle d’énormes tensions, et pose la question du djihadisme en Tunisie comme cela était prévisible. Mais la société résiste à une dérive violente, et elle fait surtout face aux difficultés de la vie quotidienne.
Si les 22 morts du 18 mars au Musée du Bardo n’ont pas débouché sur une crise politique majeure en Tunisie, c’est sans doute parce qu’il y a une relative cohabitation au gouvernement entre les principales forces: les «centristes» de Nida Tounes, et les islamistes d’Ennahdha.
Stabilité relative
Lors des assassinats de la personnalité d’extrême gauche Chokri Balaid et du nationaliste Mohamed Brami, en 2013, le parti islamiste Ennahdha avait le pouvoir, en association avec deux partis «sécularistes». De la droite libérale (Nida Tounes), à l’extrême gauche (Front Populaire), l’opposition accusait alors vivement le parti islamiste d’être complice des tueurs. Le climat politique aurait pu déboucher sur un scénario à l’égyptienne, avec un homme fort de type Sissi, qui finisse par faire plus de mal que de bien. Mais en Tunisie, l’armée n’a jamais été au cœur de l’Etat, elle n’est pas du genre putschiste, et le parti Ennahdha, quelles que soient ses erreurs, ne voulait pas la guerre civile.
Suite à la mort des deux leaders politiques évoqués, la pression contestataire a été suffisamment forte pour qu’un deuxième gouvernement, moins idéologique, se mette en place. Finalement, les élections législatives de fin 2014 ont donné la victoire à Nida Tounes et le parti islamiste a accepté l’alternance. Il avait auparavant fait certaines concessions, notamment en acceptant que la charia ne soit pas la première référence de la constitution. Le nouveau gouvernement a choisi la cohabitation avec deux formations libérales et quelques membres d’Ennahdha, de même qu’un ancien militant des droits de l’homme, comme ministre des Relations à la société civile. Ce mariage contre nature était censé favoriser une certaine stabilité du nouveau pouvoir face à la violence politique. Et cela s’est vérifié après l’attentat du 18 mars. Il y a donc eu union nationale, hormis de la part du Front populaire qui refusa de s’associer à un ensemble auquel participait Ennahdha, estimant que ce parti n’était pas crédible dans sa dénonciation du terrorisme. Pour une partie de l’extrême gauche tunisienne, tous les islamistes sont à mettre dans le même sac, et les djihadistes ne sont qu’une ramification de la pieuvre islamiste.
Certes il y a eu un certain embarras entre les dirigeants du parti islamiste et les activistes de l’islam radical, en 2011, au début de la révolution. Mais à partir de fin 2012, la relation entre la génération djihadiste émergente et le parti Ennahdha est devenue conflictuelle. La situation s’est aggravée suite à la manifestation contre l’ambassade des USA, fin 2012. Des islamistes ont alors attaqué l’ambassade en réaction à la propagation sur les réseaux sociaux d’un film américain grossièrement islamophobe. La réaction du ministère de l’Intérieur, contrôlé par Ennahdha, a été brutale. La police et la justice n’ayant pas beaucoup changé depuis la dictature, la méthode de l’aveu est souvent utilisée contre les personnes arrêtées.
Durant l’année 2013, de nombreuses arrestations ont fait suite aux assassinats politiques qui mettaient en cause des djihadistes et l’organisation salafiste Ansar al-Charia a été interdite. De manière générale, les accrochages entre islamistes radicaux et forces de l’ordre se sont multipliés. Aujourd’hui, des centaines de prisonniers djihadistes sont sous les verrous, sans que la culpabilité de tous soit évidente. Certains opposants suggèrent qu’en plus de la violence djihadiste, des nostalgiques de la dictature de Ben Ali jouent la stratégie de la tension.
Il est difficile d’obtenir des informations fiables et recoupées dans la Tunisie actuelle, mais on peut penser que certains milieux affairistes spéculent sur le chaos pour, d’une part, faire oublier leur responsabilité sous la dictature de Ben Ali et, d’autre part, mettre la main sur certains secteurs de l’économie dans un contexte où le droit est mouvant, tandis que les principales forces politiques sont plus occupées par les querelles idéologiques que par la lutte des classes.
Heureusement, les luttes sociales de base se multiplient au cas par cas, et la liberté d’expression qui a explosé avec la révolution a pris son élan.
Mais, depuis l’attentat du 18 mars, la voie est ouverte pour un programme sécuritaire, sous l’égide des USA et de l’Union européenne. Les questions sociales et certaines libertés risquent de passer pour secondaires, au nom de «l’urgence sécuritaire». Le président Béji Caïd Essebsi a affirmé que le combat contre le terrorisme ne se ferait pas contre les libertés publiques, mais dans la pratique beaucoup de jeunes se plaignent d’être toujours aussi mal traités que sous Ben Ali. Comme dit la sociologue Olfa Lamloum: «Tout se passe dans la quasi-continuité, comme si les gouvernements successifs ne faisaient que mobiliser les pouvoirs régaliens de l’Etat, police et justice, pour gérer l’exclusion des jeunes».
La situation chaotique aux frontières, avec l’instabilité libyenne d’un côté et les réseaux algériens de l’autre, favorise également des trafics, où djihadistes et «trabendistes» (contrebandiers) utilisent les mêmes parcours et convergent objectivement pour affaiblir le contrôle de l’Etat.
Certains observateurs s’inquiètent que ces trafics comprennent désormais de la drogue et des armes, mais l’essentiel concerne des biens de consommation, et il est difficile d’y mettre fin tant que les populations des régions frontalières n’ont guère d’autres ressources.1
La délinquance en col blanc, moins visible, passe plutôt par les ports. Récemment, des agents douaniers se sont fait prendre à Sfax pour un trafic de feux d’artifice avec un notable de la région.
Un économiste estime à 40% les revenus non déclarés des entreprises. Un ancien ministre affirme que les sociétés pétrolières qui exploitent les champs tunisiens ne déclarent que la moitié, voire moins, de leur production. C’est comme si la corruption, qui était plus ou moins dans les mains de la belle famille de Ben Ali à son époque, s’était atomisée ces dernières années. Tout cela alors que l’Etat est extrêmement endetté (environ 23 milliards d’euros), que le remboursement est son principal budget, et qu’il n’ose pas contester auprès des institutions internationales un endettement issu de la dictature...2
Conjugaisons islamistes
L’Etat tunisien est moins mobilisé par le pillage de l’économie que par la lutte contre la violence islamiste, laquelle n’est pas seulement idéologique. Il se trouve certes de jeunes salafistes terriblement dogmatiques qui croient qu’ils incarnent la vérité, et qui prétendent vivre comme au temps du prophète. Ils essayent parfois d’imposer leurs vues, mais ils rendent aussi service.
Ainsi dans l’étude faite par des sociologues sur deux quartiers pauvres de Tunis, on peut entendre un habitant dire:
«Pour moi la salafia est une bonne chose. Quand on les voit ensemble on dirait des frères, il s’entraident, ils aident celui qui n’a pas les moyens de se marier, ils n’obligent personne à faire le djihad, on t’explique tout et on te laisse maître de ta décision». Mais pour d’autres, l’intolérance dont peuvent faire preuve les salafistes est rédhibitoire. Un témoin évoque le parcours de certains jeunes qui deviennent salafistes en sortant de prison car seuls les salafistes les ont accueillis. Il précise:
«comme il est sans instruction (le jeune salafiste), quand il va sortir avec eux pour faire la prédication, il va employer la manière forte: tu dois prier, tu dois porter le voile, tu dois incendier les mausolées de saints! Il était écrasé, et en sortant avec eux il se sent puissant». S’il veut s’enraciner, le salafisme devra s’adapter car les Tunisiens, y compris les sympathisants, peuvent éventuellement être en accord avec eux contre la répression policière, sur l’interdiction de l’alcool, et sur le port du voile non contraint, mais pas ou peu sur d’autres préceptes.3
On ne passe pas automatiquement du salafisme au djihadisme, et beaucoup de salafistes restent non violents. Le djihadisme a plusieurs définitions mais, en l’occurrence, il s’agit de pratiquer la guerre sainte, essentiellement en Syrie, en Irak et en Libye, voire dans les pays qui ont «déclaré la guerre aux organisations islamistes». Concernant la Tunisie, dans un premier temps, le pays était considéré comme une terre de prédication, et non de djihad par les prêcheurs tels Abou Yadh, le leader de la principale organisation salafiste Ansar al-Charia. Puis la violence a commencé entre les forces de l’ordre et des salafistes, dont certains sont passés à la rébellion armée dans les maquis du mont Chaambi, à la frontière algérienne, en 2012. Dans ce contexte, il est difficile de discerner les responsabilités de l’escalade qui a fait des morts de chaque côté. Avec l’attentat du 18 mars 2015, pour la première fois le cœur de Tunis était touché et une vingtaine de touristes tués. Pourquoi des touristes? Un Tunisien qui connait certains djihadistes pense que les touristes internationaux, notamment les Occidentaux, sont désormais assimilés aux pays qui font la guerre à Daesh et à Al Qaïda, auxquels ils s’identifient. Le tourisme est par ailleurs soupçonné d’avoir abandonné le pays, depuis qu’il a baissé considérablement. Mais avec l’attentat, le tourisme va encore gravement chuter, avec les conséquences économiques désastreuses que l’on peut imaginer.
Autre question: pourquoi les Tunisiens sont-ils les plus nombreux des participants internationaux à aller faire le djihad en Syrie, Irak ou Libye? Nacer, qui connaît certains djihadistes, répond que nombre de révolutionnaires tunisiens ont cru qu’ils pourraient renverser le «tyran» syrien, comme ils l’avaient fait en Tunisie. Il ajoute que dans les pays arabes, on voit sur les chaînes de télé et sur les réseaux sociaux des images que l’on ne voit pas en Europe: celles de victimes horriblement massacrées par le régime de Bachar el Assad. Seif Eddine Trabelsi, un analyste qui fréquente la Libye depuis des années, ajoute que la Libye est devenue un nouveau terrain de guerre pour les djihadistes du monde entier, et notamment les Tunisiens, depuis que le général Haftar4, a lancé son offensive militaire en mai 2014, croyant qu’il pourrait résoudre les contradictions libyennes par la force. Cela n’a fait qu’aggraver les choses, comme l’explique Patrick Haimzadeh dans le Monde diplomatique d’avril 2015. Ce dernier conclut que seules des négociations politiques avec toutes les forces en présence peuvent permettre de sortir de l’impasse. De même certains spécialistes du Moyen-Orient estiment qu’il n’y aura pas de solution contre Daesh en Irak et en Syrie, tant que les sunnites de la région, qui soutiennent plus ou moins cette organisation, ne seront pas sécurisés. Outre son idéologie surréaliste, le djihadisme tunisien a donc des racines locales, liées aux problèmes socio-économiques et à l’humiliation que vivent certains habitants du pays, et des racines internationales liées aux conflits actuels. C’est un gigantesque casse-tête qui exige d’être analysé dans sa globalité. Mais les forces occidentales n’ont l’air d’aborder la menace que d’un point de vue sécuritaire. Et les plus radicaux des djihadistes provoquent l’Occident dans le but fantasmagorique de toujours plus de confrontations. Ce qui pousse à une polarisation qui bénéficie aux extrêmes dans un cercle vicieux dont il sera très difficile de sortir...
- Voir le site tunisien Naawat: http://nawaat.org/portail/2015/04/18/pourquoi-le-gouvernement-senlise-t-il-dans-le-surendettement-au-lieu-de-sattaquer-aux-milliards-non-declares-a-letat/
- Olfa Lamloum et Mohamed Ali Ben Zina, Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen, Une enquête sociologique, Tunis, Editions Arabesques, 2015. 200 p.
- Le général Haftar est un Libyen dissident de Khadafi, qui fit allégeance aux USA et retourna au pays en 2011, où il devint chef d’état-major, puis commandant en chef d’une des deux principales forces libyennes.