Du 25 décembre 2012 au 4 janvier 2013, notre petite délégation des réseaux Afrique-Europe-Interact et Welcome to Europe est repartie sur les routes de Tunisie. L’objectif de cette visite était de renforcer les contacts existants d’en prendre de nouveaux, afin d’évaluer si et dans quelle mesure l’idée, surgie dans le cadre de Boats4People1, d’une caravane de bus activistes en automne 2013 pour le droit à la libre circulation2, serait réalisable. (1ère partie)
Notre tournée à travers plusieurs villes tunisiennes, au départ peu organisée, est devenue un itinéraire imposant et inspirant «entre migration et précarisation». Nous avons découvert un kaléidoscope de luttes sociales qui offrent des points de départ multiples pour le projet caravane envisagé. Et partout, nous avons fait des rencontres, pour la plupart spontanées, avec les activistes locaux qui ont témoigné un intérêt animé pour le projet. Dans le journal qui suit, nous avons esquissé quelques-unes des étapes de notre voyage et les domaines conflictuels respectifs.
Tunis le 25 décembre 2012
Ceux qui ne sont pas des habitants de souche à Tunis trouveront la médina du centre-ville, avec ses innombrables ruelles étroites et ses magasins, un labyrinthe inextricable. A travers la foule, nous suivons tant bien que mal notre connaissance vers le point de rencontre «Article 13». Il s’agit d’un nouveau groupe de jeunes activistes à Tunis dont le nom fait référence à l’article de la charte des droits humains qui confère à chaque être humain le droit de quitter son pays d’origine. Dans la cour couverte de la maison, on peut voir des photos des jours de la révolution de décembre 2011, quand des manifestations contre le régime Ben-Ali s’étaient formées à partir de la médina. Le groupe «Article 13» se compose essentiellement de jeunes femmes, étudiantes, qui ont déjà acquis de l’expérience dans d’autres groupes activistes pour les droits humains. Elles ont déjà discuté à l’avance quelques questions concernant le thème de la caravane, par exemple qu’elles ne veulent pas seulement thématiser «le droit au départ» mais aussi «le droit de rester».
Au cours des ateliers et des assemblées, l’entraide sur place et les alternatives aux risques de la migration via la mer seront évoquées. Elles disposent de bons contacts dans certaines des villes prévues comme arrêts pour la caravane. Un projet de voyage pour les jours suivants est bientôt fait, une activiste de «Article 13» nous accompagnera.
El Fahs le 27 décembre 2012
Pas de travail, pas de perspective: les 13 jeunes qui – par l’entremise d’une connaissance – viennent spontanément nous trouver au café à El Fahs sont d’accord qu’ils veulent partir le plus tôt possible: comme Harragas3 en Italie, de toute façon en direction de l’Europe.
Quelques-uns ont déjà fait une ou plusieurs tentatives, mais ont été forcés d’interrompre la traversée ou ont échoué d’une autre façon. Pourtant ils ne laissent pas l’ombre d’un doute qu’ils tenteront de nouveau leur chance. Quant au rapport entre le nombre d’habitants et le nombre d’émigrants, cette petite ville, à moins de 70 km au sud de Tunis, est en haut de la liste des lieux d’où des Tunisien-ne-s ont émigré ces deux dernières années. Mais ce n’est pas tant cette statistique qui nous a amené-e-s à considérer cette ville comme une escale de la caravane que le fait d’avoir suivi, en septembre 2012, les nouvelles concernant une révolte locale à El Fahs, causée par un accident de bateau près de Lampedusa4.
Quatre-vingts personnes, dont des femmes et des enfants, avaient disparu – probablement en se noyant. Seules 58 avaient survécu. Bien que les gardes côtiers des deux pays avaient manifestement eu connaissance de la situation du bateau et auraient pu intervenir et sauver les gens, ni les autorités italiennes, ni les autorités tunisiennes n’ont communiqué d’informations concernant les noms des survivants et les circonstances de l’accident. Encore un cas de «laissé pour mort», en guise de politique de dissuasion? Rien qu’à El Fahs, 10 familles ont des proches parents qui ont été portés disparus.
Ici la nouvelle s’est répandue à toute vitesse et l’intérêt était grand, car «presque toutes les familles ont un enfant dans la migration»5. Face à l’inaction et à la politique de désinformation évidente des gouvernements, des milliers de gens d’El Fahs sont littéralement montés sur les barricades, les 9 et 10 septembre. Ils ont complètement paralysé la petite ville avec une grève générale et en même temps bloqué les entrées de la ville et les transports régionaux. Au cours des altercations qui ont suivi, trois commissariats de police et le bureau local du parti gouvernemental ont été incendiés. Afin de restaurer «la paix et l’ordre», on a fait venir des gardes spéciales de la police de Tunis. A la fin de notre visite, nous avons aussi parlé avec la mère d’un jeune disparu. Son mari venait juste d’aller à Tunis pour enquêter et s’organiser avec d’autres personnes concernées. Ils ne veulent pas baisser les bras avant d’avoir trouvé leur fils qui était parti à la recherche d’une vie meilleure, parce qu’ici il n’y a ni travail, ni salaire.
Siliana le 28 décembre 2012
Dès que nous demandons notre chemin, nous nous retrouvons dans une conversation corsée. Un jeune homme a qui nous avions demandé des informations sur les événements des dernières semaines nous montre avec fierté les traces d’incendie encore clairement visibles au carrefour. Elles viennent des barricades dressées en face du siège gouvernemental de Siliana. C’était un peu plus d’un mois auparavant, en novembre 2012, que le nom de cette petite ville à 120 km au sud de Tunis, avait été mentionné dans la presse, y compris internationale. Manifestations de masse et grève générale «contre la pauvreté et le chômage» avaient duré toute une semaine. Des milliers de gens réclamaient la destitution d’un gouverneur corrompu et odieux (du nouveau parti gouvernemental En-nahda). Sa résidence officielle avait été assiégée pendant plusieurs jours et les manifestations s’étaient vite transformées en combats de rue avec la police venue de Tunis. Celle-ci avait, entre autres, utilisé de la chevrotine contre les manifestants (…).
En décembre 2010 déjà, Siliana avait été un des premiers lieux de grandes manifestations et de contre-organisation sociale. Le conseil local d’autogestion formé à l’époque a certes été dissous après la révolution mais les gens sont restés «vigilants quant à leur désirs de changements tangibles, aussi dans leur vie sociale quotidienne»6.
La nouvelle révolte à Siliana en novembre avait commencé à se propager vers d’autres villes dans l’arrière-pays tunisien quand le syndicat UGTT – qui jouait un rôle clé dans la grève générale locale et la structure des protestations – négocia un «accord pour la pacification de la situation» avec le gouvernement central. Celui-ci promettait formellement le départ du gouverneur, ainsi que des «mesures pour l’amélioration de la situation économique régionale».
Que ces promesses d’améliorations ne seraient pas tenues était prévisible; en décembre, des employés au service de la ville entamaient une grève de la faim en raison des salaires minables7. Au cours d’une autre conversation dans les rues, nous apprenons que le salaire des 3.000 employé-e-s de la firme allemande Dräxlmayer qui, dans une zone industrielle de Siliana, fabrique des ceintures de sécurité, entre autres pour l’industrie automobile allemande8 se situe exactement à la limite du salaire minimum officiel tunisien de 250 Dinar (125 euros). Il s’agit, à 90%, de jeunes femmes, de 19 à 30 ans, dont beaucoup viennent des environs encore plus pauvres de la ville, qui sont exploitées ici en faisant les trois-huit pour un salaire qui, même en Tunisie, ne permet pas la survie. Avec d’autres filiales du groupe en Tunisie, mais également en Egypte et en Europe de l’Est, la succursale Siliana de Dräxlmayer fait partie d’une chaine fournisseuse en flux tendu. Jusqu’à maintenant, la production n’a pas été atteinte par les révoltes et les grèves qui visent prioritairement le gouvernement9. Et comme les possibilités de gagner sa vie sont rares, le potentiel de chantage de la direction de l’entreprise envers les salariées est considérable: celui qui rouspète est tout de suite licencié. Afin d’être préparée pour toutes les éventualités, la direction de l’entreprise a néanmoins élaboré un plan détaillé de réponse à la crise10.
* Ces extraits de journal datent de janvier, d’avant l’assassinat du chef de l’opposition de gauche Chokri Belaïd, le 6 février 2013 à Tunis, d’avant la grève générale et les manifestations de masse qui ont suivi dans plusieurs villes tunisiennes. Les développements des dernières semaines ne rentrent donc pas en ligne de compte, mais les lecteurs peuvent y pressentir qu’une insurrection plus grande et que le potentiel d’une «deuxième révolution» est latent. Nous avons senti, durant notre voyage, que la résistance à la pauvreté et à l’exploitation et la lutte pour un meilleur salaire, pour la liberté et la dignité, sont très vivantes en Tunisie. Et nous pensons que ces questions sociales – et non pas la polarisation médiatisée entre le parti gouvernemental islamiste et l’opposition laïque – devraient se trouver au centre de nos considérations, de notre solidarité et de notre quête de points communs.
- Boats4People a commencé ses premières actions en juillet 2012 entre la Sicile, la Tunisie et l’île de Lampedusa. Les ports d’escale étaient entre autres Tunis et Monastir.
Voir Archipel No 208, octobre 2012, Nouvelle solidarité transméditerranéenne. - L’idée d’une caravane pour le droit à la libre circulation a surgi de discussions entre activistes tunisiens et européens en juillet 2012, au moment des actions Boats4People à Monastir en Tunisie. Elle s’inspire de l’expérience de la caravane Afrique-Europe-Interact de Bamako au Forum Social Mondial à Dakar en février 2011. Que nos interlocuteurs tunisiens estiment que le thème de la migration était bien présent dans chaque famille tunisienne, mais que l’on en parlait guère en public était pour nous crucial. La caravane à travers la Tunisie est provisoirement prévue pour début septembre 2013. Une tournée pour s’informer et discuter en mars, juste avant le FSM de cette année à Tunis, fera partie essentielle de la préparation. Les participants – africains et européens – de cette tournée tenteront, aux arrêts divers, de développer les contacts avec les activistes locaux ainsi que d’élaborer ensemble les points principaux sur le contenu et les formes qu’auront les actions. Le projet de mobilisation concret sera conçu ensuite.
- Nom que les Maghrébins donnent aux émigrants qui voyagent sans visa, qui veut dire «brûleur de frontières».
- Ce qu’on a appelé l’affaire Lampione.
- Citation venant d’une conversation avec un contact d’El Fahs.
- Bernard Schmid à Labournet le 6 décembre 2012.
- Voir www.ffm-online.org du 1 janvier 2013 - Tunisie: Protestations à Siliana continuent, les médias se taisent.
- L’Allemagne est le plus grand investisseur étranger dans le domaine de la sous-traitance tunisienne pour l’industrie automobile et, avec environ 280 entreprises où travaillent plus de 50.000 personnes, le quatrième investisseur étranger. Aujourd’hui la Tunisie fait 80% (!) de son commerce extérieur avec l’Europe, notamment avec la France, l’Italie et l’Allemagne. Les entreprises européennes se servent des succursales tunisiennes comme «plan de travail prolongé» et pour le «perfectionnement passif».
- C’est une particularité locale, selon les recherches de Stefanie Hürtgen, depuis le Printemps arabe, la colère et la protestation visent aussi dans une grande mesure les groupes industriels étrangers. En particulier dans l’industrie textile où des jeunes femmes dénoncent les tracasseries, le paternalisme et les salaires minimum. La rage est énorme, dans la mesure où ces entreprises étrangères, surtout européennes, ne payent même pas le salaire minimum, ne se soucient pas de la législation sociale et ont souvent recours aux emplois temporaires. On lui a dit qu’un jour après la fuite de Ben Ali, une usine de Benetton à Gafsa dans l’arrière-pays avait été incendiée et ce n’est pas un cas unique; il est depuis beaucoup question en Tunisie du retrait de groupes étrangers et de la nécessité de «rétablir le calme» pour ne pas effrayer les investisseurs.
- Voir www.ffm-online.de du 31décembre 2012 - Tunisie, Egypte: Gestion de crise de la division internationale du travail.