Ayant été invités à un colloque sur les «Alternatives agricoles après la révolution», deux membres du Forum Civique Européen se sont rendus en Tunisie au mois de décembre 2011. C’était pour eux un pays inconnu et leurs impressions après une semaine de découvertes sont aussi partielles que subjectives.
Une queue interminable devant le contrôle de passeports. Les Tunisiens rentrent de France pour les vacances, nous sommes les seuls étrangers pure souche. Malgré la multitude d’enfants, tous attendent dans le calme que le «rien à signaler» s’affiche sur l’écran du policier. Sami, inspecteur de l’enseignement, et deux amis nous accueillent. Dans la nuit glaciale sur l’autoroute entre Tunis et Sousse ils nous racontent le pays et l’avenir incertain de sa «révolution». Au bord de la voie nous apercevons quelques grandes affiches exhortant la population à accorder six mois de paix sociale au président Marzouki, l’ombre des oliveraies tout au long du trajet et enfin un policier solitaire en faction devant un des palais de Ben Ali.
Sousse
Nous logeons dans un hôtel intact à Sousse, une ville côtière ravagée par le tourisme. Ravagée, car les grands hôtels de luxe sont vides et déjà délabrés, les chantiers de nouveaux bâtiments prestigieux stoppés et les matériaux pillés. Dans le souk les commerçants nous livrent un rude combat, gentiment, pour nous faire acheter: «L’insécurité, vous savez… Les étrangers n’osent plus venir! De quoi allons-nous vivre?». Plus tard, nous lisons dans le journal que les marchands ambulants sans emplacement fixe, de plus en plus nombreux, seront désormais expulsés du lieu par la police – pour plus de sécurité... Au restaurant de notre hôtel, où l’on sert de l’alcool, nous rencontrons des gens de la ville qui viennent boire un verre. Un médecin nous dit: «Je suis athée. Petit, j’étais à l’école coranique pendant quatre ans. Je ne le regrette pas. Ils m’ont inculqué des valeurs qui sont toujours importantes pour moi. Beaucoup de gens d’aujourd’hui se sentent sans repères, vides. L’extrémisme peut combler ce vide.» Pour lui, la révolution par Internet c’est du pipeau. Ce sont les luttes sociales qui ont provoqué la fuite de Ben Ali et elles ont commencé bien avant décembre 2010 et continuent jusqu’à ce jour. Deux mois après les élections pour l’assemblée constituante, le gouvernement n’a pas encore été nommé. «Les gens se méfient, il va avoir du mal à gagner leur confiance. Plus de la moitié de la population n’était pas inscrite et/ou n’a pas voté.»
Colloque – le bilan
Depuis 31 ans, la petite ville de Kalaâ Kebira non loin de Sousse accueille un «festival de l’olivier», dont le colloque sur l’agriculture est un événement récurrent. Avec Omar Aziki, syndicaliste dans l’agriculture de la région du Sousse marocain, nous représentons le côté international. Les autres intervenants sont des universitaires mais dans le public – une centaine de personnes – se trouvent également quelques agriculteurs de cette région dominée par la culture des oliviers. Il s’agit d’abord de dresser le bilan de la situation actuelle.
Depuis quinze ans, le pays n’a pas eu de politique agricole digne de ce nom. La dépendance alimentaire est aiguë. Comme le résume l’économiste Hossine Dinasi: «Nous sommes forts pour le hors-d’œuvre et le dessert mais ne pouvons plus fournir le plat principal, notamment la semoule et la viande.» Officiellement, le pays est autonome en oeufs, lait et viande rouge. En réalité il importe 100% des aliments du bétail – soja, maïs, orge – et une bonne quantité de la viande. Les autorités dissimulent les faits en se cachant derrière un discours sur la sécurité alimentaire, assurée par les 25% des importations qui sont des produits agricoles et alimentaires de base. Depuis 50 ans, les surfaces agricoles n’ont pas augmenté – autour de cinq millions d’hectares labourables. La population, elle, est passée de trois millions à presque onze millions. La majorité des petits paysans (75% des 500.000 exploitants) vivent misérablement. Avec l’exode rural et l’urbanisation les habitudes alimentaires changent. Auparavant, la Tunisie couvrait ses besoins en blé dur. Maintenant, on mange de plus en plus de blé tendre, pour une grande partie importée, la baguette s’est imposée au détriment du pain traditionnel. En revanche, presque 40% de la production agricole est exportée. En première place se trouve l’huile d’olive («le champagne des huiles d’olive»). Les Tunisiens, eux, consomment de plus en plus d’huile «végétale» d’origine étrangère au contenu non identifié mais beaucoup moins chère.
Grâce à la politique de barrages et de forages, les surfaces irriguées sont passées de 50.000 à 350.000 ha. Un intervenant dit: «Nous, un pays sec, exportons de l’eau vers l’Europe – sous forme de salades!» Il faut pomper de plus en plus profond et la salinité des sols augmente dangereusement. Cela n’empêche pas les investissements étrangers dans l’agriculture d’être toujours en hausse, même pendant l’année 2011.
Un membre d’Attac Tunisie donne un exemple de ces «projets d’avenir»: en décembre 2010, la Tunisie a signé un contrat avec un holding basé en Suisse, GWH – Global Wood Holding, pour la plantation d’eucalyptus sur 160.000 hectares appartenant à l’Etat dans le désert de Tataouine. Le but affiché: lutter contre la désertification et exporter du bois à transformer en biomasse pour «l’énergie verte» en Europe. L’eucalyptus pousse vite et boit beaucoup. Or, à Tataouine la nappe phréatique est déjà en train de se tarir à cause du pompage excessif qui, à son tour, mène au dépérissement les palmeraies. Rien n’indique que ce contrat ait été rompu après la «révolution». (Pourtant, nous découvrons plus tard qu’en 2011, l’Ukraine et l’Italie ont lancé des poursuites pour activités frauduleuses contre le vice-président italien du GWH, celui-là même qui avait signé le contrat avec la Tunisie et qui semble tremper dans un tas de projets «écologiques» louches.)
Et les solutions?
La politique agricole de l’avenir devrait avoir comme but principal de nourrir la population correctement, les interventions sont unanimes à ce sujet. Mais comment le réaliser? Les liens commerciaux et la «mondialisation» sous toutes ses formes réduisent la marge de manœuvre. Le nouveau gouvernement doit montrer une réelle volonté politique et nommer une commission d’experts et scientifiques pour répondre aux défis. La rentabilité et les rendements obtenus en France sont, selon eux, un exemple à suivre. Les remèdes préconisés nous laissent dubitatifs, pour l’avenir de la petite paysannerie et pour l’autonomie alimentaire tout court: Remembrement, subventions, plus d’intrants et de pompage, de nouveaux barrages, mécanisation et intensification des cultures bio pour mieux vendre à l’étranger. Après notre gentille intervention sur le pourquoi et comment des choix de «l’agriculture alternative» en Europe, nous essayons de montrer l’envers de la médaille de l’agriculture française. Omar parle nettement plus durement, il évoque la situation des petits paysans contraints de devenir des ouvriers précarisés pour l’agro-business florissant. Le colloque se termine sans débat.
Intermède
Sami insiste sur l’immensité des tâches à accomplir dans cette «nouvelle Tunisie». Ben Ali est parti, mais la majorité de ceux qui ont profité de son règne sont toujours là. Aujourd’hui, les partisans d’hier comme les opposants de tous bords et de toutes tendances essaient de se faire une place pour avoir un mot à dire. Cela explique peut-être le manque de débats lors du colloque. Sami cite en exemple ses collègues inspecteurs de l’enseignement. Tout est à repenser car jusqu’ici ils ont été de simples courroies de transmission du pouvoir en place. De plus, les élections du comité exécutif du syndicat UGTT vont avoir lieu fin décembre et l’enjeu est grand, car sa direction a été une fidèle alliée de Ben Ali et de son miracle économique tant vanté par les Occidentaux. Sami nous emmène à la réunion de son syndicat, intense mais en arabe. Malgré les quelques phrases lancées en français quand les orateurs s’excitent nous ne saisissons pas l’étendue des différends.
Nous faisons un tour dans les oliveraies. Nos pieds s’enfoncent dans la terre sableuse. Les familles, avec vieillards et enfants, sont en train de ramasser les olives, ils ont installé des tentes pour s’abriter du vent. Les arbres sont vieux et grands. C’est une année record par la quantité mais les prix sont bas. L’Etat achète la totalité de l’huile et négocie avec les acheteurs étrangers, qui cette année paient très mal à cause de la situation. Il est difficile de trouver de la main-d’oeuvre car beaucoup de chômeurs sont diplômés et ne veulent plus faire ce travail, dur et mal payé. Les moulins sont encore nombreux, soit traditionnels et nécessitant une importante manutention, soit ultramodernes en inox avec le gérant élégant qui regarde couler l’huile à la fin de la chaîne automatique. Dans les deux cas l’huile est délicieuse.
Gafsa - la ville
Un ami d’un ami habite à Gafsa à l’intérieur aride du pays, non loin de Sidi Bouzid où le jeune Bouaziz, chômeur diplômé et vendeur de légumes, s’est immolé par le feu il y a tout juste un an. Nous y allons malgré des avertissements sur la «dangerosité» du climat social de la région où les habitants dépendent de près ou de loin du phosphate, produit d’exportation de première importance. Hamid, comptable dans une entreprise liée au phosphate et amoureux de sa ville, nous guide. Il y a vingt ans, tout le monde se baignait dans les beaux thermes romains millénaires de la médina. L’eau s’écoulait dans un deuxième bassin où on lavait le linge pour ensuite être conduite dans les cultures entourant la ville. Aujourd’hui, les bassins sont asséchés et remplis de sacs en plastique, résultat du pompage qui a remplacé le vieux système économe d’arrosage pour plus de rendement. Par endroit, nous voyons des vestiges des méthodes anciennes. Des vieux oliviers espacés mêlés aux arbres fruitiers et des petits lopins de fèves, piments, blé, patates et une vache – de race Holstein (!) – attachée à son piquet.
La ville est marquée par la pauvreté bien implantée. Les rues grouillent de jeunes, hommes surtout, qui boivent du café et discutent ou qui tiennent de petits stands de cigarettes et de mouchoirs. A la périphérie et jusqu’aux berges de l’immense oued des familles entières construisent leur maison, sans autorisation ni plan, sans eau ni électricité. Elles profitent du vide juridique tout en sachant que l’oued, cause de catastrophes par le passé, risque de les emporter en cas de grosses pluies. Officiellement, le chômage frôle les 50% dans toute la région et depuis les grandes grèves en 2008, qui se sont soldées par plusieurs morts et de lourdes peines de prison, les habitants ne décolèrent pas. Le clientélisme et la corruption sont partout présents et les fonds alloués au développement et à la création de nouvelles entreprises ont disparu sans laisser de traces. Récemment, un responsable du personnel du phosphate est parti avec la caisse des salaires. Sur la voie du chemin de fer sont couchés trois gros wagons de marchandises. Excédés par la sourde oreille que rencontrent leurs revendications les jeunes et moins jeunes se sont révoltés début décembre: «Si vous ne voulez pas nous écouter, nous vous sabotons.» Le couvre-feu avait été instauré mais, depuis, personne n’a osé dégager les wagons de la voie qui empêchent tout transport ferroviaire pour le phosphate. Selon Hamid: «Gafsa et sa région ont, de tout temps, été réfractaires au pouvoir central. La contestation part toujours d’ici et c’e sont toujours les autres qui en récoltent les fruits.»
Après d’interminables tractations le nouveau gouvernement est nommé autour de Noël. Même les journaux en français plutôt de droite s’offusquent: «45 ministres pour un si petit pays! C’est le retour du clientélisme. Et puis ils coûtent cher, ces gens-là.» Le Premier ministre réitère les appels à la population à se retrousser les manches et la nouvelle direction des syndicats enchérit: «Il faut en finir avec les grèves qui sabotent l’économie et menacent les acquis de la révolution.» Pour l’année 2011, les autorités dénombrent plus de 750 grèves dont seulement 150 soutenues par les syndicats. Mais sans véritables changements – qui va mettre fin aux protestations? La police ne se montre que timidement. Par contre, l’armée est là. Dans les rues de Gafsa nous voyons des blindés garés un peu partout et les soldats fument tranquillement à leurs côtés, en attendant, peut-être.
Gafsa – la campagne
Le contact avec les gens est facile et ils parlent beaucoup: «C’est surtout ça qui a changé» disent-ils. «Maintenant on peut râler librement. Pour le reste...» Heureusement, à la fin de notre séjour nous rencontrons Béchir au passé mouvementé. Emprisonné sous Bourguiba, il a vécu des années en Irak, au Liban, en Algérie et en France. A présent, il partage son temps entre la France, où il entretient des liens avec de nombreuses ONG, et la Tunisie. Originaire de la campagne, loin de la ville il y occupe une maison modeste. C’est ici qu’il s’efforce d’aider les gens à se regrouper à l’exemple d’une petite association de paysans qui vient de voir le jour. Les paysans ont le droit de prendre sans payer des parcelles de nombreuses terres appartenant à l’Etat, mais pour les rendre fertiles ils doivent trouver les moyens eux-mêmes. Béchir compte sur le soutien que peuvent apporter ses contacts en France, aussi bien pour du savoir-faire que pour des investissements. Le président de la nouvelle association nous dit: «Heureusement, nous sommes pauvres. Nous ne pouvons pas nous payer des semences modernes, hybrides et parfois OGM, donc nous les faisons nous-mêmes. Ici, il faut utiliser nos propres ressources.» Sa soeur est sage-femme et avec quelques collègues elle est en train de monter un petit centre socio-médical pour les femmes et les enfants. Optimistes, elles comptent sur l’aide de Béchir.
Nous n’avons pas rencontré beaucoup de gens de leur trempe et, pourtant, ils existent sûrement. Nous sommes repartis avec des sentiments d’inquiétude et l’impression très forte qu’ici les gens ont besoin de temps et de moyens pour pouvoir réfléchir et expérimenter des solutions. Comment les soutenir pour le rendre possible?