TUNISIE: Répression contre les artistes

de Dieter Alexander Behr FCE - Autriche, 23/10/13, 30 nov. 2013, publié à Archipel 220

«Une deuxième révolution est nécessaire, voire inévitable». C’est la phrase que nous entendons le plus souvent durant notre visite de dix jours. La radio allemande SWDR nous a chargés d’un reportage au cours duquel nous rencontrons une vingtaine de journalistes, artistes et activistes de base. En outre nous retrouvons des amis avec qui nous avons mené l’action Boats 4 People en 2012.

Ils ont tous participé aux événements historiques de janvier 2011, ils sont tous très déçus du développement de la société des deux ans et demi passés. La colère vise en premier lieu les islamistes au gouvernement du parti Ennahda qui se présente comme modéré mais prête ouvertement le flan aux militants salafistes. De plus, le gouvernement n’a pas réussi à trouver de solution aux problèmes économiques urgents du pays.

Entretiens

Nous allons dans le bureau de l’UGETT, syndicat étudiant tunisien, où nous sommes accueillis par trois activistes. Cet entretien éclaire le rôle du syndicat et des étudiants progressistes dans le combat contre Ben Ali et aujourd’hui contre les islamistes. Une fois Ben Ali chassé, le combat de l’UGETT s’est surtout poursuivi dans la rue et dans l’université contre les islamistes du gouvernement. Récemment, par exemple, des islamistes ont bloqué l’institut de Littérature et agressé les étudiants, les professeurs et même le recteur pour protester contre le refus d’accepter des femmes entièrement voilées. D’autres voulaient inciter les étudiants proches d’Ennahda à instaurer dans l’université une séparation des sexes, des pièces réservées à la prière et des infrastructures comme des dortoirs pour les croyants. Tout cela devrait considérablement élargir le champ d’action des islamistes à l’université et porter atteinte au droit des femmes et à l’enseignement laïque. Un autre problème est évoqué: la répression de la police serait ambiguë. Il semble qu’Ennahda ait remplacé 20% des effectifs de la police par des gens qui agissent dans son sens.

Nous rencontrons Lina Ben Mennhi, la blogueuse mondialement connue du temps de la révolution. Elle est pressée, mais dans les vingt minutes qu’elle nous accorde, Lina nous fait une synthèse à la fois très claire, sobre et sans illusions sur la situation actuelle en Tunisie: le grand espoir est derrière, le printemps arabe s’est transformé en un hiver froid. La répression augmente contre ceux qui revendiquent leur liberté de penser et critiquent le gouvernement, ou agissent à l’encontre des normes religieuses, la collaboration entre Ennahda et des islamistes violents dans le pays et à l’extérieur est de plus en plus évidente. Pour moi, la manifestation la plus visible de cet état de fait est qu’en ce moment, Lina est accompagnée de policiers en civil, ce que je n’avais pas remarqués au début. C’est seulement à la moitié de l’entretien que j’intercepte un signe de Lina à un homme portant des lunettes de soleil, quelques tables plus loin. Toute l’ironie amère de la situation est là: depuis l’époque de Ben Ali, Lina est une combattante de premier ordre contre l’appareil policier tout-puissant, et aujourd’hui c’est lui qui la protège contre des ennemis beaucoup plus dangereux.

Manifestation dans la Casbah

Mercredi, accompagnés de deux camarades de l’organisation «Article 13», nous allons dans la Casbah de Tunis où a lieu une manifestation contre le régime. Motif: une commission d’enquête composée d’avocats sous la direction de Taieb Laaguili détient aujourd’hui la preuve que l’assassinat des deux opposants politiques Chokri Belaid et Mohamend Brahmi en février et août 2013 sont liés à des cercles très hauts-placés au sein d’Ennahda. Cette histoire n’est pas complètement éclaircie, mais de plus en plus de faits sont révélés, qui mettent les islamistes du gouvernement dans l’impossibilité de fournir des explications: un Salafiste Libyen de haut rang, Abdelhakim Belhaj, chef du parti islamiste Al Watan, dont l’implication dans les meurtres est avérée, a été accueilli par Ennahda avec tapis rouge. La commission d’enquête avait déjà prouvé que le ministère de l’Intérieur était informé du projet de meurtre, sans toutefois prendre des mesures pour la protection des deux hommes politiques.

Environ 300 personnes participent à la manifestation; l’ambiance est chargée de colère et de détermination. Plusieurs opposants prennent la parole, et soudain une grêle d’œufs s’abat sur l’affiche placée là symboliquement représentant les membres du gouvernement et les ministres. Pour la petite histoire: quelques semaines auparavant, le cinéaste Nasredin Sihili avait agressé le ministre de la Culture avec un œuf. Comme la majorité des ministres, il appartient au parti Ennahda et il est détesté par tous les artistes progressistes. Le jet d’œufs est désormais une sorte de symbole de la protestation. Il y a peu, une jeune fille de 17 ans l’a repris: l’œuf n’a pas atteint le ministre, mais elle est toit de même menacée de six mois de prison.

Juste avant de quitter le lieu de l’événement, nous avons eu un entretien avec le cinéaste Hejib Abidi, tout juste libéré de prison, sur la grande place dominant la Casbah. En été, il avait été arrêté en pleine nuit dans son appartement avec sept de ses amis politiques, soupçonnés de fumer de la marijuana, alors qu’il travaillait à un documentaire sur la répression policière. Aujourd’hui Nejib attend son procès, il est libre mais ne peut pas quitter Tunis. Il faudra suivre le déroulement du procès et lui apporter une solidarité européenne.

Ennahda doit partir

Lors d’une discussion à bâtons rompus avec notre hôtesse d’Article 13, il nous apparaît de plus en plus clairement à quel point le gouvernement et le parti Ennahda sont haïs. Les révélations de la commission sur le meurtre de Belaïd et Brahmi remontent seulement à la veille et le résultat renforcent nos amis dans leur conviction: Ennahda doit partir. Il y a d’autres raisons évidentes: l’économie ne tient pas debout, bien au contraire. Le prix des denrées de base augmente massivement tandis que les salaires sont gelés. On craint que les caisses de l’Etat ne se retrouvent vides et que les employés du secteur public ne puissent plus être payés. Il n’y a pas seulement les Tunisien-ne-s de gauche qui refusent Ennahda: des sondages lui attribuent entre 10 et 20% maximum. On entend partout parler du double discours d’Ennahda : d’un côté il est supposé garantir les droits individuels, les droits des femmes, la liberté de pensée etc., de l’autre il restreint tous ces droits en permanence. On entend aussi que la religion n’a rien perdu de son influence dans la sphère publique et que l’Islam tel qu’il est représenté par Ennahda n’a rien à voir avec l’Islam pratiqué ici en Tunisie par la majorité de la population.

L’introduction de la charia, que le parti ne peut pas appliquer mais qui est prévue dans son programme, veut ramener brutalement le pays au 14ème siècle. Selon elle, le djihad par-delà les frontières serait extrêmement dangereux, il faut savoir que des milliers de Tunisien-ne-s ont été recrutés pour la guerre en Syrie. C’est pourquoi les mosquées sont restées ouvertes, pas comme sous Ben Ali. Ennahda a même courtisé des Salafistes étrangers, les a présentés sur des podiums, comme par exemple le Libyen Abdelhakim Belhadj. Il existerait également des relations avec l’organisation salafiste Ansar Echaria, qu’Ennahda a laissée tomber en août et considère désormais comme un groupement terroriste. Il a récemment été révélé que des centaines de femmes ont été recrutés en Tunisie pour être envoyées en Syrie afin de servir d’objets sexuels aux combattants du djihad, et nombre d’entre elles sont revenues enceintes ou malades. On en parle beaucoup chez nos amis, comme dans tout le pays.

S'en débarrasser, mais comment?

Les avis commencent à diverger quand on en arrive à examiner comment pousser le gouvernement à démissionner. La plupart de nos interlocuteurs sont partisans d’une deuxième révolution, des négociations ne suffisent pas. Il faut empêcher le plus vite possible qu’Ennahda ne s’accroche au pouvoir, que ses gens occupent des postes et qu’il en tire des ressources pour ses activités. D’autres en revanche pensent qu’il faut négocier, car si Ennahda est contraint par la force à être dans l’opposition, il commettra davantage d’actions terroristes.

Le lendemain nous rencontrons Thameur Mekki, journaliste musical de gauche, pour un entretien instructif sur le hip hop tunisien et la répression. Thameur fait partie du comité de soutien à Klay BBJ, le rappeur tunisien le plus connu en ce moment. Il a été arrêté quelques semaines auparavant pendant un concert, directement sur la scène. Dans ses textes, il critique la violence policière et la misère sociale, économique et politique. «Weld 15», un autre rappeur connu victime de la répression, est actuellement en fuite. Thameur Mekki travaille à la croisée des ONG de soutien et mouvements de base, organise un soutien psychologique pour les prisonniers, les avocats, les médias, etc.

Nous quittons le pays avec l’impression qu’un nouveau cycle de lutte n’est pas improbable. Beaucoup d’amis regrettent d’avoir manqué une grande occasion de chasser Ennahda et tout le gouvernement, juste après le meurtre de Chokri Belaïd en février 2013. A ce moment là, l’insatisfaction était à son comble, tandis qu’aujourd’hui, même si les gens sont terriblement mécontents, ils sont plutôt paralysés. La puissante union syndicale UGTT mise beaucoup sur les négociations, qui stagnent depuis des mois au lieu d’agir avec décision. Le grand danger réside dans la présence transnationale de la réaction sous la forme d’islamistes au gouvernement et dans la rue. Il semble que de nombreux Tunisiens en aient assez et espèrent d’urgence un changement novateur de fond.

PS : Alors qu’est rédigée la fin de cet article, la situation en Tunisie n’a pas changé: Ennahda a signé la feuille de route du groupe de négociations (un «quartette» dont sont membres l’union syndicale UGTT, le syndicat des patrons, le barreau et l’association des droits de l’homme), théoriquement, le gouvernement doit démissionner jusqu’à la fin octobre; en même temps la direction du parti s’est ouvertement exprimée contre, et le premier ministre Ali Laarayed a déclaré cette semaine que son parti aurait besoin de «garanties» pour quitter le gouvernement. Le 23 octobre, pour le 2ème anniversaire du vote de l’assemblée constituante dont le mandat a expiré théoriquement il y a un an, une manifestation d’opposition s’est déclenchée en même temps que s’ouvrait officiellement le «dialogue national» entre le gouvernement actuel et l’opposition, avec la médiation du «quartette». L’issue de ce processus est tout sauf claire…