Depuis l’incarcération du journaliste germano-turc Deniz Yücel pour «propagande d'association terroriste et incitation à la révolte», la répression des opposant·e·s au gouvernement turc s’emballe.
Et ce n’est pas la critique de la communauté internationale qui effraie le président Erdogan, celui-ci allant même jusqu’à affirmer, il y a quelques semaines, que Deniz Yücel serait un agent allemand. La répression continue de s’étendre contre politiques, médias critiques et activistes. Depuis l’échec du coup d’Etat, la Turquie sombre dans une dictature dont les universitaires critiques sont de plus en plus la cible, à l’instar des 330 personnes de la haute fonction publique licenciées début février.
Zeynep Gambetti est professeure à l’Institut de Sciences Politiques et de Relations Internationales de l’Université du Bosphore d’Istanbul, l’une des plus renommées de Turquie. Elle n’a pas été licenciée mais souligne que cela pourrait arriver à tout moment (…). Les tourments des intellectuel·le·s avaient toutefois débuté bien avant ces événements: fin 2015, plus d’un millier d’universitaires signaient une pétition pour la paix, appelant à l’arrêt des opérations militaires dans les régions kurdes, dans le sud-est du pays, ainsi qu’à la reprise des pourparlers. Tou·te·s les signataires de cette pétition ont été accusé·e·s officiellement de soutenir des activités terroristes, accusation à laquelle Zeynep Gambetti et ses collègues ont répondu par une conférence de presse, qui a conduit à l’incarcération de certain·e·s de ces personnes durant plusieurs semaines.
Intimidations et licenciements
Selon Zeynep Gambetti, c’était un premier avertissement: tou·te·s les partisan·e·s officiel·le·s de la reprise des pourparlers et du processus de paix avec le PKK ont été massivement victimes d’intimidations. Depuis la tentative de coup d’Etat de juillet 2016, l’Etat turc élargit grandement son champ d’action contre les opposant·e·s potentiel·le·s: l’état d’urgence a été déclaré et il est devenu possible de démettre un grand nombre de fonctionnaires de leur fonction, par seul décret gouvernemental.
Des dizaines de milliers de fonctionnaires sont concerné·e·s, Erhan Kelesoglu est l’un d’entre eux. Il était professeur auxiliaire à l’Institut de Sciences Politiques de l’Université d’Istanbul où il travaillait depuis une vingtaine d’années lorsqu’il a été licencié le 29 octobre. Kelesoglu n’a pas pu retrouver de poste depuis, ni dans une autre université, ni dans une autre institution. Quant aux employeur·euse·s du secteur privé, illes craignent également de recruter les personnes visées – la date de leur licenciement étant désormais un symbole clair d’épuration politique. Beaucoup n’ont pas le droit de quitter le territoire, leur passeport et leurs droits sociaux, tel que le droit aux allocations chômage, ont été annulés, preuve supplémentaire du caractère punitif volontaire et collectif venant du gouvernement. L’actrice Nazli Benan, diplômée de la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’Ankara, rapporte que les sept professeur·e·s du département Théâtre ont été licencié·e·s parce qu’illes avaient signé cette pétition pour la paix. Toutes les activités théâtrales de l’Université d’Ankara sont désormais de facto interrompues, de même que les programmes de master et de doctorat: les cours ne sont plus assurés.
La purification politique radicale du département Théâtre d’Ankara n’est pas un cas isolé, souligne Zeynep Gambetti: toute une série de facultés ont été tout simplement vidées, comme la faculté de Droit, Economie et Sciences Sociales de l’Université d’Ankara, une institution au rôle historique dans la formation d’intellectuel·le·s et de hauts-fonctionnaires en Turquie.
D’autres facultés ont globalement perdu tout leur personnel de formation et de recherche, c’est le cas de la faculté des Sciences en Communication de cette même Université d’Ankara ainsi que de l’Université Marmara d’Istanbul. Le pire, selon Zeynep Gambetti, c’est que l’éducation supérieure des prochaines générations est remise en question par ces décisions. Les universitaires encore en poste sont extrêmement soucieux et intimidés. Un grand nombre de professeur·e·s n’osent plus s’exprimer publiquement ou travailler sur des sujets de recherche considérés en Turquie comme délicats, au risque de s’attirer des ennuis.
Une atmosphère pesante
Les personnes encore en poste aujourd’hui voient leurs conditions de travail se dégrader en raison des représailles. Asena Günal est cofondatrice d’un observatoire des cas de censure aux niveaux académique, artistique et culturel depuis 2011. Elle affirme que le problème au sein des universités se pose également pour les personnes encore en exercice, ne pouvant plus travailler librement. Ceci est notamment visible avec la régression significative du nombre de publications, les fonctionnaires ayant obligation de remplir des formalités qui rendent impossible le travail productif. Les universitaires signataires de cette pétition pour la paix ont cependant été soutenu·e·s par d’autres corps de métier, qui sont eux-mêmes victimes de la répression. Lorsque le groupe «Les universitaires pour la paix» avait publié la pétition, 433 personnes du milieu du cinéma l’avaient signée puis décidé de rallier le mouvement. Enis Köstepen, qui fait partie de ces signataires, raconte avoir reçu une lettre officielle de la police reprochant aux 433 signataires d’avoir soutenu des activités criminelles.
Transformation de la société
Bülent Kucuk a vécu près de dix ans en Allemagne, travaillant auprès de différentes universités. Il y a sept ans, il est retourné s’installer en Turquie où il enseigne la sociologie à l’Université du Bosphore d’Istanbul. Il affirme que, depuis lors, une transformation lente de l’Etat ainsi que de la société est à l’œuvre. Cette transformation serait à l'instigation des élites sociétales qui souhaiteraient instaurer un nouveau type de société conservatrice, autant qu’orientée vers la consommation. Toutes les institutions étatiques devraient ainsi être transformées et placées sous le contrôle de cette nouvelle élite. Selon Bülent Kucuk, la répression violente des manifestations du Parc Gezi en 2013 serait le moment charnière dans l’évolution politique en Turquie: ces manifestations auraient pu être l’occasion historique et décisive pour changer la société turque, mais cette période a pris fin brutalement dès les semaines suivantes, avec l’avènement d’une tendance populiste de droite réactionnaire, pavant le chemin à un nouvel ordre fasciste.
La répression contre les universitaires a également des conséquences fatales. Dans la province d’Adana, dans le sud du pays, un jeune assistant s’est suicidé à la suite de son licenciement et du refus de sa candidature dans d’autres universités. On lui reprochait d’appartenir à une organisation terroriste. Le jeune homme ne supportait plus cette stigmatisation. Zeynep Gambetti souligne qu’une atmosphère de méfiance et d’inquiétude s’impose désormais dans diverses universités du pays: la peur de se pencher sur des sujets de recherche controversés ou de la dénonciation par leurs propres collègues, voire même par leurs étudiant·e·s. Beaucoup de chefs d’accusation sont naturellement fictifs, mais il suffit de travailler sur tel ou tel sujet pour être signalé·e. Dans certains cas, il suffit même de placer son argent dans la mauvaise banque ou d’envoyer son enfant dans la mauvaise école pour être accusé-e de soutenir le Mouvement Gülen ou le PKK. La présomption d’innocence a été, toujours selon Zeynep Gambetti, totalement abandonnée dans le pays. Les jugements ont lieu sans véritable procédure administrative juridique.
Solidarité vitale
Quel champ d’action reste-t-il aujourd’hui? Bülent Kucuk voit la solidarité internationale comme un des facteurs déterminants: beaucoup d’universitaires de la diaspora, à Berlin, Vienne, Londres, en France, aux Etats-Unis, au Canada et dans beaucoup d’autres pays sont désormais mobilisé·e·s. Partout dans le monde, des groupes de solidarité se forment dans le but de soutenir des collègues de Turquie. Selon Ulrich Brand, professeur de Politique Internationale à l’Université de Vienne, il faudrait que les universités se dotent de structures pour gérer cette solidarité, par exemple en proposant des bourses pour financer les voyages, ou des postes d’enseignement. Leur reconnaissance universitaire et leur inclusion dans des échanges aux niveaux européen et international, permettraient d’empêcher la diffamation terroriste dont ils sont l’objet.
La politologue Zeynep Gambetti partage également ce point de vue. Elle soutient que les pétitions, les actions symboliques et les campagnes sont importantes, mais plus important encore serait de développer la coopération et l’aide directe, pour aboutir à des accords officiels permettant aux concerné·e·s de quitter le territoire, ou de les soutenir sur place. Selon elle, l’indépendance des universités est une condition sine qua non d’une démocratie. Après l’attaque massive contre les médias turcs, il y a quelques temps, c’est maintenant le tour des universités, derniers bastions d’une production des savoirs critiques, objective et indépendante de partis politiques. Selon Gambetti, la Turquie a fondamentalement besoin de ces savoirs afin de permettre à l’opinion publique de comprendre les évolutions actuelles et d’agir en conséquence.