L’arrestation du maire d’Istanbul İmamoğlu le 19 mars dernier a déclenché en Turquie un mouvement de protestation inattendu, aussi énorme que spontané, qui a ébranlé le pays jusque dans ses fondements. Depuis, des millions de personnes manifestent contre le gouvernement. Dans les rues de Turquie, la lutte pour le pouvoir entre démocratie et dictature se déroule sans relâche – indécise jusqu’à ce jour.
Le président du parti du Mouvement nationaliste (MHP), Devlet Bahçeli, a récemment insisté pour que le procès du maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu se termine rapidement: «Si le suspect est innocent, il doit être acquitté. S’il est coupable, la peine doit être prononcée immédiatement et en accord avec la conscience publique», a-t-il déclaré lundi 7 avril. L’homme politique d’extrême droite, un des plus proches alliés du président turc Recep Tayyip Erdogan, semblait soudain sérieusement préoccupé. Les manifestations de rue qui ont déclenché l’arrestation du maire d’Istanbul se sont certes quelque peu calmées. Mais elles n’ont pas cessé pour autant. Bahçeli a accusé le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), de vouloir plonger la Turquie dans le chaos et la discorde.
«Regardez cette mer de gens! Regardez les deux millions de personnes rassemblées ici!». Özgür Özel, président du CHP, le plus grand parti d’opposition turc, regardait depuis la tribune des orateurs la foule qui s’était rassemblée sur un immense terrain donnant directement sur la mer de Marmara. «Nous ne nous laisserons pas intimider!», a-t-il lancé, euphorique. Il a annoncé des actions de protestation régulières – «chaque samedi dans une ville turque» – jusqu’à ce que le maire emprisonné Ekrem İmamoğlu soit libéré et que le gouvernement d’Ankara convoque des élections anticipées. Sans protestations, le pays risque de voir abolir immédiatement la démocratie, a averti Özel.
Messages de la prison
«Nous ne nous laisserons pas intimider!», ont répondu en chœur les participant·es. Leurs slogans ont résonné dans les rues de Maltepe, située sur la rive asiatique opposée à la métropole d’Istanbul et traditionnellement un bastion du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir. Les manifestant·es réclamaient à grands cris «Droit, loi, justice!» et le cri «Pas de salut seul – soit tous ensemble, soit aucun d’entre nous!» – librement inspiré de Bertolt Brecht, revenait sans cesse.
Un jour avant la manifestation de Maltepe, Ekrem İmamoğlu a pu s’exprimer sur les événements dans une tribune publiée par le New York Times: Recep Tayyip Erdoğan a compris «qu’il ne peut pas me battre dans les urnes», écrit-il. Les autorités n’ont aucune preuve crédible des accusations portées contre lui et son équipe – corruption, gestion d’un réseau criminel et soutien au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) illégal. Tout comme le président du CHP à Maltepe, Ekrem İma-moğlu a averti que la Turquie n’était pas seulement menacée par une «lente érosion de la démocratie», mais aussi par «la destruction délibérée des fondements institutionnels de notre République». De toute façon, la «république de M. Erdoğan s’est transformée en une république de la peur», selon Ekrem İmamoğlu.
Evolution du CHP
Le Parti républicain du peuple (CHP) est le parti du fondateur de la République, Kemal Atatürk. Fondé en 1923, il avait pour objectif de déclencher une révolution culturelle en s’appuyant sur six principes de base. Les deux plus importants étaient la laïcité et le nationalisme. La laïcité, expliquée simplement, signifiait que les valeurs et la culture islamiques étaient mal vues dans le nouvel État – car Atatürk voulait un «État occidental» moderne. Le nationalisme se référait en premier lieu à la minorité kurde: selon la doctrine kémaliste, il n’y avait pas de Kurdes en Turquie; iels ont été rebaptisé·es sans hésiter «Turc/ques des montagnes».
Pour protester contre les principes kémalistes grotesques imposés d’en haut, des révoltes de musulman·es croyant·es ou de Kurdes ont régulièrement éclaté. A trois reprises, les généraux turcs ont fait un coup d’État, dissolvant le parlement et les partis, torturant d’innombrables citoyen·nes dans les prisons – toujours au nom du sauvetage de la république kémaliste. Le CHP, qui se considérait comme le gardien des principes kémalistes à l’instar des généraux, acceptait à chaque fois de suspendre la démocratie. Au tournant du millénaire, il était devenu un petit parti divisé à l’extrême ouest de la Turquie.
C’est justement Ekrem İmamoğlu qui a contribué à changer le visage du CHP. En tant que membre principal du CHP, il s’adresse à la partie de la population turque qui s’oriente vers des principes et des styles de vie occidentaux. Il s’agit notamment de la population plus large des centres urbains, des étudiant·es et des intellectuel·les. Comme il est lui-même issu de milieux conservateurs – son nom se traduit par «fils de l’imam» – il ne craint pas d’entrer en contact avec les masses croyantes et jouit d’une grande confiance parmi elles. Lors des élections municipales de 2019, il a en outre formé une alliance électorale avec le seul parti pro-kurde et a pu gagner trois fois les élections à Istanbul contre le parti d’Erdoğan.
Les derniers sondages prévoyaient la victoire d’İmamoğlu contre Erdoğan lors des élections présidentielles de 2028.
Une société peut-elle s’habituer à des descentes de police arbitraires et à des arrestations à l’aube? Après le putsch déjoué de 2016, qu’Erdoğan avait attribué à son rival de l’époque, Fethullah Gülen, la Turquie a été transformée en un État policier: près de 45.000 partisan·es présumé·es de Gülen ont été arrêté·es, parfois sans raison, leur appartement pris d’assaut à l’aube par des policiers anti-émeute et leurs biens confisqués. Pour leurs familles, ces rafles ont été synonymes d’années d’humiliation, de régression sociale et de peur. Mais leur sort n’a touché que peu de gens – le grand public ne s’y est guère intéressé. Il s’en est suivi des rafles à l’aube contre des politicien·nes et des maires kurdes, qui ont tout au plus suscité des protestations dans le sud-est du pays. Même la privation de droits de certains dissident·es, professeur·es et les avocat·es par exemple, n’a fait l’objet, dans le meilleur des cas, que d’un petit article dans les médias d’opposition.
Le 19 mars 2025, peu avant sept heures du matin, une centaine de policiers ont encerclé la résidence du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, et l’ont emmené comme un vulgaire criminel, devant ses enfants. C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres dans les grandes villes.
Selon le ministre turc de l’Intérieur Ali Yerlikaya, la police a arrêté plus de 2000 personnes au cours des dix derniers jours de protestation [fin mars/début avril, ndlr], dans la rue ou après des descentes à leur domicile. Parmi elles, l’avocat d’İmamoğlu, Mehmet Pehlivan, des photoreporters et des journalistes qui faisaient leur travail sur place et, bien sûr, des manifestant·es: «Susma, sustukça sıra sana gelecek», «Ne te tais pas, car si tu te tais, tu seras le prochain», criaient les protestataires, qui cachaient généralement leurs visages juvéniles derrière un masque.
La direction du CHP menacée de sanctions
Dans les jours difficiles des manifestations de masse, le président du CHP Özgür Özel s’est révélé être une figure forte au sein de son parti. Malgré la forte pression exercée par les autorités, il a réussi à le maintenir uni et, en outre, à mobiliser et à entraîner les masses par sa rhétorique virulente contre le gouvernement. Il a promis de contraindre le gouvernement, par des actions quotidiennes, à libérer İmamoğlu et à convoquer des élections anticipées. Le premier rassemblement a eu lieu à Samsun, dans la province turque de la mer Noire, la ville où le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, avait lancé la guerre d’indépendance contre les forces alliées en 1919. «Ceux qui sont arrivés au pouvoir par les élections ne veulent pas quitter le pouvoir par les urnes – cela s’appelle un coup d’État», a déclaré Özgür Özel devant des dizaines de milliers de personnes. Il a ajouté que la pétition lancée la semaine précédente pour demander la libération d’İmamoğlu avait recueilli près de 10 millions de signatures.
En tant qu’homme fort compétent du CHP, Özgür Özel se retrouve cependant lui-même dans la ligne de mire du gouvernement. Les organes de presse proches du gouvernement parlent depuis peu d’une vaste enquête contre Özel. Il est reproché aux délégués d’avoir reçu des pots-de-vin lors du dernier congrès du parti afin qu’ils votent pour Özel. Des rumeurs circulent à présent selon lesquelles l’immunité de plusieurs députés du CHP pourrait être levée dans le cadre de cette affaire. Si ces rumeurs s’avèrent exactes, Özel pourrait lui aussi se retrouver derrière les barreaux et le CHP sans direction.
Evolution de l’AKP
C’est la promesse de plus de démocratie et de plus de droits pour tou·tes qui avait propulsé le parti islamiste AKP au centre de l’actualité politique turque en 2002. Les jeunes politiciens Erdoğan et son vice-président Abdullah Gül étaient alors devenus le moteur d’un processus de démocratisation époustouflant; la peine de mort avait été abolie en très peu de temps, de nombreux articles muselant la presse supprimés de la loi sur la presse et le militaire a été soumis au contrôle de la politique. Erdoğan et Gül voulaient encore prouver au monde que la démocratie et l’Islam étaient parfaitement compatibles.
Mais dès 2017, la Turquie d’Erdoğan n’était plus une démocratie: l’État de droit avait été vidé de sa substance, la justice subjuguée et les médias mis au pas. Des observateurs tel que le célèbre journaliste turc en exil Yavuz Baydar sont convaincus qu’en emprisonnant İmamoğlu, Erdoğan a rapproché la Turquie des autocraties d’Asie centrale: comme en Azerbaïdjan, où l’opposition n’existe que sur le papier, voire pas du tout, «Erdoğan veut briser la colonne vertébrale de l’opposition politique turque et s’assurer une présidence à vie», déclare Yavuz Baydar.
Le fait est que les protestations massives contre la détention d’İmamoğlu ont pris par surprise l’équipe au pouvoir autour d’Erdoğan. Cela a conduit à une impasse provisoire dans ce premier round de la lutte pour le pouvoir entre démocratie et autocratie.
Comment continuer?
En politique intérieure, seul le mouvement national kurde pourrait jouer le rôle de game-changer. Les membres du parti pro-kurde DEM sont déjà prêt·es à des protestations de longue durée en raison de la répression qui dure depuis des décennies. Mais le DEM, troisième parti du pays, cache encore ses cartes à cet égard.
Le mouvement démocratique turc aurait besoin du soutien de ses partenaires en politique étrangère. «Il ne fait aucun doute que les récents développements – la guerre de la Russie en Ukraine, la chute du régime d’Assad en Syrie voisine et les destructions dans la bande de Gaza – ont accru l’importance stratégique de la Turquie, surtout si l’on considère qu’elle peut contribuer à la sécurité européenne», écrit Ekrem İmamoğlu dans sa tribune pour le New York Times. «La géopolitique ne devrait toutefois pas nous amener à négliger l’érosion des valeurs, notamment les violations des droits humains. Dans le cas contraire, nous risquons de légitimer celles et ceux qui démantèlent petit à petit l’ordre mondial basé sur des règles. La survie de la démocratie en Tur-quie est cruciale, non seulement pour les habitant·es de ce pays, mais aussi pour l’avenir de la démocratie dans le monde».
Ekrem İmamoğlu a raison. Il est effectivement dans l’intérêt de l’UE de ne pas fermer les yeux sur ce qui se passe actuellement dans les rues de Turquie. Étant donné qu’après la victoire électorale de Donald Trump, l’UE se considère comme l’un des derniers bastions de la démocratie libérale, elle ne doit surtout pas accepter de faire des concessions sur les règles de la démocratie. Sinon, elle risque de s’accommoder, en marge de l’Europe, d’un autocrate qui sera encore plus puissant et plus imprévisible pour son peuple et pour l’UE.
Amalia van Gent*
*Amalia van Gent est journaliste et autrice. Elle est spécialisée dans la Turquie et les pays du Caucase. Elle est en outre une excellente connaisseuse de la situation du peuple kurde au Moyen-Orient. Cet article a été publié dans une première version le 02/04/2025 dans Infosperber et mis à jour par l’autrice pour l’Archipel.