Peu avant les élections en Turquie, je suis allée à Istanbul où j’ai passé une semaine extraordinairement intense, riche en rencontres et en expériences. J’aimerais vous faire part de mes impressions sur cette ville, ses habitant·es et les mouvements sociaux qui s’y déroulent. [La version française de cet article est parue en deux fois, dans Archipel 326 et 327].
Début mai, je me suis rendue pour la première fois à Istanbul avec une amie du FCE-Autriche. Je voulais avant tout rendre visite à quelques femmes très engagées ici, des femmes résistantes turques avec lesquelles nous sommes en contact depuis quelques années avec le Forum Civique Européen. En même temps, je voulais voir cette ville cosmopolite, essayer d’y comprendre quelque chose et aussi marcher sur les traces de mon amie Pınar Selek, qui aime tant cette ville où elle n’a pas pu retourner depuis plus de 20 ans parce qu’elle y est en grand danger.
Au-delà de l’immense expérience de se trouver ici dans un lieu d’une beauté incroyable, qui porte en lui des milliers d’années d’histoire et de culture, des milliers d’années d’échanges commerciaux et de transferts de pouvoir, on ne peut pas ignorer à quel point cette métropole, où la mer Noire et le Bosphore se rejoignent dans la mer de Marmara, a changé, a dû se transformer ces dernières années pour accueillir ses 17 millions d’habitant·es, dérouler le tapis rouge aux 3 millions de touristes permanents, y installer la plupart des grandes chaînes de magasins et répondre à la volonté de puissance d’Erdoğan en matière de projets de construction géants.
3 Projets monstres
Le nouvel aéroport d’Istanbul est l’exemple parfait d’un des nombreux méga-projets en Turquie qui favorisent certaines entreprises de construction (notamment celles de la famille Erdoğan); nuit gravement à l’environnement et coûte des vies humaines. Il y a dix ans, le chef de l’Etat s’était mis en tête de faire construire un troisième (!) aéroport, une sorte de monument géant à sa gloire et à celle de son régime totalitaire. Selon les expert·es, les deux grands aéroports interna-tionaux déjà existants auraient pu être agrandis. Le gigantesque bâtiment, qui ressemble à un immense palais ultramoderne, et les pistes d’atterrissage ont été construits à une vitesse folle entre 2016 et 2018 sur une zone d’extraction de lignite exploitée à ciel ouvert. La forêt qui a été dé-truite ici était auparavant une zone de loisirs importante pour les habitant·es d’Istanbul et une partie du «poumon d’Istanbul». L’urbanisation est inimaginable: il y a quelques décennies, la forêt représentait au total environ deux tiers de la surface d’Istanbul, aujourd’hui c’est l’inverse. Contre le déboisement de la forêt pour la construction de l’aéroport, un grand mouvement de ré-sistance «Sauvons les forêts du Nord» s’était formé à partir des protestations dans le parc Gezi en 2013 (voir encadré). Mais il n’a pas pu empêcher la construction de l’aéroport. Deux millions et demi d’arbres ont été abattus sur le site et 70 lacs ont été asséchés!
Selon l’Ordre des architectes d’Istanbul, la zone était pleine d’immenses trous remplis d’eau souterraine et d’eau de pluie. Pour la construction de l’aéroport, ces trous ont été comblés et une couche de béton de deux mètres et demi d’épaisseur a été coulée par-dessus. Mais le béton continuait de s’affaisser. Les efforts déployés pour remédier au problème étaient immenses et appa-remment pas toujours couronnés de succès. Quelques mois avant la grande ouverture, un trou d’environ dix mètres de diamètre et d’une profondeur estimée à cinq mètres s’est soudainement ouvert sur l’une des pistes de roulement. Des photos ont circulé sur Internet avant que le cratère ne soit rebouché et refermé à la hâte.
Comme de nombreux autres mégaprojets d’Erdoğan, l’aéroport devait être construit dans les plus brefs délais. Résultats tragiques: environ 400 accidents de travail aux conséquences mortelles. Si les mesures de protection nécessaires avaient été prises, ces ouvriers seraient encore en vie aujourd’hui – mais cela aurait coûté trop de temps et d’argent au gouvernement turc; les vies humaines ne sont pas forcément la priorités du progrès et de la prospérité.
Les êtres humains ne sont pas les seuls à être méprisés, les animaux le sont aussi: l’espace aérien au-dessus de l’aéroport appartient deux fois par an aux oiseaux migrateurs. Les défen-seur·euses de la nature de l’initiative Nordwald insistent sur ce fait: «Les forêts du Nord sont l’une des principales routes des oiseaux migrateurs dans le monde, cela vaut en particulier pour les cigognes. Le Bosphore en fait également partie. La zone dans laquelle le nouvel aéroport a été construit est une zone humide dans laquelle des centaines de milliers de cigognes se reposaient deux fois par an. Depuis des temps ancestraux, elles avaient mémorisé cette route – et pas seule-ment les cigognes, mais aussi les rapaces, environ 250.000 par an, dont des espèces devenues rares». Et il va sans dire qu’il «fallait» construire une autoroute de desserte pour l’aéroport...
Jardins, collectifs, répression
Tout à l’opposé du bétonnage des espaces verts et de la construction d’innombrables tours qui, ces dernières années, prennent de plus en plus de place et marginalisent toujours plus la nature, il y a les potagers urbains, qui ont une longue tradition à Istanbul. Ils risquent eux aussi d’être victimes de la modernisation et de l’urbanisation. Certains de ces jardins, situés au cœur des quartiers résidentiels de différents arrondissements d’Istanbul, sont cultivés collectivement, d’autres par des familles. Les légumes sont vendus dans le quartier. Kiraz Özdog, anthropologue et très engagée depuis des années dans la préservation de ces jardins, nous en a fait visiter plusieurs: «Même si c’est illégal, des travaux de construction sont entamés dans l’enceinte des jardins, les détruisant ainsi peu à peu. Les jardins de Yedikule, par exemple, existent depuis des milliers d’années et maintenant on y fait des travaux de dragage». Elle prend une vidéo de la pelleteuse, en faisant attention de ne pas être vue, et l’envoie aux autres activistes.
Kiraz nous a également mises en contact avec des représentant·es de la coopérative YerDeniz au marché des agriculteurs et agricultrices de Kadıköy. Celle-ci a été fondée en 2019 par des personnes ayant des expériences d’organisation différentes après la résistance de Gezi. Contre l’exploitation de l’être humain et de la nature et un éventuel appauvrissement, les coopérateurs et coopératrices s‘entraident sur une base de solidarité, en organisant ensemble la vie quotidienne et la production et en proposant des emplois. Leur objectif est de créer des activités dans des domaines tels que la production alimentaire, la technique, le recyclage, la réparation-rénovation, la culture-art, la garde des enfants et les soins aux personnes âgées. L’alimentation n’est qu’un des domaines. Iels vendent leurs produits ensemble au marché des producteurs de Kadıköy, un ancien quartier de la «Corne d’Or» près de Taksim, où iels gèrent également ensemble un magasin et un centre social. En outre, iels sont en contact avec plusieurs autres collectifs en Turquie qui sont actifs au niveau social et agricole. La coopérative de développement agricole Vakıflı Village Limited en est un exemple. Celle-ci a été créée en 2004 pour renforcer la solidarité à Vakıflı – le dernier village arménien de la province de Katay, dans le sud de la Turquie. En 2005, cinq femmes se sont associées et ont commencé à travailler à la création de la Vakıflı Village Women’s Branch. Elles ont apporté les produits qu’elles fabriquaient chez elles, liqueur, confiture et sirop de fruits, au bazar du village, organisé sur le parvis de l’église pour soutenir le village. Avec l’argent qu’elles gagnaient ainsi, elles faisaient installer des fenêtres dans leurs maisons. Ainsi, petit à petit, de plus en plus de femmes sont devenues coopératrices de la Vakıflı Village Limited. Dans la région de Katay, beaucoup de choses ont été détruites par le tremblement de terre. YerDeniz a alors diffusé un appel à la solidarité collective avec les onze coopératives de la zone touchée.
Après avoir visité le marché et discuté avec les membres de la coopérative YerDeniz, nous avons accompagné l’une des femmes à une réunion du parti vert kurde de gauche Yesil Sol Parti, qui soutient le candidat à la présidence Kemal Kılıçdaroğlu. Les femmes dansaient et chantaient sur de la musique kurde, riaient et nous invitaient à danser. Nous n’avons pas pu rester longtemps, car nous devions nous rendre à un rendez-vous avec un journaliste.
Le soir, j’ai appris qu’une heure après notre départ, l’événement avait été dispersé par les gaz lacrymogènes de la police. Et quelques heures plus tard, dans la nuit, un jeune chanteur kurde très populaire a été assassiné par des loups gris1, soi-disant parce qu’il «ne voulait pas chanter pour les nationalistes». La veille, le maire d’Istanbul (un opposant à Erdoğan) avait été violemment agressé lors d’une réunion électorale – la police n’est pas intervenue pour le défendre.
Onur, un ami de Kiraz, est engagé dans la résistance contre la construction de gigantesques bassins de rétention d’eau qui empoisonnent l’environnement, détruisent des villages entiers, chassent les gens qui y vivent depuis des générations et les rendent malades. Avec son équipe, il informe par des vidéos sur des mégaprojets destructeurs. L’un d’entre eux est une immense installation géothermique qui rejette des métaux toxiques et cancérigènes. Une collègue d’Onur écrira un article à ce sujet pour Archipel dans les prochains mois.
Nous avons également visité la cité islamiste qu’Erdoğan a fait construire il y a quelques années au nord-ouest d’Istanbul: un ghetto moderne avec des écoles islamistes, des internats pour femmes qui ressemblent à des prisons, un magasin d’accessoires pour le mariage après l’autre. L’ambition d’Erdoğan est de construire des cités islamistes propres dans les quartiers périphériques, avec des espaces verts artificiels en bandes étroites («le paysage» comme on les appelle ironiquement), de larges trottoirs et tous les commerces nécessaires. Le mieux serait que les gens qui y vivent ne viennent plus du tout dans la vieille ville, qui doit rester libre pour le tourisme. Et comme il faut près d’une heure de métro pour se rendre dans ces cités (oui, Istanbul est immense!), la probabilité que les habitant·es restent dans leurs ghettos et continuent à voter sagement pour «leur» président est assez grande.
Aujourd’hui, nous sommes le 15 mai – un jour après les élections. Le résultat est une grande déception pour beaucoup. Des millions de personnes se sont mobilisées pour obtenir un changement. Mais le pouvoir absolu d’Erdoğan, qui a réussi une fois de plus à gagner la moitié de la population turque à coup de répression, d’incitation à la peur et de promesses de sécurité et de stabilité, a été confirmé par ces élections après 20 ans de règne. Beaucoup ne se rendent pas compte que ce politicien marche sur des cadavres pour conserver son pouvoir.
Journalisme, liberté d’expression
Nous avons également rencontré Erol Onderoglu. Il fait partie de «Reporters sans frontières» et est l’un des cofondateurs de la plateforme de journalistes de gauche Bianet. Malgré une semaine préélectorale très tendue, il s’est libéré une heure pour répondre à nos questions. Il est essentiel de savoir que la pression sur les journalistes est toujours très forte. Certain·es journalistes ont été arrêté·es. «Deux journalistes kurdes ont été emprisonnés avant-hier», nous raconte Erol. Presque tous les médias publics sont aux mains d’Erdoğan, mais cela ne signifie pas que toute la population turque se laisse abreuver par ces médias. Ici, les gens ont trouvé d’autres moyens d’informer et de s’informer. Mais la population est profondément divisée, justement à cause de cette manipulation permanente et de l’absence de liberté d’expression.
J’ai ensuite rencontré Asli Odman. Elle est membre de la coordination «Universitaires pour la paix», qui a vu le jour en janvier 2016 suite à la répression accrue du gouvernement turc dans les régions kurdes. Après que cette coordination a fait circuler une pétition intitulée «Nous ne ferons pas partie du crime», les signataires ont été systématiquement attaqué·es. 498 ont perdu leur emploi en très peu de temps. Nombre d’entre elles et eux n’ont toujours pas été autorisé·es à retourner à l’université. Asli estime qu’elle a eu de la chance qu’aucun procès n’ait été intenté contre elle et d’avoir pu à nouveau enseigner à l’université. En plus de son travail et de sa famille, elle se rend régulièrement au palais de justice pour suivre les procès des prisonnier·es incarcéré·es depuis la révolte de Gezi. En outre, depuis le terrible tremblement de terre début février, elle se rend souvent à Hatay et Adana. Comme beaucoup d’autres, elle a tout de suite voulu apporter son aide. Elle s’est d’abord engagée comme interprète, puis dans les hôpitaux de campagne. «Ici, je pouvais au moins faire quelque chose de concret pour les blessé·es. Traduire d’une langue à l’autre les récits des personnes choquées, blessées, traumatisées, et ne rien pouvoir faire, c’était pire pour moi que de soigner les blessé·es». Et aujourd’hui, elle tente, avec d’autres, d’empêcher que tous les gravats des maisons détruites, truffés d’amiante et d’autres matériaux toxiques, soient simplement déversés dans les rivières et la mer. La prochaine catastrophe est imminente, et elle est écologique.
La force des femmes
Dans mon rapport, je n’ai malheureusement pas du tout parlé du mouvement des femmes, très important ici, ni de la forte communauté Lgbtqia+. Dans un pays où les féminicides et les violences domestiques à l’encontre des femmes sont monnaie courante (un féminicide/jour en moyenne) et où la justice fait souvent preuve de clémence à l’égard des auteurs, l’affirmation de soi et la résistance des femmes sont vitales. Erdoğan a fait en sorte que la Turquie retire sa signature de la Convention d’Istanbul, qui avait été adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 7 avril 2011. Cette première convention internationale visant à prévenir et à combattre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique n’est manifestement pas compatible avec les principes islamo-conservateurs et patriarcaux du souverain.
Quoi qu’il en soit, nous continuerons, dans la mesure de nos moyens, à soutenir les personnes courageuses et engagées qui résistent depuis des années aux abus dans leur pays et qui luttent pour la liberté d’expression et d’action. Notre prochain rendez-vous à Istanbul aura lieu le 29 septembre, jour décisif du procès de Pinar Selek.
Constanze Warta, FCE - France
- En turc Bozkurtlar ou Bozkurtçular, nom donné aux extrémistes de droite turcs, qui sont également très présents dans les partis nationalistes. Ils ont commis et continuent de commettre de nombreux actes de violence et meurtres en Turquie et à l’étranger. En Allemagne, les Loups gris turcs sont considérés comme le plus grand mou-vement d’extrême droite.
Les manifestations de Gezi
Ces manifestations avaient débuté fin mai 2013 sur la place Taksim. Elles étaient initialement dirigées contre un projet de construction prévu sur le site du parc Gezi à Taksim, au centre de la vieille ville. Les manifestations se sont transformées en protestations nationales contre le président Recep Tayyip Erdogan et le parti islamo-conservateur AKP au pouvoir. Le gouvernement a fait réprimer brutale-ment les protestations. De nombreuses personnes sont toujours détenues dans les prisons turques pour avoir participé aux manifestations. L’année dernière également, la réaction du gouvernement aux manifestations organisées à l’occasion de l’anniversaire des protestations a été extrêmement brutale. De nombreuses personnes ont été arrêtées. Rien qu’à Istanbul, 169 personnes ont été placées en garde à vue et plusieurs d’entre elles ont été battues. A l’heure où nous mettons sous presse, nous ne pouvons pas encore dire ce qui se passera cette année le 1er juin. Quoi qu’il en soit, nous nous préparons à vivre des moments forts.