Dans les groupes militants, activistes, politiquement engagés, l’activité intellectuelle est valorisée comme moyen utile voire indispensable de la lutte sociale: être cultivé-e, avoir lu beaucoup de bouquins de référence en vogue, écrire des articles, organiser des séminaires ou des réunions sur des thèmes importants, publier un journal.
Cette valorisation a pour corollaire que le terrain de la pensée et de l’expression rationnelle, théorique, est occupé par des personnes en vue, respectées, qui parlent et écrivent plus que les autres, sont écoutées.
On organise des forums, des séminaires, des conférences où des spécialistes s’expriment puis répondent aux questions du public. Tout cela n’est pas très autogéré ni égalitaire à première vue, il pourrait donc être intéressant de creuser ce qui pose problème au travers de cette spécialisation de l’activité intellectuelle.
Il est une pratique largement répandue dans la caste des penseur-euses: l’élaboration d’un jargon, vocabulaire particulier à tel champ de réflexion ou tel courant de pensée. On nous explique: «l’emploi de mots précis est nécessaire pour élaborer des concepts précis. Il faut faire l’effort de lire et de comprendre pour participer à la discussion» . Cependant, rendre son discours obscur aux personnes non initiées par l’emploi de mots ésotériques constitue à l’évidence une pratique de pouvoir. On pourra observer plus d’une fois des personnes reconnues se permettre de tenir des discours creux, voire de raconter n’importe quoi, du moment que c’est dans des termes obscurs. Nos milieux politico-alternatifs ne sont nullement affranchis de ces techniques de prestige. Assez souvent, la forme semble plus importante que le fond, le fait de distiller son discours dans des termes correspondant aux modes politiques et intellectuelles confère une crédibilité a priori. Dire que la forme des propos théoriques prédomine sur leur fond ne signifie pas que ce fond est absent. Disons plutôt qu’il est invisibilisé par une bonne dose d’opacité, sorte de masque qui impose l’adhésion ou le silence avant même que le sens théorique ne soit perceptible. Evoquons ici plusieurs types d’opacité, et leurs usages dans nos milieux en manque de théorie.
Les scientifico- austères Dans le cadre de la Recherche institutionnelle, toute une série de normes et canons formels sont adoptés, qui fondent la crédibilité des apports théoriques sur leur habillage rationaliste et objectiviste: développement complet et ordonné des démonstrations, mises en lien entre les données de terrain/laboratoire et l’élaboration de modèles théoriques, référençage systématique et codifié des sources, discussion de productions universitaires antérieures, etc. Ces exigences rendent les travaux universitaires aussi austères qu’inaccessibles aux non-initié-e-s; ils peuvent même suffire à leurrer des initié-e-s qui sont encore cloisonné-e-s par spécialités et sont tenus par les marques de prestige et les convenances – il n’y a rien de plus ignorant qu’un intellectuel, quand tu le sors de son domaine spécifique.
Il y eut un exemple assez marquant de ce phénomène dans l’actualité scientifique des années 90, connu sous le nom d’affaire Sokal-Bricmont, les deux auteurs du livre «Impostures intellectuelles» publié peu de temps après l’affaire en question.
Nous vous en livrons un résumé parce que c’est à la fois drôle et éclairant.
En mai 1996, la revue américaine Social Text publiait un article d’ A. Sokal, physicien de l’Université de New York, au titre pompeux: «Violer les frontières: vers une herméneutique transformatrice de la gravité quantique». L’un des objectifs prétendus de ce travail était de remettre en cause les fondements de la science orthodoxe.
Presque en même temps, A. Sokal faisait paraître dans une autre revue américaine, Lingua Franca, un second article révélant qu’il avait composé une parodie, un pastiche. Délibérément, il avait accumulé des énoncés approximatifs, fantaisistes souvent faux ou même absurdes. Précisant que les nombreuses citations, empruntées aux auteurs postmodernes, étaient strictement exactes, notre persifleur avouait qu’il avait échafaudé une pseudo-démonstration parfaitement inconsistante. En fait, il s’agissait d’une expérimentation: «Une revue de pointe consacrée aux Cultural Studies publierait-elle un article pimenté d’absurdités, A) s’il avait de l’allure, B) s’il flattait les présupposés idéologiques de la rédaction? La réponse, malheureusement, est oui». 1
Les motivations du pavé dans la mare jeté par Sokal rencontrent une partie des questions que je pose, mais à un autre niveau et dans une autre direction. Je ne développerai donc pas ici son propos et les termes de la polémique qui s’en sont suivis. Je n’en retiendrai que la démonstration que l’on peut effectivement leurrer une revue savante en y publiant un texte absurde, puisqu’il suffit d’une signature réputée pour l’accréditer.
Le rapport de pouvoir qui découle de ce façadisme théorique prend la forme d’une hiérarchisation entre celles et ceux «à même de comprendre» et les autres, mais également entre les savoirs et les disciplines légitimes et celles qui ne le sont pas. On peut retrouver ces tendances dans les textes que nous produisons et faisons circuler, sans doute parce que l’université n’est pas très éloignée de certain-e-s d’entre nous. Mais aussi parce qu’en marge de la production académique, certaines idées nous touchent et pallient à notre impuissance à fonder nos actes et nos convictions sur une pensée théorique visiblement forte.
Romantico-virtuoses et marketingo- subversifs Ce façadisme «scientifico-austère» s’augmente, dans nos milieux, d’une autre tendance à laquelle prétend échapper – est-ce si sûr? – le monde universitaire. On pourrait le qualifier de façadisme «romantico-virtuose» ou encore «marketingo-subversif» (ça, c’est pour les mots très éminemment savants...). L’empire des mots ne passe plus seulement par le côté obscur de leur force, mais aussi par leur pouvoir séducteur. La mise en spectacle de la pensée connaît ainsi un degré supplémentaire: elle est non seulement virtuose parce qu’elle est complexe, mais aussi parce qu’elle est belle. Cette esthétique de la virtuosité intellectuelle passe par toute une gamme de procédés stylistiques: écriture imagée et métaphores filées, travail sur le rythme des phrases, ton intransigeant, «radical», inclusif, sous-entendus subtils, urgentisme, raccourcis sportifs ou sexy. Bref, tout un travail de forme qui crée le mystère, la patine de sérieux ou de subversion, et qui, tout en suscitant le plaisir des lecteurs et des interlocuteurs, voire leur fascination, rend souvent le propos incompréhensible – ou rend en tout cas inutile sa compréhension, l’adhésion intuitive ayant pris le pas sur 1’analyse critique.
Dans sa version la plus élitiste, la forme se rapprochera du jargon universitaire en lui en empruntant, sur le mode généralement implicite, les références politico-intellectuelles savantes. Les idées seront formulées de façon si complexes et abstraites qu’il ne sera plus question de les comprendre, mais plutôt de les admirer. Leur obscurité sera le témoin d’une «intelligence subtile». Dans sa version «démocratisée», les phrases pourront être courtes et le vocabulaire quasi-courant, mais l’usage des images chocs et des formules bien balancées sera encore plus grossier, faisant à elles seules la preuve d’une radicalité qu’il s’agira d’adopter par intuition. Que ce soit dans le cadre élitiste des cercles d’initié-e-s (intellectuels subversifs), ou dans le cadre un peu plus ouvert d’une «subversion de masse marketinguisée» (achetons, nous aussi, un petit badge à l’effigie du Che ou de Mao, en vente dans toutes les boutiques de gadgets in), ces textes et ces postures constitueront surtout de beaux objets à mettre sous le bras pour faire son petit effet. Il n’est pas question ici, répétons-le, de soutenir que ces textes sont sans contenu, mais que celui-ci est masqué par la forme. Il ne s’agit pas non plus de rejeter la poésie et le plaisir des mots, mais de clarifier les objectifs et les moyens que nous mettons derrière nos textes ou nos propos, de distinguer la revendication de nos intuitions, ressentis et soucis esthétiques, comme éléments créateurs de sens, de subversion et de plaisir, de leur usage manipulatoire: verser dans les canons de l’intellectualisme subversivement brillant ou de l’activisme brillamment radical, c’est flatter un véritable romantisme, c’est encourager notre tendance pour les films d’action et la religion. Les formes d’adhésion que suscitent ces procédés sont trop souvent à l’antipode des raisonnements sur lesquels nous prétendons fonder nos pensées et nos actes.
Ces fonctionnements entraînent le maintien d’une hiérarchisation figée des réflexions et des luttes (prioritaires/secondaires, globales/locales, générales/particularistes, théoriques/pratiques etc., mais aussi le renforcement des hiérarchies dans la prise de décision, l’appauvrissement du champ de la discussion en excluant la frange des personnes «non compétentes» ou «non informées» , ou encore la diffusion d’icônes, l’alimentation des modes militantes, le renforcement des codes identitaires qui nous traversent, et produisent exclusion et réflexes grégaires.
De manière générale, ces mécanismes se produisent dans la logique d’un mode de discussion où ce qui compte est plus d’impressionner les autres (groupes politiques, membres de son propre groupe) et par là affirmer son propre pouvoir sur elles-eux, plutôt que de parvenir à un résultat collectif valable et intéressant. On rejoint ici la réflexion sur les modes de débat et de prise de décision.
Et on touche à des problèmes de fond sur comment construire ensemble à partir de, et en tenant compte des différences, plutôt que de former des tribus identitaires qui s’affrontent au grand jeu de «qui détient la vérité».
Langage et structures de pouvoir On nous objectera que le langage, écrit ou oral, constitue toujours un moyen d’exclusion pour celles et ceux qui n’ont pas les clés de sa maîtrise. En effet, ce constat ne concerne pas seulement les castes intellectuelles, mais également les populations constituant des «catégories dominées». Celles-ci peuvent posséder des codes linguistiques connus d’elles seules, comme par exemple les langues étrangères ou composites de communautés de personnes déplacées, les argots et jargons de milieux populaires spécifiques (milieux ouvriers ou paysans, corps de métiers, etc.) ou des groupes ayant partagé le même destin générationnel (jeunes ou personnes âgées). De manière générale, le monopole de codes culturels (et des valeurs qu’ils expriment) au sein d’un milieu fermé permet à ce milieu de le protéger des «autres», de conserver le secret de certaines pratiques et savoir-faire, de maintenir des solidarités et des oppressions spécifiques, bref, de se préserver des ingérences, des innovations ou des récupérations.
Cependant, les codes du langage intellectuel par les classes dominantes ont pour particularité de s’imposer au-delà du milieu spécifique où ils sont créés, sans pour autant cesser d’être le monopole de groupes spécifiques. Ce qui caractérise la domination durable de ces personnes et de ces groupes, c’est le monopole de la légitimité associée à leurs codes. C’est en d’autre termes la détention de la «culture officielle» , la «grande culture» , les «affaires sérieuses» , «le vrai bon goût» etc.
Celles et ceux qui tenteront d’accéder aux sphères de pouvoir tâcheront d’écarter les codes et les valeurs de la sphère dont illes sont issu-e-s, pour se conformer aux canons qui les légitimeront dans la caste des dominants. Illes renforceront par la même occasion la légitimité de ces codes. A contrario, les personnes appartenant aux catégories dominées verront leurs valeurs et leur codes placés au bas de l’échelle hiérarchique du «plus ou moins légitime» et ne pourront pas, au-delà de leur petit milieu, affirmer le contrôle de leur environnement et leur autonomie, face à celles et ceux qui sont en haut de l’échelle.
A ce sujet, on peut jeter un oeil sur le bouquin de Pierre Bourdieu, «Langage et pouvoir symbolique». 2
Sophie Roussel
extrait de «Pour la Science», no 234, avril 1997, pp. 14-16
Ed Fayard, Points essais, 1991 et 2001