Nous publions la première partie de l’intervention de Pierre Lieutaghi lors des journées fermières européennes de l’association Païsalp en septembre dernier. Païsalp regroupe une quarantaine de producteurs fermiers de Haute Provence; chaque année, ils organisent des journées européennes regroupant des producteurs d’une dizaine de pays, pour des conférences, débats, projections de films, et un grand marché paysan.
Il y a 41 ans que j’habite le pays de Forcalquier. Ce n’est pas une vie de patriarche, mais cela m’a permis de voir des évolutions aussi bien du côté du paysage, où le botaniste a tendance à suivre les changements du couvert végétal, que dans l’ordre socio-économique, l’un n’allant d’ailleurs pas sans l’autre.
Ce qui m’a surtout frappé quand je suis arrivé ici en 1965, c’est qu’il s’agissait d’un pays auquel les hommes avaient donné énormément d’efforts, pour ne pas dire de souffrance. Bien sûr, c’étaient des paysages magnifiques, des villages où il semblait que la vie pouvait être simple, et cette incroyable impression de liberté à la traversée d’une campagne très ouverte, sans clôtures ni barrières – où l’on a toutefois vite décelé de nombreuses bornes et limites invisibles, ou juste matérialisées par quelques pierres posées l’une sur l’autre, les traces légères de la société pastorale qui définissait ainsi les nombreuses pièces d’un territoire tout à l’envers de la sauvagerie, partout humanisé, jusqu’au fond de la ravine la plus reculée.
L’effort, il m’est apparu avec la découverte des tas de dépierrement, des murs de terrasses plus ou moins effondrés, des ruines dispersées dans les bois secs des collines, au milieu des terres sans eau, que révélait en mars une brève floraison d’amandier. Aujourd’hui encore, alors que les amas de pierres des bords de champ se confondent avec l’éboulis, ou sont dispersés avec indifférence par les centaines de chevaux des tracteurs dans ces mêmes sols dont on les a tirés avec peine, il y a longtemps, je ne peux pas me promener dans les collines sans me dire que chacune de ces pierres a été prise dans des mains, surtout celles des femmes et des enfants qui suivaient la charrue. Toutes les pierres de ce pays ont été touchées. Aussi, ce que je vois d’abord dans le paysage du pays de Forcalquier, c’est la présence des gens, leur obstination parfois en limite de l’absurde, leur attention prodigieuse à l’entretien, à la reconstruction permanente de la terre qui les faisait vivre.
Le paysage d’ici, le «patrimoine paysager» comme on dit maintenant, ce que promeuvent les offices du tourisme, ce n’est pas de la nature, c’est de l’espérance et de la douleur, du bénéfice, souvent modeste, et de l’échec, c’est une histoire sociale plus qu’une histoire naturelle – même si la flore sauvage a toujours profité de la moindre inattention du paysan pour affirmer ou étendre ses possessions, même si la société pastorale a su tirer le meilleur parti possible des potentialités de ce que nous regardons aujourd’hui comme sauvage.
Quarante ans en arrière
C’est l’extrême fin du monde rural traditionnel. C’est un moment de la société paysanne de Haute-Provence qui a parfois des allures de panique. La tension entre petites productions locales et concurrence de plus en plus vive du grand marché qui se met en place, la mécanisation accrue et avec elle l’extension des investissements et des emprunts, la volonté politique affirmée de faire disparaître toutes les fermes considérées comme non-rentables selon les critères du productivisme agricole en plein délire d’auto-célébration (le plan Mansholt en est l’illustration la plus connue), et, corrélativement, le remplacement du réseau de petites et moyennes exploitations par quelques entreprises à caractère industriel, tout cela entraîne une restructuration du foncier, où beaucoup de terres de l’agriculture sèche collinéenne sont délaissées au profit des zones qui commencent à bénéficier de l’arrosage par aspersion. C’est l’époque où l’on brade les campagnes pour quelques milliers de francs, où personne n’a envie de venir s’installer dans ce pays qui a tout l’air de mourir.
Il n’empêche, chaque lundi matin, devant le café du Bourguet, on voit encore quelques dizaines de paysans qui discutent des dernières nouvelles de la terre, des histoires de subventions et de prêts, du dernier Massey-Fergusson, des bonnes et des mauvaises raisons de déclarer la fièvre de Malte aux services vétérinaires, de la femme du Jeannot qui est partie avec le conseiller agricole, ce salaud qui n’arrêtait pas de prêcher pour l’ouverture sur l’extérieur. Il y a encore une vie sociale visible chez les agriculteurs du pays. Les nouveaux venus à la terre se comptent sur les doigts d’une main entre Sisteron et Apt.
On n’a pas encore appris à vendre du paysage, de la résidence secondaire, du séjour à la campagne; on n’a pas encore appris qu’une vue sur les champs rapportait beaucoup plus qu’une vie à travailler les champs. C’est encore un temps de naïveté. On n’a pas planté des fortifications de cyprès bleus autour des cabanons qui seront bientôt à restaurer. Il n’y a pas de panneaux «pièges à feu, danger de mort» sur les volets fermés des anciennes fermes qu’on va bientôt convertir en maisons de vacances. Quand on monte à la Citadelle, on voit un pays à l’urbanisation nouvelle déjà incohérente, mais pas encore au stade de la ceinture pavillonnaire se propageant dans toutes les directions.
A Forcalquier, il y a encore plusieurs épiceries, plusieurs boucheries, des cordonniers, des merceries, deux quincailleries où l’on achète ses clous au poids, des électriciens qui vendent des ampoules à la pièce. Les supermarchés n’ont pas encore entamé leur croisade contre la vie chère. On chercherait vainement un magasin où acheter du savon aux senteurs de Provence, ou la belle grosse cigale de céramique à fixer au mur de la villa. Quant à l’artisanat indien ou thaïlandais, il est encore en Asie, mais plus pour longtemps.
Le très curieux soubresaut géologique qui vient de propulser le Luberon jusqu’à Forcalquier, au ravissement du marché de l’immobilier, n’a pas encore eu lieu.
On s’est adapté comme on a pu
Qu’on ne se méprenne pas: il ne s’agit pas de nostalgie. Ni plus ni moins qu’ailleurs, le monde paysan d’ici était aux prises avec des contingences d’une stratégie économique très au-delà des capacités de résistance de tous les intéressés. On s’est adapté comme on a pu, non sans quelques vérifications de la loi du plus fort. Les terres peu productives ou d’accès difficile ont été délaissées, ont entrepris, ou poursuivi, leur conversion vers la friche. Le recul de la présence pastorale s’est ajouté au tri sélectif des surfaces labourables pour étendre l’emprise de la lande, des pins en altitude. Les célèbres bergeries du Contadour, repères qu’on voyait de loin dans les paysages complètement ouverts des lavandaies montagnardes, ont disparu dans la pinède où, déjà, le hêtre revient. Les taillis de chêne blanc vieillissent désormais au point de reconstituer un paysage forestier qu’on n’a pas dû voir depuis le Néolithique, qui ne va pas tarder à retrouver une fonction économique avec la fin des combustibles fossiles, qu’il va falloir apprendre à gérer autrement que dans le court terme. Le paysage agraire au sens strict n’implique aujourd’hui que les meilleures terres, et celles-ci sont de plus en plus contiguës au domaine forestier. La tripartition de l’espace rural des sociétés agro-pastorales méditerranéennes, que les Romains ont formalisée mais qui s’est mise en place au Néolithique, voici à peu près 7.000 ans, entre terres de labour, pâturages à caractère de pelouses naturelles, de landes et de taillis clair, et forêts au sens strict, tend à devenir une bipartition puisque la vaste zone intermédiaire des parcours régresse d’année en année.
Cela ne va pas sans des incidences lourdes quant à la gestion de ce qu’on nomme aujourd’hui les milieux naturels méditerranéens, en particulier lorsqu’il s’agit des incendies. Nul n’ignore que, dans notre climat, les pinèdes sont des forêts très inflammables, très propagatrices du feu – ce qui n’empêche pas le fantasme de la villa dans les pins d’avoir la vie dure; il repart du pied de plus belle après le passage des flammes. Dans l’ancienne société, et déjà par le fait même de la tripartition de l’espace rural, l’habitat était toujours à distance des milieux boisés; nul n’aurait pris le risque insensé d’aller construire en plein bois. Si les incendies n’étaient par rares autrefois, ils n’avaient nullement les formes cataclysmiques qu’on leur connaît de nos jours.
Disparition d’une société paysanne
Je fais ce détour par la relation pinède/incendie parce que c’est un bon exemple de ce que peut induire la fin de la présence humaine à la terre. La Basse Provence a connu un exode rural important à la fin du XIXème siècle, époque où la poussée démographique, qui compliquait encore la vie dans les campagnes pauvres, se conjuguait avec la demande de main-d’œuvre des grandes villes en plein essor industriel. La réponse de la flore sauvage n’a pas tardé. En 1878, le domaine du pin d’Alep ne concernait que 36.000 ha en France, dont seulement 400 en Languedoc. Trente ans plus tard, dans la seule Provence, la surface s’était accrue de près de 89.000 ha, dont environ 63.000 pour les Bouches-du-Rhône. Sur l’ensemble des treize départements méditerranéens continentaux, ce pin occupe aujourd’hui à peu près 233.500 ha, contre 290.000 pour le chêne vert. Quand on traverse les zones incendiées dans l’aire d’extension majeure actuelle du pin, par exemple aux environs de Bandol, on découvre de vastes étendues d’anciennes terrasses agricoles. On a en vraie grandeur les conséquences de la disparition d’une société paysanne. En même temps, on a une réponse implicite à la question sur la prévention des feux de forêt: reconstituer une économie rurale active, une maîtrise du couvert végétal depuis le dedans.
Je ne fais pas l’apologie de l’ancien monde rural
Ce qui n’exclut pas de célébrer le courage insensé de ceux qui, avant la première guerre mondiale, ne récoltaient parfois pas plus de quatre pour un de céréales, dix fois moins que le minimum d’aujourd’hui, et encore devait-on prélever un quart de cette moisson misérable pour semer à l’automne suivant. On ne prétend pas qu’il y ait jamais eu ici des écolos avant la lettre, dont la sagesse et la frugalité auraient préservé cette terre jusqu’à nous. Ce qu’il faut dire, et les cartes postales du début du XXème siècle en témoignent, qui montrent un paysage blanc, râpé jusqu’à la roche, c’est que la nécessité d’assurer la survie primait sur toute autre considération. Tous les aménagements, des restanques aux barrages destinés à l’irrigation, ont eu pour seul objet, non de préserver les pentes de l’érosion ni de ralentir les crues, mais d’étendre autant que possible les capacités de production dans les contingences d’alors. Les taillis étaient coupés à des intervalles si rapprochés qu’ils ne produisaient que du fagot, l’aliment nécessaire du foyer domestique: on ne se souciait pas de l’avenir du couvert boisé. Fermes et villages n’étaient pas construits dans une sorte de conscience empirique de l’intégration au paysage; ce que nous percevons aujourd’hui comme des réussites dans l’ordre esthétique tient à un ensemble de contingences techniques normatives, où le matériau compte pour beaucoup dans l’effet unificateur – ce qui est loin d’exclure la volonté de créer de l’harmonie.
Une économie de subsistance
J’ai quand même envie de rappeler que l’ancienne économie de subsistance, celle qui a prévalu ici, dans les terre sèches, jusque vers 1950, n’allait pas sans une intelligence extraordinaire du milieu et de ses offres; quand on a peu, on explore tous les recours possibles; ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est idiot. Les pauvres, ils étaient majoritaires; une étude sur l’alimentation en vallée du Jabron à la fin du XIXème siècle montre que 60% des gens avaient juste de quoi vivre. Les enquêtes sur les connaissances traditionnelles en matière de connaissance et d’usage de la flore, auxquelles je me suis associé dans les années 1980, où nous avons rencontré de nombreux témoins de l’ancienne société rurale, ont recueilli bien des échos de ces temps difficiles, mais aussi de nombreux témoignages d’une perception extrêmement subtile de ce que nous appelons paysage, et des ressources proposées par la flore, tant du côté de l’aliment que du remède. Ces informateurs n’enjolivaient pas le passé; ils ne prétendaient pas que tout allait mieux avant; leur nostalgie majeure, c’était du côté des partages sociaux: «on se parlait, monsieur» . C’est l’arrivée de la télévision dans les villages et les fermes qui, disaient-ils, avait précipité la fin des sociabilités paysannes. Peu nombreux, chez les urbains, ceux qui ont ainsi pris conscience de la défaite du monde réel.
Le premier cru écolo
Dans les années soixante, les écolos s’appellent encore «protecteurs de la nature» . La plupart des gens les prennent pour des illuminés. Et il est vrai que le premier cru écolo s’y connaît en exhortations catastrophistes et en idéologies rétrogrades. Comment la société des «Trente Glorieuses» s’accommoderait-elle d’une politique du développement qui se résume en «machine arrière toute» ? C’est en même temps l’époque où l’on commence à parler de la pollution atmosphérique, de l’effet de serre, de l’incidence des polluants agricoles sur les eaux douces et marines, et aussi bien de la qualité des aliments, dont il devient évident qu’elle est en rapport avec les conditions de la production animale et végétale. Quarante ans plus tard, si l’implication des appareils gouvernementaux est encore, dans les faits, très retenue, pour ne pas dire inconséquente, en dépit de la clarté des informations dont disposent les décideurs, si le mensonge reste le ressort principal des politiques environnementales, les acteurs de base du monde rural, de concert avec beaucoup de citoyens, construisent un peu partout des alternatives où il s’agit bien d’action positive sur le réel. En témoignent ces journées.
Je ne vais pas aller plus loin dans le rappel de généralités qui pour beaucoup, ici, tiennent de l’évidence. Ce bref et très fragmentaire historique servira juste d’arrière-plan à une traversée non moins rapide de l’actuel, de ce pays où je vis. Et j’ai envie de dire qu’il s’agit d’un pays dédoublé, peut-être même en péril de schizophrénie.
Pierre Lieutaghi*
22-25 septembre 2005
* Pierre Lieutaghi est ethnobotaniste et écrivain, il a créé pour le prieuré de Salagon, dans les Alpes de Haute Provence, un jardin ethnobotanique à plusieurs facettes, véritable conservatoire des plantes ou herbes qui sont utilisées depuis des siècles. Il a publié une dizaine de livres dont: Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, ou encore, Le livre des bonnes herbes, tous deux chez Actes Sud.