Nous avons interviewé Oussama en Turquie, lors d’une rencontre de solidarité avec des réfugiés syriens. Son témoignage est représentatif de ce qui se passe dans la région où il est implanté, à Douma, près de Damas, mais il reflète le point de vue de beaucoup d’autre Syriens à travers leur pays. Son témoignage, concret, est une pièce du puzzle syrien qui permet de voir les choses au-delà des bisbilles idéologiques qui polluent la compréhension du drame syrien.
Alex Robin, Radio Zinzine: Comment a-tu vécu la politique syrienne avant 2011 et après?
Oussama: Avant les Assad, il y a eu une période politique saine, active entre les années 1950 et 1970, avec par exemple le fait que les femmes ont pu commencer à voter en 1946. Puis Assad est arrivé par un putsch et a créé son propre parti, puis il a nettoyé l’armée et l’économie, à partir d’un réseau en partenariat avec la bourgeoisie, un peu comme en Egypte. Dans les années 1990, après la chute du pôle soviétique, il s’est ouvert habilement à l’Occident et a joué un jeu au Liban et dans la guerre du Golfe (du côté occidental). Il y a eu une certaine libéralisation économique, mais le président restait tabou, même si on pouvait critiquer d’autres dirigeants. Mais dans les grandes villes, telles Hama où il y a eu une révolte, Alep, ou Douma, ma ville, il y avait des opposants de toutes sensibilités: nationalistes nassériens, socialistes, frères musulmans, communistes. Moi j’ai toujours été dans un milieu d’opposants. Dans notre jeunesse, on était embrigadés dans les jeunesses du parti au pouvoir, le Bath, mais héritant de nos parents, on se disait qu’il fallait faire quelque chose. On avait besoin de liberté, mais la liberté cela voulait dire aussi avoir le droit de poser la question: où mon frère est-il arrêté maintenant? Alors qu’on n’avait même pas le droit de prononcer son prénom, avec les agents de sécurité. C’est pourquoi quand le printemps arabe a commencé, on était contents, on était prêts à se révolter. C’était vraiment une révolution. Le peuple qui sortait dans la rue, surtout les premiers mois, mars 2011, avril, quand il y avait, si je ne me trompe, une centaine de lieux différents de manifestations dans le pays. Là, Bachar El Assad n’en a pas cru ses yeux et en avril, il a commencé les massacres.
Si je dois parler, ce sera de ma ville. A Douma on est sorti dans la rue le 25 mars. Trois personnes ont été tuées par les forces de sécurité qui étaient sur les bâtiments de l’agence. Le lendemain, il y avait 40.000 personnes pour les funérailles. Là et les jours suivants, onze personnes ont été tuées par les mêmes alors qu’on manifestait pacifiquement pour une Syrie unie et sans confessionnalisme. Ceux du pouvoir ont dit que des gens ont tiré sur la foule pour semer le chaos.
C’est alors qu’ils ont commencé à mettre des check points un peu partout. Moi qui étais fonctionnaire aux relations internationales, j’ai été enfermé chez moi pendant neuf jours, les agents de sécurité et les militaires ont bloqué les rues. A ce moment-là, les agents ont commencé à écrire sur les murs: «Assad ou personne! Assad ou on va brûler le pays!». En arabe, ça rime... Ils voulaient nous faire comprendre qu’ils étaient prêts à détruire le pays sur nos têtes en même temps que sur la leur. La porte-parole du gouvernement a alors été obligée de dire que des islamistes, des extrémistes sunnites, vont attaquer les autres confessions et que ça sera le chaos pour la Syrie. Ils ont dit ça! Ils ont tout planifié.
RZ: Ils l’ont dit au moment où les manifestations étaient «citoyennes», pas sur une base confessionnelle particulière.
Voilà, c’était le peuple contre le régime, mais comme l’armée n’était pas neutre, qu’elle était du côté des intérêts d’Assad, on a vu apparaître l’Armée syrienne libre. Des soldats ont quitté l’armée officielle pour la créer. C’était en juillet-août 2011. On a vu des groupes militaires locaux commencer à se former, sans apparences religieuses, pour protéger les manifestations contre les agents de sécurité. Et quand on est sortis, ça marchait, mais Assad a fait libérer des prisonniers islamistes qui étaient contre son régime pour créer des groupes combattants islamistes qui ont pris une place dans la révolution populaire.
RZ: Ces islamistes, ils sont connus?
Oui, et ils ont un charisme, ils ont aussi été torturés, mais le problème est que ces islamistes ont été directement manœuvrés par les pays du Golfe contre Assad. C’est là que ce jeu politique a commencé, avec l’argent qui arrivait en Syrie pour ces groupes, et je pense que le régime le savait mais qu’il a laissé faire par intérêt. On a commencé à entendre des slogans contre les autres confessions, par exemple contre les Alaouites, en Syrie. Mais cela restait minime. Le problème, c’est la faute de la «Communauté internationale». Si ces mouvements avaient été stoppés dès le début et si on avait eu des moyens à ce moment-là, on n’aurait pas vu ce qu’on voit maintenant.
RZ: Il semble qu’il y ait plusieurs raisons à cet abandon. D’une part le fait qu’Assad, s’étant fait épauler par l’Iran et la Syrie, signifiait que cela serait difficile à affronter, d’autre part ce qu’on peut appeler le «syndrome libyen», le fait que des islamistes aient profité de l’intervention. Toutes choses qui font que l’Occident ne s’est pas trop mouillé, hormis des soutiens au Conseil national syrien, par exemple, et à quelques autres.
Oui vous avez raison, mais moi quand je parle de la Communauté internationale, ce n’est pas que l’Occident, mais de tout le monde, il n’y a pas eu d’efforts suffisants pour comprendre ce qui se passait. Nous, en tant que Syriens, on sent une injustice, on a été abandonnés, je parle des civils qui meurent chaque jour. Tout le monde veut partir parce que les conditions de vie sont terribles. Nous, en tant qu’opposants, on a été obligés de sortir de Syrie, on n’a pas la place, on est torturés.
Dans ma famille, j’ai neuf cousins qui ont été tués et mon frère, et les filles de ma soeur, tous par le régime. Le politique pèse sur l’humanitaire et on est obligés d’être sur ces deux fronts, ce qui est épuisant, d’autant qu’on se sent seuls. C’est ça le problème.
RZ: Est-ce qu’à Douma, l’Armée libre (AL) est encore forte?
A Douma et sa région (à l’est de Damas), l’AL a compté jusqu’à 15.000 personnes, des socialistes. Mais 70% de la région et tout ce qui est infrastructure ont été détruit par les bombardements, et ils n’étaient pas soutenus. Ils ont alors rejoint le groupe Jaish el Islam, qui est islamiste mais pas extrémiste, et maintenant, il compte environ 30.000 hommes aux abords de Damas. Ce sont nos familles et on sait bien qui ils sont, et s’ils sont avec «l’armée de l’Islam», c’est parce qu’ils ont besoin de manger. Il y a des gens qui vont deux jours au front juste pour avoir leur salaire pour faire manger leurs enfants et après, ils continuent leur vie «normalement» pendant les autres jours de la semaine.
RZ: L’armée de l’Islam est financée par qui? Par l’Arabie Saoudite? Cela ne risque-t-il pas d’engendrer des influences sur les comportements? Le contrôle de l’encadrement est seulement technique?
Oui, tu ne peux pas changer les croyances de 30.000 personnes, c’est seulement au niveau des chefs que cela joue. Je sais comment cela se passe. Ils peuvent interdire aux gens de fumer ou il faut faire la prière, mais si tu ne fais pas la prière chez toi, il n’y a pas quelqu’un qui te suit...
RZ: Cela fait penser par exemple à la guerre d’Algérie quand le FLN interdisait de fumer.
Oui, tu n’as pas le droit de fumer, devant les autres... ils font ça juste pour avoir un salaire. Dans leur vie quotidienne, ils ont une vie normale, ils sont socialistes.
A Douma, il y a aujourd’hui 300.000 habitants, la ville en comptait 600.000 auparavant. Alors je doute que des gens soutenus par l’Arabie saoudite puissent contrôler une telle ville. Je suis de cette ville et je sais que ces gens sont «normaux», qu’ils aiment la vie, qu’ils veulent finir cette guerre et revenir à leur métier, leur jardin, leur magasin.
RZ: Et concernant Douma, puisque c’est la région de la Ghouta, où, bien que le régime bombarde sans cesse dans beaucoup d’endroits, on a mis en doute que le régime ait pu faire ce bombardement particulier, bombardement chimique, en été 2013, et que cela pourrait venir des rebelles, qu’en penses-tu?
La question à se poser, c’est qui est mort? 2000 personnes ont été tuées cette nuit-là. La ville qui a été bombardée était une petite ville à côté de Douma. Et la question est: est-ce que les gens de la ville en question, Zamarka, avaient envie de se faire tuer par leurs frères?
RZ: Parce que leurs frères sont chez les rebelles?
Exactement! Qui a été tué et comment? Les missiles venaient de la montagne de Kassioun1, à côté de Damas, qui donne sur la route de la Ghouta. Chacun a le droit de dire ce qu’il veut, mais il y a aussi une logique. Ce sont nos amis qui ont ramassé les cadavres, et on sait bien ce qui s’est passé cette nuit-là.
Si tu regardes la série de bombardements jusqu’à ce jour, tu vois que cela part de la même place, vers la même destination, même si ce n’est pas aujourd’hui chimique. Mais il faut savoir que l’on continue d’utiliser le gaz au chlore dans les bombes, encore aujourd’hui.
RZ: Est-ce que tu penses qu’il y a encore une résistance en Syrie?
Oui bien sûr. Ce régime prétend gouverner et il réprime le peuple, il contrôle les airs, avec l’appui de la Russie. C’est un rapport de force inégal mais je peux dire qu’il y a encore une résistance jusqu’à maintenant. Ce sont des gens qui veulent vivre dans leur pays, et tous ceux qui partent, c’est parce qu’ils sont obligés, parce qu’ils sont opposants.
RZ: Et comment vois-tu Daech, puisque c’est une question qui focalise?
Nous citoyens syriens, on est tous contre Daech et contre les groupes islamistes extrémistes. Pour nous, Daech est une création des agences de sécurité, parce qu’ils viennent de partout, on ne sait même pas qui sont ces «Daechiens».
RZ: Mais au départ, ce sont des anciens officiers de Saddam Hussein, plus des islamistes irakiens radicalisés, non?
Bien sûr. Mais si on voit comment ils ont pu conquérir si facilement une zone plus grande que la Grande-Bretagne, on se dit qu’il y a quelque chose qui cloche!
RZ: Tu veux dire qu’on n’a pas tout fait pour les contenir?
Voilà. On a vu comment en trois heures, l’armée irakienne s’est retirée devant eux, pareil en Syrie où à Raqqa; l’armée de Bachar El Assad a quitté Raqqa pour laisser s’installer ce mouvement islamiste extrémiste mais, par exemple, on ne voit pas Daech aux abords de Damas. Il y en a quelques-uns au sud de Damas mais en quantité négligeable.
RZ: Dernière question, est-ce que tu vois une solution possible en Syrie?
On est optimiste. On lutte pour ça, pour que notre peuple ait sa liberté. Oui il y a une solution qui va prendre du temps, mais ça va aller.
RZ: Encore un mot sur la solidarité concrète comme ce réseau d’aide pour les jardins, c’est utile?2
Oui bien sûr, et tous ces gens qui cherchent à savoir à travers le monde, nous sommes contents de cela.
- C’est là qu’est implantée la caserne de la Garde républicaine, corps d’élite des forces présidentielles.
- Voir «Des jardins en Syrie», Archipel No 238, juin 2015.