Récemment, les Kurdes ont célébré une conférence dans le nord-est de la Syrie comme une rare lueur d’espoir dans l’horreur de la guerre au Proche-Orient. Plus de 400 représentant·es des principaux partis et institutions kurdes de Syrie, de Turquie, d’Irak et d’Iran, mais aussi des personnalités indépendantes de la diaspora kurde mondiale, s’étaient réuni·es dans la petite ville de Qamichli pour débattre ensemble de l’avenir du mouvement national kurde.
Dans leur déclaration finale, deux messages ont retenu l’attention: «Le temps de l’unité kurde est maintenant», disait le premier. Et: «La Syrie doit être un État décentralisé et démocratique, dans lequel les droits de toutes les autres minorités sont inscrits dans la Constitution».
Une rencontre unique
Les personnes présentes à Qamichli avaient toutes les raisons de faire la fête. Depuis que le territoire kurde avait été morcelé en quatre parties par des frontières arbitraires après la Première Guerre mondiale, les dirigeants kurdes étaient surtout célèbres pour leur légendaire esprit de discorde. Souvent animés par un profond désir d’autonomie dans «leur» région, ils se sont laissés abuser à servir les intérêts d’autres puissances et se sont également engagés dans la lutte contre les Kurdes des pays voisins. La trahison et ces dissensions ont été le fil rouge de l’histoire kurde des cent dernières années. Mais à Qamichli, 400 Kurdes de différents pays et mouvements se sont réuni·es pour la première fois – ce qui a rendu cette rencontre unique dans l’histoire kurde.
Deux hommes ont rendu possible la première conférence pan-kurde: d’une part Massoud Barzani, qui gouverne l’État kurde du nord de l’Irak comme un chef de tribu traditionnel et qui est l’idole des Kurdes conservateurs. D’autre part, Mazlum Kobane, qui incarne dans le nord-est de la Syrie dominé par les Kurdes, également appelé Rojava, le visage du mouvement de gauche laïque, idéologiquement proche du PKK. Tous deux représentent les deux grandes tendances du mouvement national kurde. Enfin, la conférence a été rendue possible parce que les pourparlers de paix entre le gouvernement Erdogan et le fondateur du PKK Abdullah Öcalan se poursuivent en Turquie. L’espoir de paix en Turquie avait également entraîné temporairement une détente dans la région frontalière avec le nord-est kurde.
Des positions non négociables
Le document final de la conférence, adopté à l’unanimité, s’est longuement penché sur la forme d’État de la «nouvelle Syrie». La Syrie devrait donc être:
- Un État gouverné démocratiquement, dans lequel la séparation des pouvoirs et la liberté religieuse sont garanties.
- Un État dans lequel les droits de toutes ses composantes religieuses et ethniques (alaouites, druzes, kurdes et minorités chrétiennes) sont inscrits dans la Constitution.
- L’égalité des sexes doit y être garantie.
- Le droit à l’éducation dans la langue maternelle doit y être garanti pour toutes les minorités.
- Enfin, cet «État décentralisé» devrait regrouper les régions kurdes sous un toit fédéral syrien en tant qu’unité politique administrative intégrée.
Ce document, qualifié de «vision politique commune» des Kurdes, devrait servir de base au dialogue avec Damas. Les droits culturels et linguistiques de tous les groupes de population, la liberté de religion, l’égalité des sexes ainsi qu’un système de gouvernement décentralisé sont toutefois des «principes non négociables», a déclaré Îlham Ehmed, de facto ministre des Affaires étrangères du Rojava. Ce sont les «lignes rouges» non négociables des Kurdes.
Lignes rouges de Damas
La présidence syrienne a rapidement condamné les «revendications fédéralistes» du Rojava. «Nous rejetons toute tentative d’imposer une partition ou des cantons séparatistes dans des conditions de fédéralisme ou d’autonomie, sans créer un consensus national», a-t-elle déclaré dans un communiqué.
La réaction d’Ankara a été encore plus virulente. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a qualifié la structure fédérale demandée à Qamichli de «fantasme qui n’a pas sa place dans la réalité syrienne». Les Kurdes feraient mieux de «prendre des décisions qui servent la stabilité de la région au lieu de poursuivre des rêves qui constituent une menace pour elle», a-t-il poursuivi en proférant des menaces non dissimulées: l’intégrité territoriale de la Syrie n’est «pas négociable» pour la Turquie.
La Turquie est particulièrement proche des nouveaux dirigeants syriens. Sans le soutien militaire de la Turquie, l’offensive éclair du mouvement djihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS), qui a conduit début décembre à la chute du régime de la famille al-Assad, n’aurait pas été possible. Pour cette raison déjà, le gouvernement d’Ankara est convaincu de pouvoir influencer de manière déterminante la politique à Damas.
Des espoirs sans cesse déçus
Une longue chaîne d’espoirs ravivés, mais toujours amèrement déçus, a déstabilisé le pays. Ahmed al-Chaara, qui avait mené l’offensive éclair Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) à Damas, a été nommé président de transition de la Syrie en janvier dernier. Sa promesse à l’époque de former un «gouvernement de transition inclusif qui reflète la diversité de la Syrie» a suscité de grands espoirs.
La Syrie est une mosaïque sociale diversifiée. Jusqu’à vingt communautés ethniques et religieuses différentes y vivent. Bien qu’il n’existe pas de chiffres fiables, on estime qu’environ 60 à 65 pour cent de la population syrienne sont des Arabes sunnites. Les 35 à 40 pour cent restants sont des Kurdes, des Alaouites, des Druzes et des Chrétien·nes.
Pendant 70 ans, la famille al-Assad a régné sur ce mélange hétéroclite de peuples par une répression dirigée contre tous les groupes ethniques sans exception. La perspective de pouvoir vivre sans craindre la torture et la persécution a plongé le pays dans une sorte d’euphorie en décembre dernier.
Mais ce n’est pas ce qui s’est passé: début mars dans la région côtière de Lattaquié, une foule enragée d’extrémistes djihadistes perpétrait des massacres contre la minorité alaouite. Selon l’Observatoire syrien des droits humains (SOHR), plus de 1500 personnes sont mortes – d’autres organisations parlent même de 5000 morts. La plupart d’entre elles étaient des femmes, des enfants et des personnes âgées. Depuis, plus de 100.000 Alaouites auraient fui vers le Liban. Les demandes d’enquête sur ces massacres n’ont à ce jour pas été satisfaites.
Recette pour un règne d’un seul homme
Le 10 mars, le président syrien al-Charaa et le commandant en chef kurde Mazlum Kobane ont signé un accord révolutionnaire. Celui-ci prévoit un cessez-le-feu entre leurs forces armées, la démilitarisation des villes et le droit des personnes déplacées à retourner chez elles. L’accord garantit l’égalité des droits culturels et politiques pour tous. D’ici la fin de l’année, les forces armées du Rojava devraient être intégrées à l’armée syrienne.
Mi-mars, al-Charaa a présenté un projet de Constitution qui confère au président des droits exécutifs quasi illimités. Selon le document composé de 53 articles, il peut en fait nommer tous les membres du pouvoir législatif ainsi que les sept membres de la Haute Cour constitutionnelle, sans contrôle parlementaire ou autre. Le projet de constitution faisait de la jurisprudence islamique la principale source de législation et fixait la durée du gouvernement de transition à cinq ans.
La promesse d’al-Charaa de former un gouvernement inclusif reflétant la diversité de la Syrie semblait déjà avoir été oubliée. Al-Charaa n’a pas consulté les minorités au sujet de la Constitution et ne leur a pas demandé leur avis lorsqu’il a présenté son nouveau cabinet fin mars.
Déçus, les Kurdes, les Druzes, les Alaouites et les Chrétiens ont tour à tour rejeté le diktat de Damas. Le mot «démocratie» apparaît quatre ou cinq fois dans la constitution de 2012 sous Bachar el-Assad, mais pas une seule fois dans l’actuelle, s’est moqué Mohammed A. Salih, analyste des affaires régionales et kurdes, sur le portail Internet indépendant turc Bianet. En l’espace de quatre mois, la confiance entre la majorité sunnite du pays et les minorités a manifestement été totalement perdue.
Nouvelle flambée de violence
Début mai, de violents affrontements ont eu lieu entre les troupes sunnites d’al-Charaa et des combattants druzes locaux à Jaramana et Sahnaja, deux banlieues de Damas peuplées principalement de Druzes. Un enregistrement audio apparu brièvement sur Internet et contenant soi-disant des insultes envers le prophète Mahomet a été attribué à l’éminent religieux druze Cheikh Marwan Kiwan – ce que ce dernier a toutefois «catégoriquement et fermement» démenti.
Le clip a néanmoins mobilisé les forces pro-gouvernementales qui, tard dans la soirée, se sont livrées à de violents combats avec des combattants druzes à Jaramana et Sahnaja. Au moins 18 personnes y ont perdu la vie et des dizaines d’autres ont été blessées.
Le lendemain, Israël a de nouveau mené plusieurs attaques aériennes contre la Syrie – cette fois-ci soi-disant pour protéger les Druzes. Car depuis le changement de pouvoir à Damas, le Premier ministre israélien s’est autoproclamé protecteur des Druzes en Syrie.
Le président turc Erdoğan a qualifié les frappes aériennes d’Israël de «provocation inacceptable». Car depuis le changement de pouvoir à Damas, il se voit lui aussi dans le rôle de protecteur du gouvernement al-Charaa. «Nous réagirons de différentes manières à toute tentative d’entraîner notre pays voisin dans un nouveau bourbier d’instabilité», a encore ajouté Erdoğan. Le président turc n’a pas précisé ce qu’Ankara pourrait faire exactement dans ce cas. Ce qui est sûr, c’est que la stabilité de la Syrie est aujourd’hui plus fragile que jamais.
Amalia van Gent, 2 mai 2025
- Amalia van Gent a travaillé comme journaliste de presse écrite, de radio et de télévision en Irak, au Pakistan et dans les Balkans et y a couvert les guerres pour les médias suisses. Article paru dans Infosperber, une plate-forme journalistique en ligne indépendante.