Nous publions ici la réaction d’une fidèle lectrice à l’article de Amalia van Gent, publié dans le dernier Archipel [1]. Effectivement, Amalia a écrit plutôt sur la situation des Kurdes. Nous avons choisi de publier son article parce qu’il complétait celui de Félix Legrand[2]. Nous avons pleinement conscience qu’il s’agit d’une situation extrêmement complexe, qui évolue chaque jour, et notre objectif, comme toujours, est de fournir aux lecteurs et lectrices des pistes pour se faire leur propre opinion.
Je me fie en général aux informations contenues dans Archipel, porte-parole d’un journalisme indépendant et sérieux.
J’étais d’autant plus surprise de lire l’article d’Amalia van Gent, «La Syrie au bord du gouffre», qui fait suite à l’article de Félix Legrand sur l’évolution politique de HTS[2]. Tandis que Legrand fait une analyse détaillée et nuancée du processus qui a porté HTS et ses alliés au pouvoir, van Gent se limite aux relations de Damas avec les Kurdes du Rojava, aux massacres survenus dans la région de Lattaquié et à Damas, et au projet de constitution.
Je reviens d’une visite de trois semaines en Syrie, ma première depuis 2006, où j’ai séjourné à Damas, Alep, Hama et Homs. Les Syrien·nes sortent d’un cauchemar qui a duré 50 ans sous les Assad, et on remarque d’abord un sentiment de liberté, symbolisé pour les étranger·es par le fait qu’on n’a plus besoin de visa; on présente son passeport à la frontière pour un tampon, comme on le fait en Suisse. La joie des Syrien·nes qui reviennent au pays est palpable. Une affiche à la fron-tière proclame «La Syrie est à nous – à nous tous» (Souriya ilna – ilna kullna). Et à la lumière de cette affirmation, il est logique que la Bibliothèque Assad de Damas ait été rebaptisée Bibliothèque Nationale et que l’Hôpital Universitaire Assad s’appelle dorénavant Hôpital National Universitaire.
Il y a une volonté d’associer les différentes communautés aux évènements importants. À une cérémonie à laquelle j’ai assisté dans le grand auditoire de la Bibliothèque nationale en honneur des tués et des blessés des combats autour de Damas, les notables qui distribuaient les certificats comptaient quatre hommes en civil, un imam et un prêtre orthodoxe. Les moukhabarat, les services secrets du régime Assad, ont disparu, ainsi que les Chabiha, les sbires brutaux des Assad qui accueillaient les visiteur/trices dans les hôtels avec leurs kalachnikovs. Les organisations étrangères d’aide au développement peuvent maintenant contacter directement leurs partenaires syriens.
Chez certain·es, la peur est toujours là: une personne rencontrée à Hama qui avait vécu le massacre de 1982 ne voulait pas raconter ce qu’elle avait vu. Mais une exposition temporaire au Musée national de Damas (une fondation pré-Assad), partie du projet «Mémoire créative de la révolution syrienne»[3] commencé en 2013, montre des dessins, des poèmes, des portraits des disparu·es et autres tableaux qui documentent l’explosion de créativité pendant les années de guerre et répression. C’est une action de préservation indispensable pour s’approprier le présent et le passé et concevoir un avenir juste pour tous et toutes. On voit beaucoup de ruines et décombres en Syrie. Certains, comme à Homs au début de la révolution où les combats ont eu lieu avec de l’artillerie, rappellent le Beyrouth de la guerre civile. D’autres, par exemple à Alep où les Russes ont mené des bombardements aériens, font plutôt penser à Gaza. Mais la volonté de réparer et reconstruire est là. Dans les ruelles défoncées du centre historique d’Alep, les ateliers de fer forgé et de menuiserie marchent de nouveau et quelques boutiques s’apprêtent à recevoir des touristes. Les hommes qui en 2012 sont partis pour éviter le service militaire reviennent avec leur passeport UE pour préparer leur réinstallation au pays. Des camions chargés de toutes les possessions des familles traversent lentement la frontière du Liban vers la Syrie – des réfugié·es qui rentrent à la maison.
Les inquiétudes relevées par van Gent (et autres) au sujet de la constitution et le danger d’autoritarisme sont bien réels. Les tensions entre communautés n’ont pas disparu, même si elles peuvent être gérées avec intelligence. Ainsi l’enclave kurde de Cheikh-Maqsoud près des cimetières chrétiens à Alep a toujours ses propres checkpoints où le drapeau kurde flotte à côté du drapeau syrien. Mais dans un accord signé en avril entre le gouvernement syrien et les forces kurdes, cet enclave va être progressivement ramenée sous l’autorité du gouvernement, tout en gardant une certaine autonomie.
La Syrie fait face actuellement à des défis gigantesques, économiques, sociaux et politiques. Mais elle puise une grande force dans la libération d’énergies suite à la chute des Assad. Personne ne pense à revenir à la situation d’avant décembre 2024, qui a vu Bachar al-Assad utiliser des armes chimiques contre sa propre population et détruire des trésors historiques tels que les souks d’Alep. Défis, oui; dangers, probablement; risque de basculement, non.
Hilary Kilpatrick
De retour de Syrie, le 1er juin 2025
- Archipel juin 2025; une traduction plus exacte du titre en allemand aurait donné «au risque du basculement», plutôt que «La Syrie au bord du gouffre».
- «Syrie - Les transformations sous contraintes de Hayat Tahrir al-Cham» et «Syrie - À l’heure de la consolidation autoritaire du pouvoir», Archipel mai et juin 2025,
- https://creativememory.org/fr/.