Le Non à l’initiative «de mise en œuvre»1 occulte un déficit profond de notre démocratie, dû à l’acceptation de la société à deux vitesses actuelles. La distinction entre les Suisses et les «étrangers» est prise comme une évidence, elle construit le fondement et la frontière du penser et du débattre. Le vote de presque un million et demi d’électeurs pour un apartheid légal suit la logique d’une culture de domination qui exclut d'une participation égalitaire un quart de la population de notre pays.
Avec sa pratique restrictive et indigne de naturalisation, la Suisse produit les étrangers qu’elle expulse. Dans la logique des choses on devrait aussi en principe refuser la nationalité aux indigents. Cette inégalité «normale» existante n’a pas véritablement été un thème de discussion pendant la campagne. La question de savoir si l’expulsion est en principe justifiée n’a jamais surgi non plus – au contraire: des sociaux-démocrates ont même déclaré que personne ne s’opposerait au renvoi de criminels graves.
L’exportation de la criminalité et de la pauvreté en s’appuyant sur les droits des citoyens et des étrangers devient acceptable. La question de la solidarité et de la responsabilité internationales – et leur implication dans des intérêts propres – n’a pas été soulevée.
La Suisse profite volontiers de la fuite des cerveaux d’autres Etats, elle renvoie les criminels et les indigents comme des produits déficients dans les pays d’origine – sans trop se préoccuper de l’avenir des personnes.
Lors de la campagne de votation, la loi sur l’application de l’initiative du renvoi des criminels étrangers a finalement été présentée comme une loi modérée, sans problème de légalité. Pourtant il s’agit pour l’essentiel d’une copie de l’initiative, et comme elle juridiquement indéfendable.
Une loi juridiquement indéfendable
La loi a été formulée de façon excessivement dure dans l’espoir que l’UDC retire son initiative. Le parlement a pris les devants d’une soi-disant «volonté populaire», qui, contre toute attente, ne s’est pas réalisée le 28 février 2016. Cette loi va entrer en vigueur le 1er octobre prochain, et, comme l’initiative contre la constitution, elle est incompatible avec les garanties internationales des droits humains et les accords de libre circulation.
Cette loi comporte aussi un automatisme juridiquement indéfendable: certes la clause de rigueur prend en considération – à titre exceptionnel! – les situations personnelles et familiales, mais pas la gravité concrète de l’acte, la faute et les circonstances. Simonetta Sommaruga a expliqué que la clause de rigueur ne prend en compte que des atteintes graves aux principes de l’Etat de droit, et que cette loi pourrait aussi mener à des conflits avec la constitution fédérale et la Convention pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales (CEDH).2
Quand les opposants à l’initiative devront admettre que la loi sur la mise en œuvre - contrairement à ce qui était affirmé durant la campagne de votation - ne peut pas être littéralement et sensément appliquée, l’UDC saura en tirer profit: «Les élites ont une fois de plus trahi le peuple!»
Criminalité et Racisme
Les automatismes s’accordent mal avec la démocratie, puisque la considération des cas particuliers – le respect de chaque individu et de chaque destin – est la pensée de base de la démocratie. Derrière des catégories comme «étrangers» le cas individuel disparaît. Faire abstraction de chaque être humain et de son vécu favorise l’émergence du racisme.
Les débats de la votation ont cimenté la notion de «criminalité des étrangers», et de là une construction raciste. On a à peine discuté sur les causes de la criminalité et envisagé des possibilités de solutions. Le risque de criminalité est lié à l’éducation, l’intégration, la pauvreté, la discrimination, l’origine sociale, les inégalités, les injustices subies, l’absence de chances pour la vie, le manque de perspectives d’avenir, etc., pas à la nationalité.
Le racisme et l’hostilité envers les étrangers sont une forme de fuite de soi-même et du monde. Ceci est à peine évoqué. Au lieu de cela la science empirique recherche les causes de la haine des étrangers dans la biologie, ou bien – dans le cas de la sociologie – pense de manière non existentielle à propos de la dimension sociétale (on constate ici le refoulement des limites humaines dans la construction de la théorie scientifique). Les philosophes et les psychanalystes qui pourraient mettre le doigt sur le problème sont absents du débat public – au détriment d’une démocratisation de notre démocratie.
- Voir Archipel No 244
- Voir le quotidien suisse de Zürich Neue Zürcher Zeitung du 12 mars 2015 Le 28 février 2016, 59% des votants suisses ont refusé de façon très nette l’initiative de «mise en œuvre» de l’UDC. Seuls six cantons ont accepté le texte et la participation de 63% a battu tous les records depuis le vote historique sur l’EEE en 1992. Tous les syndicats, organisations et les grands partis politiques, hormis l’UDC, recommandaient le rejet de l’initiative mais ne voulaient pas investir d’argent dans la campagne. Les premiers sondages en novembre 2015 indiquaient une approbation par 60% de la population. Les stratèges richissimes de l’UDC pensaient donc qu’ils auraient le jeu facile.
Or ils ont complètement sous-estimé la ténacité, l’engagement personnel et la hargne d’innombrables hommes et femmes qui se sont engagé-e-s hors toute structure de partis pour le refus de cette politique inhumaine.
Claude Braun FCE - Suisse