Les 5, 6 et 7 février 2000, la population de la ville andalouse d’El Ejido s’était livrée à un véritable pogrom à l’encontre de la communauté immigrée: les travailleurs agricoles marocains furent victimes de chasses à l’homme telles que l’Europe n’en avait plus vues depuis la deuxième guerre mondiale.
Pour comprendre l’origine de toute cette violence, le FCE avait alors envoyé sur place une délégation internationale1. Un pasteur allemand, membre de la délégation à El Ejido, affirmait par la suite: «les camions portant les inscriptions Almeria ou El Ejido et qui transportent fruits et légumes le long des autoroutes suisses et européennes sont chargés de vivres produits dans des conditions d’exploitation et d’exclusion. Au fond, nous ne devrions plus manger ni fraises ou ni tomates en provenance d’Espagne.
- ils ont été produits dans des conditions éthiquement indéfendables
- ils ont été produits dans des conditions écologiquement indéfendables.»
Aujourd’hui, 15 ans après, les conditions sociales et écologiques dans la mer de plastique d’Almeria n’ont que peu évolué. Nous y retrouvons les chabolas – ces huttes faites de restes de plastique et de déchets d’emballages où logent de nombreux immigrés – nous y retrouvons des conditions de travail scandaleuses où des patrons sans scrupules exploitent la précarité des migrants ayant survécu aux traversées hasardeuses de la M éditerranée, nous y retrouvons le désert écologique que constitue cette mer de plastique qui s’étend toujours.
Cette question doit certainement aussi préoccuper plus d’un de nos amis du SOC (Syndicat des Ouvriers des Champs), notre partenaire sur place depuis cette époque. Le SOC avait défendu, à l’origine, les nombreux journaliers andalous travaillant dans les latifundia. Après les événements de l’an 2000, le SOC avait fondé une section à Almeria où tous les travailleurs étaient les bienvenus, indépendamment de leur lieu d’origine, de leur date d’arrivée ou de l’absence de statut de séjour. Dans les quelque 17.000 entreprises agricoles de la région, les conditions d’embauche étaient souvent mauvaises. Contrairement au reste de l’Andalousie, les terres de la région d’Almeria appartenaient à de petits propriétaires et une grande partie des exploitations sous serre n’avaient alors qu’entre 1 et 3 hectares. Depuis, quelques entreprises se sont fortement agrandies.
Des vagues dans la mer de plastique
Au fil du temps le SOC avait pu constituer à Almeria une équipe solide qui s’engageait résolument pour les ouvriers migrants. Avec l’aide du FCE, il a pu ouvrir des locaux d’accueil et de conseil aux migrants à El Ejido et Nijar, deux importants centres de production de légumes sous serre. Des juristes courageux ont plaidé les droits des migrants; des enseignants, souvent bénévoles, ont donné des cours de formation à ceux et celles qui ne connaissaient ni la langue espagnole, ni leurs droits; des militants ont organisé des rassemblements et des manifestations; d’autres syndicalistes les ont accompagnés, en cas de conflit, chez les patrons dans les serres.
Au niveau local et régional, le SOC était craint par les entrepreneurs et respecté pour son engagement par les autorités. Pourtant ce petit syndicat n’avait, de tout temps, que quelques centaines de personnes affiliées et qu’une bonne dizaine de militants qui y consacraient l’essentiel de leur temps. Une goutte d’eau qui faisait des vagues dans cette immonde mer de plastique où plus de 100.000 migrants devaient se contenter d’embauches précaires, souvent rémunérées bien en dessous des minima légaux.
Du SOC au SAT
Mais les moindres succès suscitent parfois jalousie et envie. Au cours des deux dernières années, nos amis du SOC ont eu à affronter de nombreuses difficultés. A côté des luttes que le syndicat menait contre des abus dans plusieurs entreprises, il a été déchiré par des querelles internes. La transformation du SOC en SAT (Syndicat Andalou des Travailleurs), décidée dès 2007 par la direction andalouse du syndicat, avait ouvert le syndicat aux ouvriers de tous les secteurs économiques. Parmi les nouveaux affiliés à Almeria, certains n’ont pas voulu maintenir un engagement aussi important avec les migrants travaillant dans l’agriculture. L’ancienne équipe du SOC a alors été la cible de calomnies et d’intrigues sournoises qui cachaient aussi des règlements de compte personnels et des luttes de pouvoir. Avec l’aide de la direction andalouse du SAT, la situation a finalement pu être clarifiée. Même si l’ancienne équipe du SOC a été réhabilitée, le conflit a fortement pesé sur le moral de l’équipe et il faudra du temps pour retrouver tout l’élan et la pugnacité qui a caractérisé les luttes du SOC dans cette mer de plastique.
Légumes amers, pas seulement en Espagne
Dans le cadre du FCE, nous avons pu rendre l’opinion publique attentive aux politiques agricoles européennes et aux conséquences graves qu’elles entraînent dans l’industrialisation à outrance de la production de fruits et légumes. A El Ejido et à Almeria, les dégâts sociaux et écologiques sont bien visibles, mais à travers de multiples témoignages et rencontres, nous avons pu montrer que partout en Europe le même mode de production prend le dessus: en Sicile, dans la production de pommes de terre primeurs, dans les Pouilles, dans la production de tomates de conserve, à Rosarno en Italie, dans la production d’oranges ou de mandarines, autour de l’étang de Berre en Provence, dans la production de pêches, de salades et de tomates, en Allemagne et en Autriche, dans la production d’asperges, en Grèce et en Angleterre, dans la production de fraises, etc.
Nos interventions auprès des chaînes de supermarchés ainsi que le grand nombre de reportages dans les médias européens ont amené les grands distributeurs à instaurer toute une série de labels et de certifications qui devaient redonner confiance aux consommateurs. Depuis, les grands distributeurs donnent régulièrement une image faussée de la réalité sur le terrain avec des publi-reportages vantant les progrès sociaux et écologiques. En même temps, ils tentent de nier leurs responsabilités par rapport aux conditions de production. Pourtant, ce sont bien les supermarchés qui dictent les prix et qui ont augmenté leurs marges au cours de ces dernières années. Ils exercent une pression sur les prix qui se répercute en tout premier lieu sur l’élément le plus faible dans la chaîne de production, le plus souvent sur l’ouvrier agricole migrant et sans droits.
Chasse à l’homme et résistance
L’exploitation des ouvriers migrants qui en résulte conduit à des conditions de vie et de travail intolérables et à une misère insoutenable. Les systèmes mafieux, le racisme et les discours de haine contre les étrangers cimentent les clivages entre autochtones et immigrés et contribuent à écraser toute velléité de révolte. Au pogrom contre les immigrés marocains à El Ejido ont succédé, en janvier 2010, une semblable chasse aux Africains à Rosarno2 et, en avril 2013, des exactions graves contre des récolteurs de fraises majoritairement asiatiques à Manolada en Grèce. Les images de l’esclavage moderne dans la production industrielle de fruits et légumes devraient avoir leur place à côté des prix des primeurs dans les supermarchés!
Dans la plupart des pays où nous avons rencontré des ouvriers agricoles migrants, il n’y avait pas de syndicat pour défendre leur situation particulière. Les grandes distances entre les exploitations agricoles, la grande précarité dans laquelle vivent la plupart des ouvriers agricoles migrants et leurs origines très diverses constituent elles aussi des obstacles importants à l'activité syndicale. Que le SOC ait pu s’établir et agir pendant 15 ans à Almeria mérite une profonde reconnaissance et reste exemplaire à travers l’Europe. Même si les luttes menées jusqu’ici n’amènent que peu de résultats visibles sur place, les petites victoires obtenues par les activités syndicales et les succès dans la défense de tant d’immigrés contre les pires abus sont remarquables et suscitent des espoirs de changements à long terme.
- Voir le rapport, sous forme de livre, toujours actuel: El Ejido – Terre de non-droit.
- Voir De Lampedusa à Rosarno, Euromirage, Jean Duflot, Co édition FCE/Golias.
Luttes en cours: Procès contre Simon Sabio
Au printemps 2013, l’entrepreneur Simon Sabio, patron exploitant de 35 hectares de tunnels sous plastique avec 130 journaliers, disparaît – pour réapparaître quelques mois plus tard au Maroc, à l’abri de la justice espagnole. Il avait accumulé une montagne de dettes, dont près de 2 millions d’euros envers ses ouvriers agricoles. Une pratique courante des entrepreneurs malhonnêtes consiste à ne payer qu’une partie des salaires à la fin du mois afin de lier l’employé démuni à l’entreprise. Chaque mois, le patron trouve de nouveaux arguments pour ne pas payer le salaire entier et l’ouvrier n’ose pas quitter l’entreprise, craignant de perdre les arriérés dus. Dans le cadre de la lutte, les ouvriers ont occupé dans un premier temps une partie des serres. Ils n’ont pas pu maintenir l’occupation. Le service juridique du SOC défend la plupart des ouvriers et les procès sont en cours.
Luttes en cours: Biosol et CuevasBio
Depuis plusieurs années, des conflits de travail éclatent dans l’entreprise Bio Sol Portocarrero, une entreprise commerciale importante de production, de conditionnement et de commercialisation de légumes et de fruits biologiques. Les conflits rendus publics par de grands journaux suisses et européens ainsi qu’une campagne de protestation menée par le FCE ont contribué à améliorer les conditions de travail dans l’entreprise et plusieurs femmes y ont créé une section syndicale du SOC*. A plusieurs reprises, elles ont appelé le syndicat à intervenir pour protester contre des harcèlements à leur égard. En juin 2014, la chaîne de télévision ARTE diffuse Produire Bio – un business comme les autres, un film de 90 minutes sur différentes situations de production bio dans le monde, dont quelques minutes sur Almeria. Quelques semaines après, l’entreprise Biosol licencie 5 femmes syndiquées au SOC pour avoir commenté les conditions de vie et de travail dans l’agriculture industrielle de la région lors des tournages faits à Almeria. L’entreprise prétextait être lésée par leurs déclarations, alors qu’elle entendait certainement se débarrasser du noyau de la cellule syndicale du SOC. Le SOC a alors demandé la médiation à l’organe de certification Biosuisse qui a suspendu provisoirement le label Bourgeon pour Biosol. Depuis, l’entreprise Biosol a entamé des négociations avec les femmes licenciées. Ces dernières ainsi que le SOC sont décidés à lutter jusqu’à une résolution satisfaisante du conflit.
Autre cas de licenciements abusifs, sept ouvriers, proches du SOC, travaillant pour l’entreprise CuevasBio ont été mis à la porte parce qu’ils avaient refusé de signer une convention sans qu’ils aient pu la lire en entier et la discuter avec le SOC. L’entreprise a pour l’instant refusé tout dialogue avec ces ouvriers et le SOC.
La traçabilité exigée pour les produits «bio» facilite le suivi pour les conditions sociales et écologiques et permet ainsi de protester contre le non-respect des conventions. Pour la plus grande partie des fruits et légumes originaires de la mer de plastique, il est presque impossible de suivre les trajectoires entre les producteurs, les commerçants et les grands distributeurs pour pouvoir protester auprès d’eux ainsi qu’auprès des organismes de certification. Et pourtant les conditions de production sont la plupart du temps plus mauvaises que dans le «bio».
* Voir Exploitation biologique, Archipel No 194, juin 2011