SERBIE: Que se passe-t-il?

de Slavica Miletic, traductrice, Belgrad, 15 mai 2025, publié à Archipel 347

Le 1er novembre 2024, à 11h52, l’auvent en béton de la gare de Novi Sad, qui venait d’être rénovée, s’est effondré, tuant 14 personnes (la plus jeune victime était une fillette de six ans) et en blessant gravement trois autres, dont deux ont succombé plus tard: une jeune fille de 24 ans et un jeune homme de 19 ans. Alors que le gouvernement a dépensé 65 millions d’euros de l’argent des contribuables pour la rénovation, cette tragédie est devenue le symbole d’années de négligence et de corruption.

Un an et demi plus tôt, les citoyen·nes de Serbie avaient été profondément ébranlé·es par deux tragédies. Le 3 mai 2023, un garçon de 13 ans tuait neuf élèves et un agent de sécurité lors d’une fusillade dans une école de Belgrade, et dans la nuit du 3 au 4 mai, un jeune homme de 21 ans tuait neuf personnes et en blessait treize. Les citoyen·nes choqué·es étaient descendu·es dans la rue et l’opposition avait formé une coalition «Serbie contre la violence» et organisé des ma-nifestations. Mais lorsque le gouvernement a annoncé la tenue d’élections législatives, la coalition s’est effondrée. Certains partis ont participé aux élections du 17 décembre 2023, tandis que d’autres ont appelé au boycott, affirmant que le parti au pouvoir et son fidèle partenaire de coalition (fondé et dirigé par Slobodan Milošević) voleront les élections tant que des conditions équitables ne seront pas garanties.

La coalition au pouvoir, le Parti progressiste serbe (SNS), a remporté une victoire convaincante, et les électeur/trices de l’opposition en pleine confusion (voter ou ne pas voter?) en sont resté·es aigri·es.

Le gouvernement ne pouvait pas être blâmé directement pour les tragédies de mai, mais il y a eu de nombreux débats publics sur le type de société dans lequel nous vivons. La chute de l’auvent a été une autre affaire. Elle a renforcé la conscience déjà existante que la corruption règne dans l’ensemble de la société, et en particulier dans le secteur du bâtiment.

Que veulent les étudiant·es?

La faculté d’art dramatique a été la première à organiser un blocus, bientôt suivie par la majorité des autres facultés (75 % des facultés de Serbie sont désormais entièrement contrôlées par les étudiant·es), les lycées et même les écoles primaires, avec le soutien de leurs professeur·es, des parents et d’autres citoyen·nes. En décembre, les étudiant·es uni·es annonçaient leurs quatre demandes, la plus importante étant la première:

  • la publication de tous les documents relatifs à l’accident mortel et la poursuite et la sanction des responsables;
  • l’identification et la poursuite des individus qui ont attaqué et blessé des étudiant·es et des citoyen·nes participant pacifiquement à des manifestations;
  • l’abandon immédiat des charges retenues contre les étudiant·es arrêté·es lors des manifestations;
  • l’augmentation du budget gouvernemental alloué à l’enseignement supérieur.

Bien que ces demandes semblent minimes par rapport à l’ampleur des manifestations, le gouvernement ne pouvait les satisfaire, du moins la première, sans révéler ses bases corrompues. Certains documents ont été rendus publics, mais pas les plus importants.

Une autre concession timide du gouvernement sous pression a été la démission du premier ministre à la fin du mois de janvier 2025, ce qui a entraîné la chute du gouvernement.

La structure de la protestation étudiante est horizontale (pas de hiérarchie, pas de leaders). La méthode d’organisation et de prise de décision est la démocratie directe. Toutes les décisions sont prises par les assemblées générales qui communiquent entre elles via les réseaux sociaux et annoncent leurs décisions au public sur le site des étudiant·es et dans des médias indépendants.

Les citoyen·nes de Serbie ont massivement répondu à l’appel des étudiant·es à bloquer les rues tous les jours et à rendre hommage aux victimes de l’accident de Novi Sad en observant 15 mi-nutes de silence – une minute pour chaque victime (des minutes ont été ajoutées pour la 16e victime de Novi Sad et pour les victimes de l’incendie en Macédoine du Nord). Des manifestations ont été organisées dans de nombreuses villes et villages de Serbie. Les citoyen·nes ont été plus explicites dans l’expression de leur volonté: la fin du règne de 13 ans du parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir et de son chef officieux, mais absolu, le président Aleksandar Vučić.1 Les étudiant·es, cependant, se sont tenu·es à l’écart de tous les partis et de la politique, au sens étroit du terme.

Marches

Fin janvier, des étudiant·es de toute la Serbie ont commencé à marcher à travers le pays afin de participer à des manifestations locales, de rencontrer autant de personnes que possible et de «répandre l’amour» sur leur chemin.

Les étudiant·es des universités et des lycées se sont rendus à pied de Belgrade à Novi Sad (95 kilomètres), puis de Novi Sad et Belgrade à Kragujevac (239 km et 139 km respectivement), et de Novi Sad et Belgrade à Niš (328 km et 240 km respectivement). Des colonnes apparemment interminables de jeunes gens portant des drapeaux et des banderoles sont devenues une réalité quoti-dienne. Les habitant·es les accueillent avec ferveur, même les plus pauvres leur offrant du pain, des fruits et un soutien inconditionnel. Lors des pauses plus longues, les médecins locaux et les étudiant·es en médecine leur soignaient les pieds. Les étudiant·es les ont remerciés en leur disant que le soutien de la population leur donnait la force d’endurer et en nettoyant méticuleusement tous les endroits où se déroulaient les manifestations.

Le 15 mars, des étudiant·es de toute la Serbie sont venu·es à pied à Belgrade pour participer à une manifestation massive. Iels ont été suivi·es par de nombreux citoyen·nes venu·es principale-ment en voiture (les transports publics étaient suspendus ce jour-là). Plus de 300.000 personnes se sont rassemblées dans les rues entourant le Parlement. Hormis le bruit, la manifestation s’est déroulée dans le calme. À 19h15, les quinze minutes de silence pour les victimes ont commencé, mais ont été interrompues, douze minutes plus tard, par un événement qui a semé la panique. Des milliers de citoyen·nes ont décrit ce qu’iels avaient ressenti à ce moment-là et les conséquences pour leur santé (lésions auditives, dysfonctionnement des stimulateurs cardiaques, traumatisme psy-chologique). Des experts militaires ont affirmé qu’il s’agissait d’une arme sonique et les étu-diant·es ont ajouté une cinquième demande: enquêter sur l’événement et poursuivre les responsables.

Le résultat de la marche: selon un récent sondage, 80 % des citoyen·nes soutiennent les protes-tations des étudiant·es. Les marches se poursuivent à une échelle un peu plus réduite.

Mensonges, insultes, répression et imitation

Le président a déclaré que les armes soniques n’étaient pas légales en Serbie et que ni la police ni l’armée n’en possédaient. Lorsque l’opposition a publié les preuves du contraire, le ministre de la Police a admis avoir acheté plusieurs armes de ce type, «mais nous ne les avons même pas déballées». Nouvelles preuves et nouvelle déclaration officielle: «Oui, les engins étaient dans la rue le 15, mais nous ne les avons pas utilisés». Conclusion: soit il s’agissait d’une hystérie collective de milliers de personnes, soit leur comportement avait été «chorégraphié» par les organisateur/trices de la manifestation!

Il y a eu beaucoup d’autres mensonges importants. (Par exemple, après la chute de l’auvent, le président a prétendu que c’était la seule partie de la gare qui n’avait pas été rénovée).

Le président a insisté pour qualifier la manifestation de «révolution de couleur»[2], payée et or-ganisée de l’étranger, mais il n’a jamais révélé par qui. De toute évidence, ce n’est pas l’UE, qui soutient plutôt officiellement le président actuel (qui a promis de fournir du lithium et une solu-tion pour le Kosovo), ni la Chine, la Russie ou les États-Unis, qui sont des ami·es des autorités serbes.

Dès la première phase de la protestation, le gouvernement a commencé à identifier des cibles dans les médias qui lui sont fidèles. Lors des premiers blocages de la circulation, plusieurs voitures ont foncé dans la foule. À Novi Sad, plusieurs étudiant·es ont été battu·es. Une jeune femme a eu la mâchoire brisée et quatre dents arrachées (par des membres du SNS et des sympathisants). Récemment, le doyen de la faculté de philosophie de Niš a été poignardé à la main. Des journalistes des médias d’opposition ont été agressé·es verbalement et physiquement à plusieurs reprises. Il serait difficile d’énumérer toutes les personnes qui ont été détenues ou invitées à un «entretien d’information».

Les autorités tentent de copier chaque mouvement étudiant. Avant le 15 mars, elles ont organisé le campement des «étudiant·es qui veulent apprendre» dans le parc situé en face du parlement. Parmi elleux, des citoyen·nes ont reconnu plusieurs participant·es à des émissions de télé-réalité, un acteur pornographique et des membres des Bérets rouges, l’unité spéciale qui avait organisé et exécuté l’assassinat du premier ministre Zoran Đinđić en 2003. Il y avait peu de véritables d’étudiant·s. Les étudiants protestataires ont répondu à toutes les tentatives d’imitation en affirmant: «Ce qui nous désole, ce n’est pas qu’ils volent nos idées, mais qu’ils n’aient pas les leurs».

La fin?

«C’est fini quand nous disons que c’est fini», répètent les étudiant·es en réponse au président, qui ne cesse d’indiquer la date, chaque fois différente, à laquelle le mouvement de protestation prendra fin.

Après cinq mois, personne ne semble vraiment savoir comment ni quand cela se terminera vraiment. Une chose est sûre: les citoyen·nes sont épuisé·es, physiquement et financièrement. Les en-seignant·es, un segment important de la population, ont reçu une insulte au lieu d’un salaire – de deux euros à cent euros – pendant plusieurs mois. Les professeurs d’université sont dans une situation un peu plus favorable, iels n’ont été privé·es de salaire que depuis le mois de mars. Le président leur avait promis des pommes de terre, mais n’a pas tenu parole.

Les parents d’enfants scolarisés portent également un lourd fardeau. La majorité travaille (beaucoup dans l’éducation). Lorsqu’iels rentrent du travail, iels sortent dans la rue (blocus, assemblée, réunion à l’école de leur enfant). En outre, iels reçoivent chaque jour des centaines de messages sur leur téléphone de la part de l’école et d’autres parents, et iels ne peuvent pas les ignorer.

Et qu’en est-il des étudiant·es? Sont-iels fatigué·es? Certain·es ont participé à toutes les grandes «marches». Celles et ceux qui approchent maintenant de Strasbourg à vélo (iels ont com-mencé le voyage de 1400 km depuis Novi Sad le 3 avril) ont également marqué la Serbie de leurs pieds pendant plusieurs mois. Mais lorsqu’on leur demandait s’iels étaient fatigué·es, iels répondaient toujours par un chant collectif: «Personne n’est fatigué! Nous ne connaissons pas la fatigue!»

Les partis et mouvements d’opposition, les analystes politiques et les journalistes demandent aux étudiant·es, en tant que force la plus puissante de la société en ce moment, de cesser d’être puristes, c’est-à-dire de cesser de prendre leurs distances avec les partis d’opposition et la politique au sens strict et de dire ce qu’iels veulent: un gouvernement de transition, la fondation d’un mouvement étudiant ou une autre solution à la crise? Les étudiant·es continuent de répéter qu’iels veulent seulement que leurs exigences soient satisfaites.

Nous en saurons peut-être plus aujourd’hui, lorsque quatre-vingts d’entre elles et eux arriveront à la destination de leur «tour de Strasbourg» à vélo, organisé dans le but d’informer l’institution de l’UE de leurs exigences et de leur situation en Serbie[3].

En attendant, terminons sur un ton plus détendu, mais pas plus optimiste. En décembre 2024, les étudiant·es de la FDU résumaient ainsi les résultats de leurs manifestations:

  • étudiant·es fraîchement amoureux: beaucoup
  • manifestations organisées: beaucoup
  • notre chat de la faculté: a pris du poids
  • exigences remplies: zéro
  • invitations dans les médias publics: zéro

Slavica Miletic, traductrice littéraire, Belgrade*

*Slavica, avec qui nous sommes amis depuis de nombreuses décennies et avec laquelle nous travaillons régulièrement, a écrit cet article le 18 avril pour Archipel.

  1. Ancien membre du parti radical, dont le président et ami est Vojislav Seselj, qui a purgé sa peine devant la Cour pénale internationale à La Haye. Ancien ministre du gouvernement de Slobodan Milosevic.
  2. Série de soulèvements populaires ayant eu lieu en Europe de l’Est et en Asie centrale entre 2000 et 2012.
  3. Les député·es européen·nes ont promis aux étudiant·es qu’iels transmettraient leur message au Parlement européen – mais aussi qu’iels ne devraient pas avoir d’attentes trop élevées…