Nous publions ci-dessous un deuxième extrait de "Quelques éléments d’une critique de la société industrielle" de Bertrand Louart paru en juin 2003*. L’auteur édite régulièrement "Notes et morceaux choisis", un bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle .
On le voit, dès les débuts du XIXème siècle, les connaissances scientifiques ont été mises au service d’un système économique et technique très particulier. Celui-ci s’est emparé de la méthode et des connaissances scientifiques pour les mettre au service de ses ambitions.
Il est souvent reproché à "la Science" de dissimuler derrière son objectivité, son réductionnisme et la prétention à l’universalité de ses résultats, un mépris pour la sensibilité, des ambitions dominatrices et impérialistes, etc.1 C’est oublier qu’à l’origine la méthode scientifique n’a qu’un domaine de validité très réduit et très étroit, qui ne constitue qu’une partie de la réalité, à savoir qu’elle s’occupe de l’étude des choses, des objets "inanimés". Elle permet d’appréhender les qualités primaires et élémentaires de la matière, les différentes formes de la force et du mouvement des corps, essentiellement à l’aide de la mesure et du calcul. Elle est donc objective et universelle uniquement du fait que, en faisant abstraction des différentes manières qu’ont les hommes de percevoir le monde, la matière dont est fait le monde est partout et en tous temps la même. Ainsi, les sciences exactes (mathématiques, mécanique, physique, chimie) étudient les objets "inanimés" et des sciences naturelles étudient les êtres vivants en tant que choses, faisant l’inventaire et la classification de leurs différentes formes et composants (botanique, zoologie, anatomie, biologie, biochimie, etc.).
Méthode ou institution?
Et en fait, sous la formule générique de "la Science" on a tendance à confondre les méthodes et connaissances scientifiques – effectivement utiles pour connaître certains aspects de la réalité – avec l’institution sociale de la science, c’est-à-dire la "communauté scientifique" elle-même et son cortège de laboratoires, d’écoles, d’instituts, d’universités, etc. Les scientifiques entretiennent cette confusion de manière intéressée depuis le XIXème siècle, afin de se dédouaner de toute responsabilité dans l’usage social qui est fait de leurs découvertes, des connaissances scientifiques et de leurs applications.
Selon eux, "la Science" est la connaissance neutre et objective, donc indépendante des intérêts et des passions humaines, et par conséquent il est évident qu’elle ne saurait être aucunement responsable de ce que "les hommes" en font. C’est pourtant une singulière hypocrisie qui, d’un côté, attribue à "la Science" tout le bien que peuvent apporter les connaissances scientifiques et qui, de l’autre côté, rejette indistinctement sur "les hommes" tout le mal qui peut résulter de leur usage néfaste. Mais on voit par là que "les scientifiques" non seulement ne se considèrent pas comme des hommes faisant partie de la société au même titre que n’importe qui, mais en plus n’admettent même pas que la "communauté scientifique" soit un corps social reconnu, et parmi les plus prestigieux à l’intérieur de la société capitaliste et industrielle! Ces messieurs vivent sur une autre planète, et peut-être cela explique-t-il l’état dans lequel ils ont grandement contribué à mettre la nôtre…2
Il est évident que nul ne songerait à incriminer les équations de la physique nucléaire dans le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki; les connaissances scientifiques ne sont pas des personnes agissantes ou des puissances indépendantes à qui l’on pourrait attribuer une quelconque responsabilité. Malgré cela, il semble tout aussi évident que "la Science", en tant qu’institution, est bel et bien responsable de ce que les hommes en font. Car ce sont bien des hommes de science, des scientifiques qui ont construit les bombes atomiques et qui les ont remises dans les mains des politiques et des militaires. De même, derrière chaque application des connaissances scientifiques, on trouvera des chercheurs, des techniciens, des ingénieurs, des experts, etc. qui tous ont été formés dans les institutions de "la Science", qui tirent leurs compétences et leur autorité de la reconnaissance par cette fameuse "communauté scientifique" à travers les différents brevets, diplômes et prix qu’elle délivre à ses membres; compétence, autorité et droit au chapitre sur les problèmes scientifiques et techniques qu’elle refuse aux autres membres de la société. Or, dans une société qui repose sur la croissance de la production industrielle, de plus en plus de domaines en viennent à relever de ces compétences, au détriment du pouvoir politique et du jugement de l’opinion publique.
La science pour conquérir le monde
En fait, le système économique et industriel du capitalisme a mis en œuvre "la Science" pour partir à la conquête du monde parce que cette méthode particulière correspond à sa vision générale du monde, et par là lui permet de réaliser son projet politique3. En effet, le capitalisme conçoit le monde comme une immense accumulation de choses, de ressources naturelles et humaines à exploiter pour les transformer en marchandises. La méthode scientifique permet d’appréhender les conditions de la vie, les êtres vivants et les hommes en tant que choses, et par-là de les manipuler, de les transformer et de les instrumentaliser de manière technique et économique pour en faire de la matière à marchandise dans son gigantesque processus de production et de circulation.
La méthode scientifique a donc été mise en œuvre hors du domaine restreint où elle était valable; son champ d’application a été abusivement étendu à l’ensemble des aspects de la vie par le capitalisme – avec la complicité active des scientifiques, rappelons-le4 – à mesure que la puissance économique et technique de ce système s’accroissait. L’erreur fondamentale de "la Science moderne" – celle qui a engendré tous les désastres que nous subissons aujourd’hui – est de prétendre qu’elle peut étudier et manipuler les êtres vivants, les hommes et leur monde tout comme elle étudie et manipule les choses dans ses laboratoires. Or les êtres vivants et les hommes ne peuvent être réduits à l’état de choses sans être très gravement mutilés; sans que leur soit ôtées les capacités qui fondent leur spécificité d’êtres vivants, sensibles et pensant. Ce qui distingue les êtres des choses, c’est cette capacité d’avoir une grande diversité de rapports entre eux et avec le monde qui les entoure, et par là pas seulement subir et s’adapter aux circonstances, mais aussi d’utiliser et de transformer ces circonstances pour vivre à leur manière. En les traitant comme des choses, non seulement on nie l’existence de leur liberté et de leur autonomie, mais surtout on en vient naturellement à vouloir la supprimer, puisqu’elle devient un obstacle à leur manipulation en tant que choses.
La méthode scientifique est ainsi employée d’une manière idéologique depuis le XIXème siècle, en participant au processus d’industrialisation dans la société occidentale d’abord, et dans le reste du monde, encore aujourd’hui. En devenant une institution à part entière dans la société bourgeoise et capitaliste, "la Science", a ainsi donné naissance à une nouvelle idéologie, le scientisme. Cette idéologie n’a pas vocation à exercer directement un pouvoir ou une influence d’ordre politique, mais au contraire tend à réduire tout ce qui est d’ordre politique à des problèmes uniquement scientifiques et techniques. Le scientisme repose sur la croyance que "la Science" fait connaître les choses comme elles sont, qu’elle peut résoudre tous les problèmes et que ses méthodes doivent être étendues à tous les domaines de la vie. En fait, toutes les idéologies politiques ont prétendu avoir un fondement "scientifique", et aujourd’hui où l’on parle de la "mort des idéologies" , il faut bien constater que la seule idéologie qui reste, c’est la foi en la capacité de "la Science" à résoudre les problèmes… qu’elle a elle-même puissamment contribué à engendrer.
Science ou idéologie?
On pourrait citer comme exemples d’emploi idéologique de la méthode scientifique les "sciences humaines" (la sociologie, etc.) ou encore la fameuse autant que fumeuse "science économique". La plupart du temps ces "sciences" cherchent à comprendre les affaires humaines en termes statistiques, à l’aide de calculs et en cherchant à dégager des "lois générales" ou au contraire à réduire les comportements à quelques "principes universels". En fait, elles reconduisent très souvent les présupposés – c’est-à-dire souvent les préjugés, car les chiffres sont des signes qui ne permettent pas de comprendre le sens d’une situation historique et sociale telle que la ressent et la vit une population – de l’époque et du milieu dont sont issus les chercheurs. Pour illustrer cela, je prendrais plutôt comme exemple l’histoire de certaines "sciences de la vie", comme on dit aujourd’hui, afin de montrer la continuité entre le XIXème siècle et notre temps où les "biotechnologies" vont, paraît-il, révolutionner notre existence.
La "théorie de l’évolution des espèces" de Darwin fut à l’origine d’une des plus grandes impostures scientistes. Le darwinisme est en fait, pour une part, une pure projection idéologique sur le règne végétal et animal de la structure de la société anglaise du XIXème siècle où, sous l’effet de l’industrialisation galopante et du libéralisme triomphant, la "lutte pour la vie" et la "guerre de tous contre tous" devenaient les rapports dominants entre les hommes et la "sélection des plus aptes " le seul critère de la réussite sociale. De nombreux scientifiques s’en sont ensuite emparé pour élaborer des justifications "scientifiques" et trouver une origine "naturelle" au libéralisme économique. A partir de là sont apparues les spéculations sur l’eugénisme ayant pour but "d’améliorer" l’espèce humaine par la sujétion des "races inférieures" (justification du colonialisme et du racisme) et l’élimination des plus "faibles", tout cela selon des "critères scientifiques" qui, par un heureux hasard, plaçaient la "race blanche" et particulièrement les Européens des pays industrialisés au sommet de l’évolution biologique. Les doctrines eugénistes et racistes étaient alors reconnues comme tout à fait "scientifiques", bénéficiant de crédits de recherche publics autant que privés, étudiées et enseignées dans diverses institutions, donnant lieu à des lois et réglementations (aux USA, dès 1907), etc. Toutes les tendances politiques ont soutenu cette imposture scientiste, qui à l’intérieur des pays industrialisés eux-mêmes, servait en fait à dissimuler les problèmes sociaux et politiques (la condition misérable faite à la classe ouvrière, notamment) derrière des problèmes biologiques. Des mesures eugénistes (notamment des stérilisations) furent mises en œuvre dans différents pays industrialisés durant les années 1920 et 1930 (jusqu’en 1970 en Suède) avec la caution de nombreux scientifiques et médecins. La politique d’extermination nazie dans les années 1930 et 1940 a été une réalisation particulière, avec des moyens industriels, de doctrines et d’idées alors "scientifiquement reconnues".
Après la Seconde Guerre Mondiale, il n’y eut strictement aucune espèce d’autocritique de la part de la "communauté scientifique" sur cette complicité, parfois seulement idéologique (cf. Alexis Carrel), mais qui fut souvent aussi très pratique, dans de tels crimes. Les doctrines eugénistes et racistes et ceux qui les avaient soutenues ne furent pas dénoncés et le scientisme ne fut pas remis en question. Au contraire, l’optimisme progressiste triompha de tous les doutes, puisque c’était "la Science" qui, par différents perfectionnements techniques (bombe atomique, radars, etc.) avait contribué à mettre fin rapidement à la guerre. On étouffa donc rapidement toute l’affaire et ces messieurs passèrent à autre chose, c’est-à-dire à la génétique sur les bases nouvellement découvertes de la biologie moléculaire5.
C’est ainsi qu’il y a quelques années, des scientifiques nous affirmaient que le décryptage du génome humain allait leur permettre de résoudre "l’énigme de la vie" , d’acquérir enfin la "maîtrise du vivant" et par là de guérir tout un tas de maladies, etc. Aujourd’hui, alors qu’aucune de ces mirobolantes promesses n’a le moindre début de réalité, ils réclament de nouveaux crédits et nous promettent des réalisations toujours plus extraordinaires. Lorsque l’on voit seulement ce qui se passe autour des OGM végétaux, il y aurait déjà de quoi s’inquiéter sur la "maîtrise du vivant " que comptent acquérir ainsi nos brillants chercheurs. Car derrière ces prétentions démesurées, on retrouve une constante de l’idéologie scientiste que l’on a déjà vue à l’œuvre depuis le XIXème siècle, à savoir le modèle mécanique de la vie6. Dans de nombreux domaines, cette idéologie qui considère tout ce qui est vivant comme une chose ou une machine est devenue particulièrement stérilisante: "la Science" ne cherche plus à édifier de théorie unificatrice, elle se contente de bricoler des explications au coup par coup. De même, dans les laboratoires on bricole beaucoup, sans savoir vraiment pourquoi les "manips" fonctionnent ou pas. Le résultat, ce sont des nécrotechnologie7: des plantes qui ne se reproduisent pas, mais produisent et disséminent des biocides les plus divers.
A défaut de vraiment mieux comprendre et maîtriser la vie, "la Science" d’aujourd’hui développe des moyens toujours plus perfectionnés de la détruire…
Bertrand Louart - "Notes et morceaux choisis"
*"Quelques éléments d’une critique de la société industrielle" , suivis d’une "Introduction à la réappropriation, ébauche de 1999 – juin 2003" . Brochure 15 x 21 cm, 48 pages, 3,60 euros (+ port), supplément à "Notes et morceaux choisis" , bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle (52, rue Damrémont F-75018 Paris)
1.* Ce sont les arguments qu’a exposés notamment Pierre Thuillier dans ses différents articles sur l’histoire des sciences et qu’il a rassemblés dans son dernier ouvrage "La grande implosion"* , éditions Fayard, 1995
- Cette image a été utilisée pour la première fois, et de manière assez féroce, par Jonathan Swift, "Les voyages de Gulliver" (1726) dans le "Voyage à l’île volante de Laputa"
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C’est un problème historique qu’il serait trop long de discuter ici que de déterminer en quoi le capitalisme est lui-même le produit d’une vision strictement scientifique et rationnelle du monde
Voir le discours de Marcellin Berthelot, "En l’an 2000" prononcé en 1896 au banquet de la Chambre syndicale des Produits chimiques, reproduit dans "Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD…" de René Riesel, édition de l’Encyclopédie des Nuisances, 2001
Cf. André Pichot, "La Société Pure – De Darwin à Hitler ", éditions Flammarion, 2000, p.78-79
Voir "Le modèle mécanique de la vie ", article de Notes & Morceaux Choisis no 4 – juillet 2001
Cf. Jean-Pierre Berlan, "La guerre au Vivant" , éditions Agone, 2001