Aux 19e et 20e siècles, en Suisse, beaucoup d’enfants ont été placés par les autorités dans des familles et dans des institutions, pour des raisons morales et économiques. Pendant de nombreuses années, iels ont gardé le silence sur leurs souffrances. Mais, progressivement, les barrières du silence se sont brisées. Au début des années 2000, certain·es ont commencé à partager leur histoire, déclenchant un débat qui a mis en lumière cette période sombre de l’histoire sociale suisse. Le mois dernier, nous retracions l’histoire et la chronologie de ce phénomène. Dans ce numéro, voici deux témoignages directs qui illustrent la cruauté et le désarroi ressentis par ces enfants. Un grand merci à nos deux témoins, Bernard et Nicolas, pour s’être soumis à cet exercice difficile. Bernard est né en 1968 à Delémont, en Suisse. Le gouvernement suisse le reconnaît comme un en-fant placé. Actuellement, il vit à 80 km au nord de Berlin. Il a une fille de 25 ans et il est éleveur et berger dans le Land de Brandeburg.
Étranger si longtemps
Ce qui est sûr, c’est que je suis né le 17 décembre 1968 à Delémont, dans le canton du Jura, en Suisse. Je sais par ouï-dire que j’ai été retiré de la garde de ma mère par l’État et que j’ai été placé, comme enfant malade, dans différentes fermes de l’Emmental pendant les premières années de ma vie. Vers l’âge de 4 ans, j’ai été placé dans une famille de paysan·nes de montagne dans le canton du Jura, non pas grâce au travail consciencieux des autorités sociales, mais par un heureux hasard. Il y avait neuf enfants biologiques, une mère et un père, donc une famille intacte. Cinq enfants déjà adultes ne vivaient plus en permanence à la ferme. Moi-même et mon frère, de trois ans mon cadet, les avions rejoints. Il y avait beaucoup de travail à la ferme et tous les enfants étaient impliqués dans les tâches quotidiennes. Je n’ai pas été martyrisé, battu ou traité de façon particulière. Mais intérieurement et de manière très subtile, j’ai cependant toujours senti que mon frère et moi étions malgré tout des outsiders, et j’ai toujours craint que l’on m’éloigne peut-être à nouveau arbitrairement. Prisonnier de ma propre insécurité, je n’ai guère réussi à m’occuper suffisamment de mon petit frère, à l’aider et à le soutenir. Ces reproches me tourmen-tent encore aujourd’hui.
Une ou deux fois par an, un représentant des autorités venait nous voir, mais jamais pour nous parler ou au moins nous donner un certain sentiment de sécurité. Quand j‘ai eu environ 11 ans, nous avons été déplacés arbitrairement et de façon inattendue dans une autre famille. Là encore, nous n’avons été ni consultés ni entendus, mais simplement «orientés» par des employé·es d’une administration. J’ai dû passer d’une école francophone à une école germanophone, ce qui a été très difficile pour moi. J’ai perdu mon environnement familial, mes amis et mes camarades de classe. J’ai vécu dans cette famille jusqu’à l’âge de 16 ans. Je recevais de la nourriture, des vêtements et un lit, mais je n’ai jamais eu de lien humain ou de relation. À la fin de ma seizième année, j’ai quitté cette maison pour partir en apprentissage. Le lien avec mon frère s’est malheureusement perdu à ce moment-là. C’est à cette époque que j’ai commencé à jouer intensivement au foot. Le terrain et l’équipe étaient devenus mon foyer. Je rêvais d’une carrière de footballeur et je faisais de mon mieux pour réussir, en faisant appel à toutes mes forces physiques. L’équipe a eu beaucoup de succès. Mais une mauvaise blessure a mis fin prématurément à ce parcours.
Pendant les vacances ou les week-ends, j’allais souvent chez cette première famille, les paysan·nes de montagne, où j’avais vécu. C’est grâce à ce contact permanent que j’ai fait la connaissance, dans les années qui ont suivi, de la coopérative «Longo maï», située sur la même commune. Et c’est là que je me suis senti pour la première fois compris et accepté par la communauté. J’ai noué des amitiés avec des jeunes de mon âge, mais j’ai aussi trouvé des ami·es et des soutiens paternels. En fait, ce furent les premières expériences positives et autonomes de ma vie.
Mais les ruptures, les problèmes, les sentiments d’impuissance et d’abandon, la perte d’identité et l’échec continuent d’avoir un impact sur ma vie aujourd’hui. Au début de l’âge adulte, j’ai bougé d’un endroit à l’autre et d’un pays à l’autre. Mes relations amoureuses n’ont jamais duré long-temps et je n’ai pas pu me sédentariser. J’ai adopté et pris la responsabilité d’un enfant, pensant que cela me forcerait à me fixer et à être stable. Malheureusement, je n’y suis jamais vraiment parvenu et mon mode de vie instable a eu des répercussions sur mon entourage. Ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis installé en Allemagne de l’Est et que je m’y suis fixé. C’est là, en tant que berger, en travaillant avec des animaux, que j’ai pu trouver calme et satisfaction.
En examinant ce bilan, à mes yeux le fameux «dédommagement» de 25.000 CHF accordé par le gouvernement suisse doit être considéré comme une moquerie et en aucun cas comme une mesure appropriée. Je revendique plutôt une pension à vie pour toutes les personnes concernées afin d’atténuer leurs angoisses existentielles et d’assurer financièrement leurs vieux jours. Parallèlement, des résidences collectives doivent être créées afin qu’elles puissent faire enfin l’expérience de l’appartenance sociale et humaine et de la sécurité, au moins dans la dernière phase de l’existence. Il est certain que les agissements de l‘État ont gravement impacté des vies humaines et détruit des existences. Il est donc du devoir de l’État d’en assumer la responsabilité et de prendre les mesures appropriées pour reconnaître et atténuer les dommages matériels, mais aussi im-matériels, subis par tous ces gens. Bernard
Nicolas est né 1962. Il réside actuellement en Suisse, dans la région de Fribourg. Il a deux enfants: Florian, 29 ans, et Marianne, 20 ans. Il travaille aujourd’hui dans l’accompagnement des personnes âgées en situation de handicap, après un parcours professionnel varié. Sa première formation était en horticulture. Le 30 juin 2018, il assistait à Mümliswil (canton de Soleure) à une journée de rencontre rassemblant des survivant·es, un événement historique réunissant plus de 900 personnes victimes de ces placements arbitraires.
Mon histoire
Mon père, violent et paranoïaque, menaçait régulièrement de tuer ma mère, convaincu qu’elle avait des liaisons avec d’autres hommes. Il avait déjà été interné. À plusieurs reprises, il a tenté de l’assassiner, brandissant un grand couteau et, pendant qu’elle était enceinte de moi, il l’a battue en lui frappant le ventre. Le gynécologue a recommandé un avortement pour sauver sa vie. Dans une famille déjà plongée dans la misère, dépendante de la charité, j’étais vu comme une menace pour la survie de ma mère et un fardeau financier. À ma naissance, mon père a répandu la rumeur selon laquelle je n’étais pas son fils mais celui de notre propriétaire, et il a contesté sa paternité devant les tribunaux. Dès l’âge de trois ans, après la séparation parentale, je ne vivais plus sous le même toit que mon père. Je l’ai rencontré occasionnellement la première année, puis il a eu l’interdiction de me voir. Chez moi, chaque photo représentant mon père avait été soigneusement découpée au ciseau. J’ai dû vivre avec un papa fantôme, effacé progressivement de mon existence. Un des souvenirs de cette période est la pauvreté dans laquelle nous vivions. Nous survivions dans des conditions matérielles très difficiles. Lorsque nous n’avions vraiment plus rien, on m’envoyait, muni d’un bidon de lait, chercher à manger dans une cuisine de campagne de l’armée. Cette même année 1967, malgré l’interdiction légale d’expulser des familles en Suisse, ma mère, ma grand-mère et nous, les cinq enfants, avons été contraints de quitter la ville de Romont sous la pression du préfet, du juge de paix, et du curé. La commune refusait clairement de prendre en charge cette misère.
Nous sommes arrivés à Fribourg, après de longues négociations avec les autorités de la ville. Nous vivions toujours dans une grande précarité. Ma grand-mère, angoissée par les dépenses, nous faisait manger les restes que les sœurs de Saint-Paul destinaient habituellement aux cochons. Je n’en ai pas forcément gardé un mauvais souvenir…
À cette époque, ma mère nous transmettait sa crainte d’un héritage psychiatrique, et toute émo-tion chez moi était perçue par elle comme un signe de cet héritage, renforçant son obsession. À mes cinq ans, un diagnostic de retard mental sévère a été posé, entraînant des batteries de tests, et j’ai dû prendre des neuroleptiques pendant plusieurs mois. Cette stigmatisation m’a rempli de honte. Et à 6 ans, tout a basculé: j’ai été placé dans une institution pour personnes «sourdes et muettes», alors que je ne l’étais pas, puis déplacé de familles d’accueil en institutions pendant plusieurs années.
À l’époque, j’étais dans l’ignorance totale concernant les raisons de mes placements successifs, ce qui m’a beaucoup fait souffrir. On me mentait constamment, sans jamais m’informer des décisions prises, ni de mon avenir. Chaque changement de famille ou d’institution était un choc brutal, sans que mon avis ou mes sentiments ne soient pris en compte. J’ai vécu dans sept lieux différents entre 6 et 15 ans. Aujourd’hui, je comprends que personne ne payait pour ces différents place-ments, ce qui a contribué à tous ces bouleversements.
À l’âge de 11 ans, un médecin a expliqué à une éducatrice religieuse du foyer que, selon ses examens et observations, mon identité sexuelle n’était pas clairement établie. Il n’était pas certain que je sois un garçon. Il a recommandé une opération de réattribution sexuelle pour m’aligner sur une identité de genre féminine. Bien que désigné comme de sexe masculin à la naissance, les médecins de l’époque ont entrepris un processus médical de réattribution sexuelle. Un jour, devant une assemblée de spécialistes de l’hôpital pour enfants de Berne, on m’a exhibé nu, sur une table. Un professeur présentait avec une baguette mes parties génitales, mes «anomalies», mes «malformations» tout en donnant des explications en allemand. J’ai vécu ce moment comme un abus, une humiliation. Sans me donner d’explications, ils ont débuté les injections d’hormones, censées être l’une des premières étapes recommandées dans ce processus de transformation... Quelques mois plus tard, en comprenant leur décision, je me suis rebellé et j’ai choisi de ne pas poursuivre les traitements, de ne plus accepter les injections. Et personne ne s’en est préoccupé!
J’ai quitté l’école prématurément, sans maîtriser la lecture et l’écriture, ce qui m’a profondé-ment marqué. Je n’ai jamais terminé le secondaire, en raison de ma dyslexie, de ma dysorthographie et d’un soi-disant «retard mental», des obstacles qui continuent de peser sur ma vie. Ce ne sont pas seulement mes défis cognitifs qui ont conduit à mon décrochage scolaire. Les placements fréquents dans des environnements instables m’ont plongé dans un état constant d’insécurité. Malgré mes efforts, je me sentais isolé et impuissant face à mes problèmes. L’école, au lieu d’être un refuge, était devenue un lieu d’exclusion, où je portais le poids des jugements et de l’étiquette d’«intellectuellement inférieur».
À 14 ans, j’ai croisé Sœur Marie-Blanche, qui s’occupait déjà de moi à 6 ans. Lorsque j’ai partagé mon désir d’étudier, elle m’a répondu avec un rire moqueur: «Tu n’as pas le niveau, tu ne réussiras pas!». Cette humiliation, marquée par ce que Alice Miller appelle la «pédagogie noire»[1], m’a laissé des cicatrices profondes. Pourtant, ses paroles ont ravivé en moi une détermi-nation: prouver que, malgré mes difficultés et mon passé en institution, je pouvais réussir. Trop de mes camarades ont sombré dans la délinquance, la psychiatrie, la drogue ou le suicide, mais je voulais suivre un autre chemin.
À 15 ans, j’ai commencé un apprentissage d’horticulteur, une période décisive où j’ai pris en main mon avenir. Je me suis bien intégré à l’entreprise, devenant rapidement un atout pour le suivi des cultures. Mon sens de l’organisation et ma fiabilité ont été reconnus, j’adorais mon métier. Pour la première fois, je n’étais pas jugé sur mes capacités intellectuelles, ce qui m’a permis d’exceller en cours. J’ai terminé ma formation avec l’une des meilleures notes du canton, défiant ainsi les attentes liées à mon handicap présumé. Dès lors, ma vie prenant sens, j’ai amorcé des projets de vie. Un véritable tremplin pour la suite! J’aimerais, aujourd’hui, remercier celles et ceux qui, tout au long de mon parcours, m’ont tendu la main, me redonnant espoir et courage. Ces personnes ont tout simplement cru en moi et mis en lumière mes forces.
Entrer dans le monde des adultes à 19 ans s’est avéré être un véritable défi. Je me rappelle être arrivé plein d’ambition, désireux de m’intégrer dans le monde du travail et de contribuer à la société. J’ai saisi chaque opportunité qui se présentait à moi, aspirant à marquer une rupture nette avec mon passé. Cependant, l’étiquette d’enfant placé semblait me coller à la peau, rappelant sans cesse d’où je venais. Ayant toujours vécu au sein de communautés, je me suis retrouvé soudainement dépourvu des outils nécessaires pour vivre de manière autonome. Mon cercle social en dehors des foyers était limité, ce qui me donnait un sentiment de vulnérabilité. Cette transition vers l’âge adulte a exigé un ajustement considérable, empreint de peur mais aussi de courage.
À un moment, je suis parti à Vienne en France afin de combler mes lacunes scolaires. Durant cette année, j’ai étudié la philosophie, la littérature, la sociologie et j’ai eu une initiation à la psychologie, vivant avec d’autres jeunes venant de différentes régions de France. J’ai réussi à acquérir une solide formation de base qui m’a été précieuse tout au long de ma vie. Je suis parti ensuite vivre une expérience sociale enrichissante en Toscane, en Italie, au sein d’un institut in-ternational regroupant plus d’une centaine de nationalités. Cette expérience a profondément mar-qué ma vie et lui a donné un sens en tant qu’adulte. Peut-être n’a-t-elle pas tant changé ma per-sonne que révélé qui j’étais vraiment.
En arrivant en Italie, j’ai ressenti un allègement, comme si le poids de mon passé avait été en-levé de mes épaules. La langue n’est pas seulement un moyen de communication, mais aussi le reflet d’un contexte et d’une histoire. Pouvoir m’exprimer dans une langue différente du français a eu un impact significatif sur mes comportements et mon environnement. J’ai eu l’impression de traiter les informations différemment et d’être moins encombré par les émotions de mon passé. Quelques années plus tard, après avoir passé un an en Algérie, puis en Italie du Sud et de nouveau en Toscane pour approfondir ma formation d’éducateur, j’ai fait mon retour en Suisse. Je me suis impliqué dans divers secteurs du champ social. J’ai travaillé auprès de personnes ayant des problèmes de dépendance en milieu urbain, puis en tant qu’assistant social dans une prison de haute sécurité. J’ai également soutenu des jeunes dans un foyer éducatif et, actuellement, j’accompagne des personnes en situation de handicap.
Au niveau plus personnel, je me suis marié et deux magnifiques enfants ont apporté une nouvelle joie immense dans nos vies. En eux, j’ai retrouvé des traits physiques et des similitudes familiales, ce qui a comblé un vide en moi, contribuant à apaiser mes questionnements identitaires. Iels ont agi comme un point d’ancrage, me ramenant à mes racines. Nos liens ont renforcé ma quête d’identité, tant généalogique qu’affective. Peu à peu, mes blessures ont commencé à guérir, même si elles demeureront toujours présentes en moi. Aujourd’hui, mon fils est adulte, il exerce son activité professionnelle et ma fille est encore en formation dans le domaine social. Construire cette famille qui m’avait tant manquée m’a permis de trouver enfin ma place. Je suis désormais pleine-ment accepté et reconnu, une expérience qui m’avait été refusée dans mon enfance.
Nicolas
- Punitions, fessées, humiliations, moqueries, sont autant de pratiques considérées aujourd’hui comme des violences éducatives. Pourtant, durant des décennies, ces «corrections» étaient largement répandues et plébiscitées sous le couvert de la «bonne éducation». Farouchement opposée à tout châtiment corporel, la psychanalyste Alice Miller n’a cessé de lutter contre les violences ordinaires et de dénoncer les ravages de la pédagogie traditionnelle, tant au niveau individuel qu’au niveau de la société.
... d’autres récits
- En attendant ma bonne étoile, victime d’un orphelinat suisse des années 1940, Marie-Thérèse Burrin-Tercier, éditions Publi-Libris, Suisse 2009
- Le tour de Suisse en cage, l’enfance volée de Louisette, L. Buchard- Molteni, éditions D’en bas, Lausanne 2015.
- Mon Père, je vous pardonne - survivre à une enfance brisée, Daniel Pittet, éditions Phillipe Rey, Paris 2017
- Une longue, longue attente, mes souvenirs, Nelly Schenker, éditions ATD Quart Monde, Treyvaux 2018
- Un parmi 100.000, une enfance volée, Claude Handschin, Maud Foucaut, éditions Slatkine, Ge-nève 2028