Les collectifs Droit de rester sont des groupes d’activistes qui accompagnent socialement, parajuridiquement et politiquement les personnes exilées dans leur parcours d’asile ou de régularisation. Lors de l’été 2022, nous avons noté une augmentation massive des décisions de renvoi Dublin vers la Croatie. Les accords Dublin prévoient que la responsabilité de traitement de la demande d’asile revient au premier pays traversé par la personne migrante lors de son voyage vers l’Europe.
Les violences policières extrêmes envers les exilé·es en Croatie, les fameux pushbacks, sont maintenant largement connus et documentés. Sur la base de témoignages recueillis auprès des personnes qui ont vécu ces violences, une campagne a été mise en place: #StopDublinCroatie. Derrière ce nom, il y a un réseau de plusieurs centaines de personnes menacées de renvoi et d’autres qui leur sont solidaires. Nous nous rencontrons quasi hebdomadairement, en ligne et physiquement, pour décider ensemble de l’orientation de la campagne. Le travail et les actions ne manquent pas: lettres ouvertes, pétition, manifestations, action mail pour protester contre les renvois directement auprès des autorités, travail auprès des médias, sur les réseaux sociaux, etc. Depuis le début de la lutte, plusieurs groupes nous ont rejoint·es et soutenu·es: le Migrant Solidarity Network, le Forum Civique Européen, Exilaktion, Solinetz et d’autres nous rejoindront encore. Même des grandes organisations, plutôt silencieuses au début de la campagne, ont élevé la voix: l’OSAR et Amnesty International ont critiqué publiquement les renvois vers la Croatie en utilisant le hashtag #StopDublinCroatie. Le parti socialiste et les Vert·es ont également témoigné de leur soutien, en déposant des objets parlementaires dans des législatifs cantonaux ou en écrivant des lettres ou-vertes aux conseiller·es d’État en charge de l’asile.
La force de la solidarité, l’importance de se retrouver ensemble, de prendre soin les un·es des autres que cette campagne collective démontre depuis plusieurs mois n’a malheureusement d’égal que le mépris des autorités d’asile suisse. La réponse de la nouvelle secrétaire d’État aux Migrations, qu’elle donne invariablement aux multiples revendications du mouvement, mérite que l’on s’y attarde un peu.
Dans ses déclarations, Mme Schraner Burgener souligne que le Secrétariat d’État aux Migrations (SEM) est au courant de la pratique des pushbacks illégaux en Croatie. Pour le SEM, il est essentiel que «les autorités de police et de protection des frontières travaillent en accord avec le droit national et international en vigueur». Le problème: il est prouvé que ce n’est pas le cas. Des dizaines, voire des centaines de récits prouvent que les unités de police et de garde-frontières croates agissent avec une brutalité extrême. Non seulement cela, mais iels emprisonnent les gens illégalement et les volent. Et il est également prouvé que cette pratique est approuvée institutionnellement et politiquement. En d’autres termes, l’État croate ne se contente pas de la tolérer, il l’exécute. Dans ce contexte, des rapports de Solidarité sans frontières (Sosf), mais aussi de l’Organisation suisse d’aide aux réfugié·es, habituellement réservée, exigent tous clairement que les renvois vers la Croatie soient immédiatement stoppés.
La secrétaire d’État affirme en outre que les pushbacks et les retours Dublin n’ont aucun lien. C’est une déclaration cynique et trompeuse. Le SEM, sous la direction de l’ex-diplomate Schraner Burgener, confie les personnes à la garde du même État que celui qui est responsable de leurs mauvais traitements. La Suisse renvoie les victimes de violence et de torture à leur auteur. Selon un article de la WOZ, l’avocate Lea Hungerbühler, présidente d’Asylex, voit dans cette pratique une violation claire du principe de non-refoulement, en d’autres termes, le principe selon lequel personne ne peut être renvoyé dans un pays où iel risque d’être torturé·e ou de subir de graves violations des droits humains. Comme il n’y a aucune chance que l’État croate dédommage les victimes de manière adéquate, la pratique suisse est en outre contraire à la Convention de l’ONU contre la torture.
Bien qu’elle devrait mieux le savoir, Mme Schraner Burgener affirme que les demandeur·euses d’asile ont accès à une «procédure d’asile et de renvoi conforme à l’État de droit» après leur transfert à Zagreb et souligne également la responsabilité des autorités croates en matière de soins médicaux. Après une visite sur place, Sosf a constaté à propos de cette dernière: «Le système de santé et ses restrictions pour les exilé·es réduisent à presque rien leurs chances de bénéficier de soins médicaux et psychosociaux adaptés à leur vulnérabilité».
Plus loin, la directrice du SEM se défend: «Ni le SEM, ni le Tribunal administratif fédéral (TAF) ne partent du principe que le système d’asile croate présente des faiblesses systémiques». Schraner Burgener fonde cette affirmation sur des informations provenant «d’organisations gouvernementales et non gouvernementales». Mais nous nous demandons: lesquelles? Car nous savons que l’une de ces sources est le Center for Peace Studies (CPS). En automne 2022, Sosf a eu des entretiens intensifs avec le CPS et d’autres ONG sur place*. Celles-ci racontent une tout autre version que celle diffusée par le SEM. Elles parlent de violence systématique et explicitement de «défaillances systémiques» – précisément celles que le SEM et le TAF ne veulent pas voir. Sara Kekuš du CPS rejette énergiquement la version des faits diffusée ici par Schraner Burgener et la contredit «fondamentalement».
La référence de la directrice aux jugements du Tribunal administratif fédéral, censés étayer son argumentation fragile, est tout aussi douteuse. Pourtant, Sosf a récemment démonté en détail sa pratique: «Lorsqu’un État est prêt à expulser des personnes à ses frontières extérieures ou tolère de tels procédés et refuse aux personnes concernées les droits qui leur reviennent selon la Convention sur les réfugié·es, il faut partir du principe qu’il existe des lacunes systémiques dans le système d’asile de cet État, qui se répercutent également sur le traitement, l’encadrement et l’hébergement des requérant·es d’asile. Ce n’est pas pour rien que de tels dysfonctionnements sont régulièrement rapportés. Avec cette appréciation, le TAF contredit sa propre jurisprudence». Les évaluations du TAF sont également considérées comme incompréhensibles dans un récent rapport de l’OSAR.
Le TAF et le SEM se rendent la tâche trop facile avec leurs excuses – mais ils continuent à suivre leur argumentation qui ne tient pas debout sans faiblir, malgré tous les rapports et prises de position qui la contredisent.
C’est pourquoi nous concluons: alors que le SEM et le TAF étaient manifestement assis au fond de la classe près du radiateur lors de la leçon sur les droits fondamentaux, ils méritent tous deux un doctorat dans la discipline du détournement systématique de regard. Mais qui détourne le regard est complice – le SEM et le TAF ne violent pas seulement les principes juridiques internationaux, mais deviennent également, par leur pratique, complices des nombreux crimes commis contre les personnes migrantes en Croatie. Les lettres diplomatiques de Christine Schraner Burgener n’y changent rien. Contrairement à sa conclusion, la directrice du SEM n’a pas contribué à notre «meilleure compréhension» de la politique d’asile, mais elle a plutôt prouvé qu’il lui man-quait de la compréhension dans une compétence clé importante: les droits fondamentaux et humains.
Face à la volontaire ignorance du SEM et sa course folle aux expulsions (nous en avons recensé plus d’une vingtaine entre janvier et mars 2023), nous restons uni·es et déterminé·es, les expul-sions vers la Croatie doivent absolument cesser. Et nous continuerons de lutter tant que ce ne sera pas le cas.
Solidarité sans frontières et Droit de rester
- En novembre 2022, le Forum Civique Européen a organisé une délégation en Bosnie et en Croatie avec des représentant·es de différentes ONG suisses, dont Solidarité sans frontières.