Les pousser vers la mort. Mercredi le bateau Open Arms a réussi à sauver 100 personnes après le naufrage de leur petite embarcation. Mais 6 personnes sont mortes, dont Joseph, un petit bébé de 6 mois. Les secours médicaux, alertés par Open Arms, ne sont pas arrivés à temps et le petit a succombé peu de temps après avoir été repêché.
Ce serait une grave erreur d'attribuer cette énième tragédie à un retard du secours médical. Les responsabilités de ces morts, comme d'innombrables autres, sont à rechercher ailleurs, dans l'absence d'un véritable plan institutionnel de secours en Méditerranée, dans l'affaiblissement du droit international qui règle les secours en mer et, parallèlement, dans la criminalisation des associations humanitaires qui s'obstinent, encore et toujours, à opérer au nom d'un sens de l'humanité qui semble avoir largement disparu au sein de nos sociétés. Pour la Méditerranée, qui est pourtant un des couloirs maritimes les plus fréquentés et surveillés au monde, il n'existe plus aucun programme de secours organisé par les Etats, l'Italie ou l'Union Européenne.
Après l'abandon de l'opération Mare Nostrum s'est achevée aussi l'opération Triton qui, par rapport à la précédente, était déjà beaucoup moins axée sur le sauvetage. La très controversée opération Sophia, engagée en 2015, qui avait comme finalité non pas les secours en mer mais plutôt la lutte contre le trafic des migrant·es entre la Libye et l'Italie, s'est achevée aussi, d'abord privée de moyens, puis définitivement stoppée au mois de mars 2020, remplacée par… le néant. Mais pour atteindre l'objectif de faire cesser complètement les secours, il était nécessaire de bricoler une sorte de "thèse technique" ou "para-scientifique" et de la faire circuler par tous les canaux possibles: il s'agit de la thèse du "Pull factor", selon laquelle organiser des secours en mer aurait eu pour effet de renforcer les réseaux de passeurs, donc de faire augmenter les départs et, par conséquent, d'augmenter le nombre de morts au lieu de le diminuer.
De nombreuses études ont mis en évidence la fausseté de cette thèse, qui s'est révélée être plutôt une fake news mise en circulation par Frontex à la fin de 2016. (1) Celles et ceux qui, en toute bonne foi, avaient pu considérer comme véridique la thèse mensongère du Pull Factor, avaient cru que l'arrêt des opérations de secours aurait été compensée, comme annoncé, par le démarrage d'une politique sérieuse qui aurait permis de protéger les plus démuni·es. On comptait tous sur le déploiement d'un plan européen pour l'accueil et l'installation des réfugié·es coincé·es dans les pays de transit, ou alors sur des stratégies nouvelles visant le même but, comme par exemple l'accès à des permis humanitaires. Mais rien de tout cela ne s'est jamais produit. Contrairement aux fausses croyances diffuses, les zones les plus riches du monde accueillent de moins en moins de réfugié·es (voir les données du HCR), tandis que la plupart des migrant·es forcé·es (85%) vivent dans des pays pauvres. Les pays qui sont dans l'absolu les plus pauvres au monde accueillent à eux seuls 27% des migrant·es forcé·es.
Dans l'Agenda pour la migration, rédigé par la Commission Junker en 2015, qui était pourtant déjà orienté vers une substantielle fermeture, il y avait néanmoins l'idée d' un plan européen pour la réinstallation de migrant·es depuis des pays tiers, avec un système de quotas obligatoires pour tous les Etats membres. Mais ce projet n'a jamais vu le jour. Le nouveau "Pacte pour la migration et l'asile", proposé fin septembre 2020 par la nouvelle Commission européenne, abandonne définitivement cette perspective: dans les rares lignes, par ailleurs creuses, dédiées à ces thèmes, la réinstallation est proposée comme choix volontaire de la part des pays membres de l'UE. Puis, brandissant l'urgence Covid-19, toute hypothèse d'intervention en la matière a été repoussée en 2022.
Une certaine ouverture est pourtant contenue dans ce nouveau Pacte en ce qui concerne les secours en mer: on peut y lire que "prêter assistance en mer à des personnes en danger est un devoir moral et une obligation selon le droit international". Il y est aussi évoqué la nécessité "de reconnaître la spécificité des recherches et du secours en mer dans le cadre juridique de l'UE en matière de migration et asile" ainsi que la nécessité "d'éviter la criminalisation des associations humanitaires". En effet, le fait inédit et complètement sous-estimé, mais qui a réussi à rendre la vie dure à la politique d'abandon des secours en mer, a été l'acharnement des ONG, qui ont continué à travailler et à secourir dans les limites de leurs possibilités. Non seulement elles ont continué à agir mais elles sont aussi devenues les témoins dérangeants de cette opération mortifère décidée et perpétrée en Méditerranée. Pour cela, contre les ONG s'est déchaîné l'enfer. On a accusé les sauveteur·euses de toute sorte d'infamies comme d'être au centre de financements obscurs, jusqu'à la complicité avec les trafiquant·es d'êtres humains.
Certes, la criminalisation des ONG a été le pivot des formations politiques souverainistes liées à l'extrême droite xénophobe. Mais, si on y regarde bien, les gouvernements dits "modérés" ont suivi la même voie, juste sur un ton en dessous dans la communication publique. Un tournant par rapport à cette révoltante politique de la mort ne semble pas en vue.
Aujourd'hui encore en Italie, le ministère des Infrastructure et des Transports gère les mesures administratives qui entravent le travail des ONG et investit des grosses sommes d'argent dans des opérations de surveillance dans le canal de Sicile, sans aucune allusion aux opérations de secours. On pourrait arguer que le nouveau décret du 21/10/2020, actuellement en discussion à la Chambre, pourrait représenter le tournant tant attendu par rapport au passé (2), mais cela est vrai seulement en partie car le texte demeure ambigu et confus.
Surtout, reste présente à l'intérieur de ce texte une forme d'hostilité de fond envers les opérations de sauvetage en mer accomplies par les ONG, qui pourraient facilement se voir traîner au tribunal pour répondre de l'accusation d'avoir agi dans le non respect de "l'autorité compétente pour la recherche et le secours en mer", et cela seulement pour avoir transporté les rescapé·es dans un port autre que celui du pays où, à l'intérieur de l'espace SAR (Search And Rescue - Recherche et sauvetage), avait été effectué le sauvetage. Il est donc plus que jamais nécessaire que, dans cette phase de discussion, le texte voulu par le gouvernement soit abrogé ou au moins profondément amendé. Il est nécessaire qu'il soit clair, sans aucune équivoque, qu'en aucun cas on ne puisse considérer comme délit les opérations de secours qui sont effectuées sur la base du droit international de la mer et dans le respect de la Convention Européenne de Droits Humains ainsi que du principe du non refoulement.
Gianfranco Schiavone, vice président de l'ASGI*
- Association d'études juridiques sur l'immigration en Italie. L'article est paru dans le quotidien italien Il Riformista le 13/11/2020
- Parmi ces études on peut citer le rapport de 2017 Blaming the rescuers rédigé par Charles Heller et Lorenzo Pezzani, ainsi que l'excellente étude sortie en 2019 de Matteo Villa et Eugenio Cusumano pour l'European University Institute et qui examine les débarquements en Italie entre 2014 et 2019.
- Les fait italiens sont tristement connus: d'abord le "code de conduite" voulu par le discutable ministre Minniti et ensuite le "décret sécurité bis" voulu par Salvini (d.l du 4 juin 2019 n°53 puis converti avec modifications par la loi du 08 août 2019 n°77). Pas la peine d'approfondir plus.