SUISSE: Le Champ des Filles

de Les Filles du Champ, 15 juil. 2011, publié à Archipel 194

A l’initiative de la Via Campesina*, chaque 17 avril, plus d’une centaine d’actions et d’événements ont lieu à travers le monde pour commémorer la mort de 22 paysans assassinés lors de l’occupation de l’autoroute BR-150 à Eldorado dos Carajás pour exiger du gouvernement fédéral brésilien et de celui de l’Etat amazonien du Pará la mise en œuvre d’une réforme agraire. Cette année, des Genevois-e-s ont décidé de participer à cette journée internationale des luttes paysannes en occupant un terrain, le Champ des Filles, voué à la spéculation immobilière. Voici des extraits de textes parus pour l’occupation et par la suite.

Pourquoi j’occupe ce champ

Si j’occupe ce champ, c’est pour ne pas regarder se faire cette étendue de mort sur la plaine de l’Aire, ce désert, sans rien dire, sans rien faire. Pour moi c’est ça le désert: les bâtiments industriels, les banques, les autoroutes, les parkings, les supermarchés, les zones villas, les villages dortoirs et leurs fermes rénovées et les routes encombrées de 4X4 qui polluent la campagne pour rejoindre les sinistres bureaux des villes, les terrains de golf, les manèges…

Ce champ qui a l’apparence d’un champ n’en est pourtant pas un. C’est de la bonne terre, qui pourrait être nourricière et habitée, mais qui au lieu de cela a été déclassée en zone industrielle, et livrée à la spéculation des affairistes. Elle a été réduite à une fonction de désert à coloniser après qu’on l’ait fait passer pour un désert (technique bien connue).
Le déclassement des zones agricoles est une condition au développement des villes, la disparition programmée de la petite et moyenne paysannerie est une condition au développement de l’économie libérale. Quand le gouvernement défend des idées de souveraineté alimentaire, de production locale, de terroir, d’écologie alors qu’en même temps il crée une zone molle et faible autour des villes qu’il peut défoncer sans en avoir l’air, il ne fait que parquer provisoirement, dans les niches que l’Economie concède, un peu de terroir, quelques batraciens, quelques producteurs de proximité. «A la niche, les petits agriculteurs!». Dans un cadre aussi désespérant, beaucoup d’exploitants agricoles préfèrent vendre leurs terres au plus offrant que les défendre. Mais c’est seulement en travaillant la terre qu’on pourra la défendre. Alors on refait de ce champ un champ, et on le cultive. On commence à inverser la tendance, et si ce n’est pas ce champ-là ce sera un autre, que nous habiterons pour constituer un espace de résistance, au sens propre comme au sens figuré, parce que petit à petit on apprend à s’organiser ensemble pour lutter. La lutte pour l’accès à la terre c’est aussi cela. Quand tout le territoire est parcellisé, cloisonné, contrôlé, exploité, aménagé, défini, limité, labellisé, étriqué, toutes ces terres sont pour nous abandonnées, et nous appellent à lutter pour refuser l’exil. (…)

Ce que nous voulons

Le système agricole de chaque région, à chaque époque, est lié au système social dans son ensemble, et aux forces qui le modèlent. Actuellement, un mouvement qui semble irrésistible transforme les systèmes agricoles au niveau mondial, la petite paysannerie tend à disparaître, semble condamnée à plus ou moins court terme selon les régions, alors que s’impose la production industrielle à large échelle.
Mais à travers le monde, des millions de paysans souhaitent continuer à cultiver la terre à leur échelle, au moyen des techniques qu’ils ont élaborées sur le terrain, à vivre de la terre, à vivre sur la terre qu’ils cultivent. Et pour se libérer des contraintes qui les forcent souvent à se tuer à la tâche, ils imaginent leur propre voie de transformation de l’économie paysanne et donc des rapports sociaux et du système social en général: une voie paysanne.
Pour en arriver là, il faut qu’un changement mental s’opère, que ceux qui travaillent la terre veuillent exercer leur autonomie, veuillent ne plus dépendre des intérêts des politiciens et des financiers, ne croient plus en leur infériorité ni en l’impossibilité de transformer la réalité, de renverser l’ordre des choses.
C’est ce que nous faisons en occupant une terre fertile, en y construisant notre maison, en y semant des plantes desquelles nous nous nourrirons, et dont nous reproduirons les semences. C’est ce que nous faisons en ne cherchant pas à nous contorsionner pour plier notre action dans le cadre de lois qui sont contraires à ce que nous voulons.
Il ne s’agit pas d’ériger le libre arbitre de l’individu humain tout puissant au-dessus de tout. Si nous n’allons pas occuper les jardins de retraités modestes qui asphyxient la terre à larges rasades d’engrais et pesticides, ce n’est pas «parce qu’ils font ce qu’ils veulent», c’est que le jour où nous aurons démantelé les usines de pesticides et d’engrais, ces jardiniers du dimanche cultiveront sans. Nous aimerions les amener à lutter eux aussi contre les magnats de la chimie, mais sinon, on ne va pas leur dire ce qu’ils ont à faire. Nous ne renverserons pas la tyrannie industrielle en bichonnant une petite oasis bio sous les pluies nucléaires, mais en transformant radicalement les rapports sociaux, en démantelant les machineries économiques, industrielles et de contrôle social. Et dans ce cadre nous pourrons développer une agriculture paysanne autonome.
Une agriculture paysanne autonome ne signifie pas qu’une portion de la population, en s’attachant à la tâche de nourrir les autres habitants, n’en devienne, même volontairement, esclave. Ce devrait être le souci de tous, puisque nous en avons besoin pour vivre, que le travail de la terre ne soit pas une corvée. Elle ne signifie pas non plus un retour au passé, aux espèces anciennes uniquement etc., mais la prise en main, par nous-mêmes, de l’ensemble des activités nécessaires à la production d’aliments. Maintien de l’humus, protection à notre échelle des équilibres naturels, des ressources en eau et de la multiplicité de vies végétales et animales, reproduction des semences, préservation et invention des techniques, connaissances et solidarités qui forment la culture paysanne.
Nous souhaitons que la voie paysanne s’impose. (…)

Un mois plus tard

Cela fait bientôt un mois que nous avons redonné vie au terrain du «Champ des Filles», à la rue du Tourbillon dans la zone industrielle de Plan-les-Ouates (Genève). Des personnes d’horizons différents s’attellent à transformer cette terre laissée à l’abandon en un lieu d’expérimentations potagères et collectives. Avant ce communiqué, des gens se sont permis de parler à notre place en nous traitant de «hippies», «d’irréductibles gaulois» ou en suggérant que notre action s’inscrivait uniquement dans le cadre de la votation du 15 mai sur le déclassement des terre agricoles de la plaine de l’Aire. Il n’en est rien.
Des centaines de personnes de Genève et d’ailleurs se sont réapproprié ce terrain lors de la journée internationale des luttes paysannes, le 17 avril dernier. Cette journée s’inscrivait dans le cadre d’un mouvement mondial de réappropriations de terres, dont le mot d’ordre était l’enterrement du système agroalimentaire mondial.
Ce jour-là, en quelques heures, nous avons labouré collectivement plus d’un hectare et planté des arbres fruitiers et des centaines de plants de légumes récupérés. Nous avons hissé une tour en bottes de paille; une étable a été construite pour y ranger nos outils. Cette action qui aurait pu rester symbolique a pris une dimension concrète. A la fin de la journée, nous avons décidé de rester sur ce champ.
Cet élan collectif s’est poursuivi les jours suivants et demeure intact aujourd’hui. Nous construisons ce que nous voulons comme nous le voulons, sans spécialistes. Une pergola, une cuisine et un espace de rangement ont vu le jour. Des dons de paysan-ne-s et paysagistes genevois-e-s nous ont permis de planter des arbustes et un chêne. Les paysan-ne-s ne sont pas les seul-e-s à venir soutenir concrètement cette réappropriation de terre. De nombreuses personnes, habitantes de la commune ou non, participent régulièrement à la vie du champ notamment lors de nos arrosages réguliers.
La vie sur ce champ est riche des rencontres et des activités qui s’y déroulent. Nous cuisinons et mangeons collectivement en échangeant des recettes de légumes oubliés. Nous projetons des films et des documentaires. Nous partageons des techniques agricoles. Tout cela sans aucun échange monétaire. Nous nous sommes organisé-e-s de manière horizontale sur la base d’une participation libre et volontaire.
Nous continuerons toutes ces activités. L’urbanisation de la région genevoise est une catastrophe écologique et sociale contre laquelle nous luttons. Nous ne voulons ni laisser cette terre en friche, ni la livrer à la merci des spéculateurs. Nous avons envie de vivre des moments collectifs à l’encontre de la solitude dans laquelle nous relègue le quotidien. Nous avons envie de voir pousser les légumes que nous mangerons ensemble. Nous avons envie de construire le monde dans lequel nous voulons vivre. Nous avons envie de nous réapproprier les savoirs qui se sont perdus.
Nous vous invitons à nous rejoindre.

* Mouvement international de paysans, de petits et moyens producteurs, de sans terre, de femmes et de jeunes du milieu rural, de peuples indigènes et de travailleurs agricoles. Il regroupe environ 150 organisations locales et nationales de 4 continents et représente 200 millions de personnes.
La brochure dont sont tirés ces textes, ainsi que les nouvelles plus récentes se trouvent, entre autres, sur http://www.lereveil.ch/
Cette parcelle avait été intégrée en 1996 au plan directeur de l’extension de la Zone Industrielle de Plan-les-Ouates (ZIPLO). Depuis lors, c’est une friche agricole de près de 3 hectares. Il a été décidé d’y construire un centre de haute technologie en 2001. Or rien ne s’est passé, sauf la prolifération de plantes adventices. Elle est exemplaire d’une situation où l’immobilisme va bon train avec la spéculation. La ZIPLO est gérée par la Fondation pour les Terrains Immobiliers (FTI), une institution de droit public qui cherche à valoriser les terrains industriels du canton. A partir de 1996, avec l’arrivée de l’entreprise horlogère Patek Philippe, la zone devient réellement «attractive» pour les grandes enseignes. Suivront Piaget, Rolex et une kyrielle d’autres petites start-up du genre. Les biotechnologies ne sont évidemment pas en reste, avec entre autres le Centre des Technologies Nouvelles (CTN), inauguré en 1988.
C’est d’ailleurs le même projet, mais en plus grand, qui devait voir le jour ici entre 2002 et 2004. Mais rien ne s’est passé comme prévu. La dernière prolongation de l’autorisation de construire date de 2008, et n’a pas été renouvelée depuis. Il faut dire que la société Tivona-Terra, que les sites officiels donnent toujours comme propriétaire du terrain, a été radiée du registre du commerce en 2010. De fait, les avoirs de cette société appartiennent au groupe Jelmoli, cette hydre énorme de l’immobilier suisse.