Du triomphe de t.A.T.u.[1] à l’interdiction de la «propagande gay» et aux tentatives de qualifier le «mouvement LGBT» d’extrémiste, de la chute de l’URSS à nos jours, Novaya Europe[2] se penche sur l’histoire du mouvement LGBT en Russie.
Le 30 novembre dernier, la Cour suprême de Russie déclarait le «mouvement public LGBT international» comme «organisation extrémiste», donc illégale. Désormais, l’exposition de tout symbole considéré comme contenant des «éléments LGBT» (par exemple, le drapeau arc-en-ciel) peut donner lieu à des amendes, voire à des arrestations.
Les LGBT à la fin de l’Union soviétique
La première vague d’activisme LGBT en URSS avait commencé à la fin des années 1980, pendant la période de glasnost (ouverture) sous Mikhaïl Gorbatchev. Les membres de la communauté LGBT – ainsi que certains militant·es allié·es - avaient commencé à se réunir en petits groupes. Il était enfin possible de parler ouvertement de sexe et de relations. En 1989, le premier numéro de Tema, le premier journal de l’URSS consacré à la vie des «minorités sexuelles», comme on les appelait à l’époque, voyait le jour. «Nous devions briser le blocus de l’information, expliquer que nous existons et que les gays sont des gens ordinaires, parfaitement normaux», se souvient Roman Kalinin, l’éditeur du journal.
Le journal n’était que l’un des nombreux projets lancés par l’Association des minorités sexuelles (Union des lesbiennes et des homosexuels), nouvellement créée. Cette association LGBT pionnière s’est battue pour lever une interdiction de la «sodomie» datant de l’époque de Staline, a aidé les personnes séropositives et s’est efforcée de réformer l’opinion publique à l’égard de la communauté LGBT.
La liberté au tournant du siècle
Ces mouvements de la fin des années 1980 ont continué à se développer après la chute de l’Union soviétique en 1991. Le premier événement important pour le mouvement LGBT post-soviétique a été l’abrogation de la loi sur la «sodomie» en 1993. Au milieu des années 1990, de nombreuses personnes LGBT en Russie ont commencé à penser que «les choses allaient bien», déclare le sociologue Alexander Kondakov. Dans tout le pays, des festivals de cinéma, des conférences et des événements culturels consacrés aux questions de la vie des LGBT étaient organisés librement et sans répression. En 1999, la Russie adoptait une version de la classification internationale des maladies dans laquelle l’homosexualité n’était plus considérée comme un trouble mental.
En 1996, les militants LGBT Ed Mishin et Dmitry Sannikov lançaient le portail internet en langue russe Gay.ru. Au cours des années suivantes, Gay.ru s’associa à des projets similaires pour organiser des fêtes et des événements à Moscou, mener des activités de prévention du VIH et apporter un soutien psychologique aux membres de la communauté LGBT.
Le monde du spectacle russe semblait également adopter le changement, avec des artistes tel·les que Boris Moiseev, Shura et Eva Polna qui intégraient des thèmes LGBT dans leurs images publiques et leurs performances. En 2003, la Russie a été représentée à l’Eurovision par t.A.T.u., un duo féminin qui interprétait des chansons à caractère homoérotique et s’embrassait sur scène. Avant la finale, des rumeurs ont même circulé dans la presse selon lesquelles les organisateurs du spectacle étaient préoccupés par le «niveau de provocation» de la prestation de t.A.T.u. La chaîne publique russe Channel One avait non seulement soutenu le groupe, dont l’image était construite autour des thèmes de l’amour homosexuel, mais avait même fait appel des résultats du concours dans l’espoir que le duo obtienne la première place.
Cependant, cette représentation médiatique accrue ne répondait pas à tous les besoins des LGBT russes au tournant du siècle. Au-delà des sites web et des magazines de la fin des années 1990 et des années 2000, les personnes homosexuelles de Russie ont ressenti un besoin croissant de créer une communauté plus structurée vers laquelle se tourner pour obtenir de l’aide. En 2005, le projet de défense des droits des LGBT GayRussia fut créé, dans le but de lutter contre toutes les formes de discrimination. Malgré la résistance de la police et les objections des autorités mosco-vites, les militants de l’organisation ont organisé quatre parades des fiertés à Moscou entre 2006 et 2009.
Le nombre d’organisations de défense des droits humains s’efforçant de soutenir les personnes homosexuelles a continué de croître. En 2006, le réseau LGBT russe a été lancé dans le but d’unir les initiatives et les projets régionaux de lutte contre la discrimination. Le réseau a organisé un certain nombre d’événements éducatifs tout au long des années 2000, tels que la Semaine contre l’homophobie. En 2009, le premier rapport sur le statut juridique des personnes LGBT en Russie a été publié, grâce aux efforts des militant·es du réseau et du groupe Helsinki de Moscou.
Crise d’identité et valeurs traditionnelles
Parallèlement à la tolérance croissante à l’égard des personnes LGBT dans certains secteurs de la société russe, d’autres transformations sociétales étaient également en cours. De nombreux universitaires ont décrit un changement significatif dans les rôles des hommes et des femmes après l’effondrement de l’Union soviétique. Avec la dissolution de l’URSS et de son modèle «traditionnel» de relations hétérosexuelles, de nombreux Russes, en particulier des hommes, se sont retrouvés en crise d’identité.
Tatyana Ryabova, professeur à l’université pédagogique d’État de Herzen, qualifie la fin des années 1990 de période de «démasculinisation». Pour de nombreux hommes russes, la défaite pendant la guerre froide a symbolisé leur incapacité à soutenir et à défendre leur pays. L’homosexualité et la communauté LGBT dans son ensemble sont devenues des symboles de l’«Occident libre», que ces segments meurtris et émasculés de la société russe considéraient avec un scepticisme croissant.
Certaines lois régionales ont commencé à donner une voix à cette attitude. En 2006, une inter-diction de la «propagande LGBT auprès des mineurs» a été introduite dans la région de Riazan – la première loi russe moderne à discriminer ouvertement les personnes LGBT. La même année, M. Poutine prononçait son discours annuel devant l’Assemblée fédérale, définissant ainsi le cours de la politique russe pour les années à venir. Dans ce discours, il reconnaissait pour la première fois la crise démographique de la Russie et soulignait l’importance de préserver les «valeurs traditionnelles». De nombreux spécialistes considèrent que c’est à ce moment-là que le gouvernement russe a pris un «virage conservateur».
Peu après l’apparition de ce tournant dans le pays, les dirigeant·es russes ont commencé à diffuser des valeurs similaires auprès de leurs partenaires internationaux. Dans son célèbre discours lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2007, M. Poutine avait fait plusieurs déclarations sur le caractère «inacceptable» d’un «monde unipolaire».
Selon le politologue Nikita Sleptsov, c’est dans ce contexte que le Kremlin a eu de plus en plus besoin de trouver un «ennemi commun» autour duquel il pourrait fédérer la population. La stratégie choisie a été ce que Sleptsov appelle «l’hétéronationalisme conservateur», c’est-à-dire la diabolisation de la communauté LGBT.
Au cours des années suivantes, les tensions au sein de la société ont continué à s’intensifier, culminant en 2011 avec les manifestations de la place Bolotnaïa contre les résultats des élections législatives. En 2012, une nouvelle vague de protestations a déferlé sur le pays, cette fois contre les élections présidentielles au cours desquelles Poutine s’est assuré un nouveau mandat. Le mouvement de protestation comprenait de nombreux sympathisant·es de la communauté LGBT, ce qui a donné au gouvernement une raison supplémentaire de les diaboliser.
L’homophobie soutenue par l’État a continué à se développer et, en 2012, une loi interdisant la «propagande gay» a été adoptée dans l’une des «villes les plus libres» de Russie, Saint-Pétersbourg.
Homophobie officielle
Au début des années 2010, l’État a commencé à s’attaquer activement à la communauté LGBT, qu’il avait largement ignorée jusque-là. La télévision d’État diffuse de plus en plus de séquences qui critiquent ou vilipendent les membres de la communauté LGBT. Entre 2006 et 2013, plus de dix régions russes ont adopté des lois régionales interdisant la «propagande LGBT» auprès des mineur·es. Peu après, une version de cette loi au niveau fédéral a été présentée à la Douma d’État. Tou·tes les député·es n’ont pas soutenu le projet de loi – étonnamment, ses détracteur/trices incluaient le Parti libéral démocrate populiste d’extrême droite, dont le chef, Vladimir Jirinovski, a suggéré qu’une interdiction de la «propagande» LGBT ne ferait qu’attirer davantage l’attention du public sur les relations entre personnes de même sexe. D’une certaine manière, Jirinovski avait raison: la couverture de plus en plus négative des questions LGBT a entraîné une augmentation des crimes de haine très médiatisés contre les personnes LGBT. En mai 2013, alors que l’interdiction fédérale était encore à l’étude, trois anciens camarades de classe de Volgograd ont torturé à mort Vladislav Tornovoy, 22 ans, en raison de sa sexualité. Ils lui ont cassé les côtes, lui ont introduit deux bouteilles de bière en verre dans le rectum, puis lui ont frappé la tête avec une pierre de 20 kilogrammes.
La mort de M. Tornovoy a provoqué l’indignation et le choc de la communauté LGBT de Russie. Yelena Mizulina, une députée qui était l’une des principales partisanes du projet de loi sur la propagande, a fait l’objet des plus vives critiques. Malgré le tollé, M. Poutine a signé la loi fédé-rale interdisant la «propagande LGBT» un mois après le meurtre de M. Tornovoy.
La campagne anti-LGBT a continué à prendre de l’ampleur: six mois plus tard, le Premier ministre Dmitri Medvedev signait des amendements à la loi sur l’adoption interdisant aux citoyen·nes étranger·es marié·es à des personnes de même sexe – et à celles et ceux qui vivent dans des pays où le mariage homosexuel est légal – d’adopter des enfants russes. Chaque année, le nombre de pays figurant sur la liste augmente.
L’impact social de ces lois semble important. Selon les recherches d’Alexander Kondakov, le pourcentage de crimes de haine homophobes a doublé entre 2011 et 2017. M. Kondakov a précisé que sa méthodologie était très prudente et qu’il y avait donc probablement encore plus de cas.
Si la situation s’aggrave à l’échelle nationale, les personnes LGBT sont confrontées à une dis-crimination encore plus sévère dans les régions les plus conservatrices de Russie. En Tchétchénie, au moins une centaine d’hommes ont été arrêtés – et trois tués - parce qu’ils étaient «soupçonnés d’être gays», comme l’ont révélé des journalistes de Novaya Gazeta en 2017.
Lorsqu’un journaliste américain a interrogé le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov sur ce rapport, celui-ci a affirmé qu’il n’y avait «pas d’homosexuels» en Tchétchénie: «Nous n’avons pas d’homosexuels. Et si c’est le cas, emmenez-les loin de nous».
Interdiction totale
La guerre de la Russie contre l’Ukraine a également affecté la communauté LGBT. En décembre 2022, M. Poutine signait une loi imposant une interdiction totale de la «propagande des relations non traditionnelles» et de la «propagande du changement de sexe et de la pédophilie». Cette nouvelle loi a considérablement élargi le champ d’application de l’interdiction précédente, qui ne visait que la «propagande» destinée aux mineurs. Cette année, un nombre record d’affaires de «propagande LGBT» ont été déposées en Russie. Que signifie la nouvelle loi et à qui s’adresse-t-elle? En réaction à cette loi, les librairies ont commencé à retirer la littérature homosexuelle de leurs rayons et les plateformes de diffusion en continu ont commencé à retirer et à bloquer les films et les podcasts qui mentionnaient des «relations non traditionnelles».
En juillet 2023, la Douma d’État a mis en place une interdiction totale du «changement de sexe» afin de «protéger les Russes de la dégénérescence». La loi interdit la thérapie hormonale et la chirurgie de réassignation de genre et empêche les personnes transgenres de modifier leur genre dans les documents officiels.
Enfin, le 30 novembre 2023, la Cour suprême russe a déclaré que le «mouvement public international LGBT» était une organisation extrémiste. L’audience, qui n’a duré que quatre heures, s’est déroulée à huis clos, sans qu’aucun défendeur·euse ne soit présent·e dans la salle d’audience.
On ne sait pas encore comment la loi sera appliquée. Selon le code pénal russe, la participation à une organisation extrémiste est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à six ans de prison, tandis que les fondateur/trices de communautés extrémistes peuvent être condamné·es à une peine pouvant aller jusqu’à dix ans de prison. «L’appel public à des activités extrémistes» est passible d’une amende de 100.000 à 300.000 roubles (1000 à 3000 euros) ou d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quatre ans.
Dans les jours qui ont suivi l’arrêt de la Cour suprême, un certain nombre d’associations russes de défense des droits des LGBT se sont dissoutes, expliquant que la nouvelle législation exposait leurs employé·es basé·es en Russie à un risque d’emprisonnement. Au début du mois de décembre, la police a effectué des descentes dans quatre lieux de rencontre LGBT* à Moscou, sous prétexte de rechercher de la drogue. Central Station, un club gay de longue date de Saint-Pétersbourg, a annoncé sa fermeture définitive vendredi dernier.
Toutes les organisations n’ont cependant pas plié bagage: l’association de défense des droits des LGBT Irida, basée à Samara, a fait part de son intention de lutter contre la nouvelle loi, en faisant appel de la décision. D’autres organisations ont lancé des campagnes de collecte de fonds pour évacuer les militant·es LGBT de Russie et rédigé des pétitions appelant les pays occidentaux à simplifier les procédures d’obtention de visas pour les personnes LGBT russes. Cette dernière législation représente le point culminant d’années d’homophobie d’État en Russie, laissant la communauté LGBT du pays, déjà isolée, plus vulnérable que jamais.
Alyona Itskova Novaya Gazeta Europe
Contraction de Ta Lyubit Tu, signifiant littéralement «celle-ci qui aime celle-là», duo pop russe devenu le groupe pop russe le plus acclamé de tous les temps. Durant leurs performances, les chanteuses se font souvent remarquer en s’embrassant sur la bouche de manière provocante.
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