Le 4 novembre dernier, une Marche russe nationaliste était annoncée. «La Russie aux Russes» était son slogan. En 2005, les marcheurs avaient défilé en faisant le salut fasciste et en criant «Sieg Heil!» . Ils arboraient des croix potencées, celtiques et gammées. Cette année, le mot d’ordre a circulé: pas de symboles nazis!
Une partie des milieux nationalistes avait été choquée l’an dernier: on s’est souvenu que le bon Staline avait vaincu le méchant Hitler, et que la guerre avait coûté 26 millions de vies humaines. Ce n’est pas la première fois que les tendances fascistes et nazies ouvertes, et réellement existantes, sont réfrénées par les nationalistes les plus influents.
La marche est organisée par le Mouvement contre l’immigration illégale (DPNI) d’Alexandre Belov, le Parti de la puissance nationale de Russie (NDPR) d’Alexandre Sevastianov, l’Union slave (SS), l’Unité nationale russe (RNE) (qui, cette fois, n’a pas sorti sa swastika «aryenne») et d’autres groupes fascistes, avec le soutien de mouvements religieux, de cosaques et du leader du Parti social-nationaliste Rodina (Patrie), Dimitri Rogozine. 1
Les marcheurs ont le soutien d’Alexandre Prokhanov, écrivain bien connu de la mouvance «nationale-patriotique», qui appelle, dans son journal Zavtra, à libérer Moscou des Azerbaïdjanais et autres Caucasiens, non sans redouter que ceux-ci ne provoquent des «incendies parisiens» à Moscou. Ce pourrait être négligeable si Prokhanov ne disposait d’une certaine audience officieuse. Il publie un ouvrage, Le Cinquième Empire 2, publiquement salué par des personnalités en vue, dont le réalisateur Nikita Mikhalkov, président de l’Union des cinéastes, réputé proche de Vladimir Poutine. Prokhanov incarne la tendance néo-impériale «russe» du nationalisme. Une autre tendance, «eurasienne» , veut reconstituer l’Empire à l’échelle de toute l’ancienne URSS, ce qui implique la «récupération» de l’Ukraine. Une troisième tendance se réclame d’un nationalisme «ethnique» de pure «russité» . Enfin, il faut dire que le courant nationaliste dominant, le plus représenté dans les sphères du pouvoir, est celui des der javniki , ou tenants de la Puissance, qui comprennent tout de même que la Russie doit composer avec ses 20% de Musulmans et ne peut donc trop s’identifier avec «l’ethnie».
Les «fachos»… Les fachos (plutôt ethnicistes, eux) recrutent parmi les skins , environ 50.000 pour toute la Russie, des jeunes miséreux ou désœuvrés des banlieues et des régions sinistrées, mais aussi des petits agriculteurs ruinés et des commerçants bien mis, en rivalité avec leurs concurrents caucasiens, et des ouvriers confrontés à la concurrence des immigrés employés au rabais. La «haine qui monte» est-elle raciste ou d’abord sociale? Le riche, le «nouveau Russe» , mais aussi l’Américain vainqueur de la guerre froide, le basané des anciennes républiques méridionales de l’URSS, le pauvre plus pauvre que soi forment ensemble, pêle-mêle l’image floue de l’ennemi, alimentent les rancœurs. Les démocrates ajoutent fréquemment: «le complexe d’infériorité des Russes» . (…)
Les skins ont déjà tué: des Asiatiques, des Caucasiens, des Africains.
Mais contrairement au 4 novembre 2005, la nouvelle édition de la Marche russe est interdite par le gouvernement de la capitale. «Cette honte ne peut plus se répéter» dit-on à la mairie de Moscou. Youri Loujkov déclare: «l’entente multinationale est le fondement de la stabilité» .
Moscou a des allures d’état de siège: 7.800 policiers et membres des forces anti-émeutes (OMON) sont mobilisés. L’armée patrouille aux abords du Kremlin et de la Place rouge, interdits d’accès. Aux abords des gares, où les manifestants affluent des trains de banlieue, les rassemblements sont rapidement dispersés. Ou repoussés dans les escalators et souterrains du métro, comme ici, à la station Komsomolskaïa, place des trois gares, rendez-vous signalé dans la presse; je m’y suis rendu. Les fascistes, de noir vêtus, l’air méchant ou méfiant, disséminés et interdits de rue, désemparés, communiquent par téléphone portable et se dirigent donc vers les souterrains, un peu à l’aveuglette.
L’un des chefs nationalistes, D. Rogozine, engouffré dans le métro (la ligne circulaire et le wagon dans lequel je me trouve) avec ses partisans et une nuée de photographes, proteste mais affiche son optimisme pour l’avenir du mouvement national. Toutes les sorties de métro sont sous contrôle policier. Celle de Park Kultury , où descendent les marcheurs (je les suis) et D. Rogozine, est bloquée par la milice: pas d’accès au centre-ville, la ceinture des boulevards Sadovoie Koltso , ici comme ailleurs, est la limite à ne pas franchir pour les fascistes. Les manifestants se dirigent vers le quartier du monastère de Novodevitchi . Où ils sont attendus… en toute légalité.
Deux meetings nationalistes sont donc autorisés sous bonne garde. L’un, près du monastère donc, sous couvert de cérémonie religieuse, rassemble 2.000 personnes. Effigies du Christ, drapeaux monarchistes, fascistes et soviétiques y sont mêlés. J’y remarque le leader nationaliste «modéré» Sergueï Babourine (qui proteste contre la récupération «nazie» du nationalisme et se défend d’être «orangiste à l’ukrainienne» ) 3, Viktor Alksnis, le colonel letton célèbre pour son rôle dans les incidents de Riga à la chute de l’URSS en 1991, le général en retraite Albert Makachov, communiste et antisémite, qui avait conduit la rébellion armée du parlement contre Boris Eltsine en octobre 1993.
L’autre meeting, auquel les autorités ont offert la place Pouchkine, en plein centre, est le fait du parti libéral-démocrate de Vladimir Jirinovski (extrême droite loyaliste) qui se démarque de la Marche russe et soutient Poutine au nom de la restauration impériale. Au total il y aurait eu maximum 5.000 manifestants nationalistes, sans que l’on sache ce qu’aurait été leur nombre en cas d’autorisation de manifester. (Les forces de l’ordre: dix mille – Moscou compte entre 10 et 15 millions d’habitants).
… et les «antifas» Un autre meeting a lieu au centre, non loin du Kremlin, place du Marais, et sous haute surveillance (et protection) policière, c’est celui des anti-fascistes: Union des forces de droite (SPS), parti libéral Iabloko, Front anti-fasciste de gauche, trotskistes, militants du Forum social russe, militants des droits de l’homme. Il y a également les militants du Front Civique Uni, de Garri Kasparov, sponsorisé par la très conservatrice National Endowment for Democracy (USA). Retrouvailles, donc, de la droite libérale et de la gauche antilibérale, unis contre le fascisme… et contre Poutine.
Cela se passe près d’un canal. La milice bloque le petit pont. Les «noirs» sont de l’autre côté. Le seul accès au meeting est équipé de cabines de filtration avec détecteurs de métaux. Plusieurs participants potentiels sont dissuadés de franchir ce barrage s’ils n’ont pas la tête de l’emploi ou une invitation. Je n’ai ni l’une ni l’autre mais je m’engouffre dans un groupe d’»officiels» libéraux que la police laisse passer avec déférence.
Plusieurs orateurs s’en prennent à«la tolérance» du pouvoir envers les fascistes et à la politique de Poutine. Il y a des phrases de mépris pour ces «fascistes» (en l’occurrence des jeunes paumés de banlieue) «incapables de travailler ou d’étudier, de faire quoi que ce soit de constructif» . Une intervenante «de gauche» évoque tout de même les problèmes sociaux de la jeunesse, qui peuvent expliquer le succès des fachos dans les régions sinistrées du pays. Personne n’ose mettre en cause les réformes libérales désastreuses des années 90, dont quelques artisans sont ici présents. Taisons nos divergences. Oublions sur quel fumier poussent les fleurs vénéneuses. N’hésitons pas à aller chercher de l’argent chez le «grand prédateur» Boris Berezovski, réfugié à Londres. Ici, on ne crache dans aucune soupe, même la plus nauséabonde.
Le rassemblement (600 à 1000 personnes qui ont réussi à s’introduire sur les lieux) se clôture au son… des Chœurs de l’armée rouge entonnant la Guerre sacrée, célèbre chant de résistance à l’Allemagne nazie, composé en juin 1941. Surprenant dans une réunion à dominante libérale! Ce chant, qui faisait frissonner les anciennes générations, était entonné dans les rassemblements communistes des années 90, comme «appel à la résistance» aux réformes libérales, alors assimilées à l’invasion hitlérienne de 1941. D’ailleurs, les communistes ne sont pas là. Ils ne sont nulle part. Ils ne savent pas encore que leur propre défilé, le 7 novembre, pour célébrer la révolution d’octobre, sera lui aussi interdit! Pour la première fois depuis 1917. Rompez!
Le soir de ce 4 novembre, la chaîne privée NTV montre un camp d’entraînement militaire et des actions de commando des nationaux-socialistes (NSO) vêtus d’uniformes noirs, des bandes de skins battant à mort des étrangers. Habillés comme le KKK, des fascistes célèbrent le White Power et procèdent à des rituels de pendaison. D’autres exhibent la croix gammée.
Je ne peux me défendre de l’impression que tout cela relève d’une dramatisation orchestrée. Cette «marche», comme les meurtres en série de ces dernières semaines, ne relève-t-elle pas d’une tentative de déstabilisation pouvant justifier un coup de force?
Mais de qui, et pour quoi faire?
La question russe renouvelée Le nationalisme russe ne se réduit pas à ces expressions extrêmes. Il procède aussi d’une réaction compréhensible et d’une réflexion sur le destin d’un pays littéralement détruit par les «réformes assistées» des années 90. Le ressentiment envers les libéraux et l’Occident est phénoménal, il est populaire, mais les démocrates de Moscou et les journalistes occidentaux à leur écoute, qui vivent en vase clos, n’y comprennent pas grand-chose. Ils se contentent de se lamenter sur cette «douloureuse Russie» qui ne veut décidément pas se laisser civiliser. Comme l’a dit Brecht, «il faut dissoudre le peuple et en élire un autre» . Autrement dit, les chances de la démocratie sont un peu gâchées.
Le vieux débat entre occidentalistes et slavophiles est d’ailleurs dépassé. La fin de l’URSS, donc de l’Empire dans son ultime métamorphose, rend caduque toute tentative de le reconstituer, autrement que sous la forme de «l’Empire libéral» , c’est-à-dire de la Russie comme puissance-relais de la mondialisation. C’est pourquoi une nouvelle variété de nationalisme se fait jour en Russie, le national-libéralisme qui tend à concilier les lois du marché et la sauvegarde d’un Etat russe. En quoi se distingue-t-il de l’occidentalisme qui semblait triompher en 1991? Les occidentalistes se sont avérés une sorte de «bourgeoisie compradore» au service des intérêts américains et du FMI. Les nationalistes libéraux entendent restaurer la souveraineté russe. La nouvelle nation qu’ils appellent de leurs vœux n’est pas «anti-occidentale» comme l’étaient les slavophiles ou à la façon d’un Soljenitsyne. Elle est nécessairement tournée vers la civilisation occidentale. En cela elle se distingue de la nation eurasiatique, davantage orientée vers la Chine et les pays d’Orient, que souhaitent d’autres nationalistes, dont les «Eurasiens», un projet de fait supranational ou néo-impérial. Pour les diverses familles nationalistes confrontées à la crise d’identité russe, la question est de savoir dans quelle mesure cette identité relèverait de l’ethnie et de la langue russes, de la définition rousskaïa de l’identité, ou dans quelle mesure elle se confondrait plutôt avec la citoyenneté du Rossian , habitant de la Fédération multinationale, d’une société pluriculturelle et pluriconfessionelle, rossiiskaïa .
Or, cette question déjà ancienne, qui avait déjà habité le débat soviétique sur la question nationale, se trouve posée dans un contexte de mondialisation d’où toute nouvelle autarcie semble exclue et où de nouveaux mouvements de populations et leur brassage semblent inévitables.
De l’ordre dans les marchés! (...) Observation déjà banale: Moscou poursuit sa grande mutation de «ville socialiste» en mégalopole des affaires, rutilante et ruisselante de richesses, du néon des casinos, d’un trafic automobile à croissance exponentielle, et boulimique d’espaces.
Le centre ville est devenu le domaine désormais quasi exclusif des nantis, du commerce de luxe, des banques et des administrations, la population pauvre évoluant vers la périphérie où s’implantent les grandes surfaces, signe de l’essor d’une consommation de masse.
Mais de nombreux marchés – près de la gare de Kiev, à Loujniki et ailleurs – ont conservé l’allure de bazars orientaux. Or, c’est là que se situe l’une des poudrières de la «question nationale» . Les commerçants et paysans russes de la région se plaignent d’être exclus par les «mafias caucasiennes» , qui graissent la patte aux policiers. Les organisations xénophobes pêchent dans ces eaux troubles. En septembre, la tension «interethnique» a dégénéré en émeute antitchétchène à Konopoga en Carélie. Le président Poutine en a tiré la conclusion qu’il fallait mettre de l’ordre dans les marchés et assurer les droits de la population russe «de souche» (sic). Appel entendu: les autorités locales procèdent au grand nettoyage, qui deviendra systématique en janvier 2007. Moscou a pris les devants: la chasse aux bazars a commencé, «plus de la moitié des emplacements dans les marchés kolkhoziens et autres seront donnés aux fermiers russes» a promis le maire Youri Loujkov, qui dénonce la criminalité et la violation des normes sanitaires et entend également «libérer» le commerce moscovite des OGM.
Cependant, les fermiers des environs de Moscou ont peu de produits à offrir, les terres étant la cible de spéculation foncière et de plus en plus colonisées par les quartiers résidentiels chics. Il est donc fait appel aux producteurs des autres régions de Russie pour remplacer les Caucasiens.
Au-delà des discours, on peut y voir une nouvelle étape de la libéralisation marchande. A l’époque soviétique, marquée de pénuries, les Caucasiens offraient sur les marchés de Moscou une abondance de produits aisément acheminés vers la capitale grâce aux tarifs modiques du transport aérien. Ils étaient donc en position de force lorsque survint la privatisation. Dans un nouveau contexte de libération des prix et d’économie de l’offre, les marchés ont proliféré dans le chaos et la violence, le partage des territoires entre mafias (notamment ethniques) exerçant leur pouvoir par le racket des commerçants et la corruption de la police. C’est à cet héritage des années 90 que s’attaque Youri Loujkov, soucieux de l’image de Moscou, vitrine du capitalisme russe qu’il faudrait donc débarrasser de ses bazars au profit d’un «commerce civilisé» . De facto, il s’agira d’un repartage des parts de marché au profit des Russes «de souche» exclus du premier partage et d’acteurs plus puissants du commerce organisé. Cette «modernisation» donnera-t-elle lieu à un dérapage xénophobe? C’est déjà le cas: les commerçants azerbaïdjanais sont particulièrement en butte aux tracasseries et dans la ville d’Omsk, la mise en ordre a pris la forme d’un «nettoyage ethnique» (sic).
Et ce n’est que le début de tensions explosives. Confrontée à sa crise démographique, la Russie doit nécessairement faire appel à des centaines de milliers d’immigrés – déjà exploités dans les chantiers de construction, l’aménagement des villas des Nouveaux Russes, et l’industrie pétrolière du Nord-Ouest sibérien. Une immigration que le gouvernement russe voudrait «choisie» et dûment réglementée. Un accent sarkozien…
Dans un pays aussi ravagé, déboussolé que la Russie, où l’Etat – démantelé par les libéraux au nom du Marché souverain – n’est pas organisé comme en Europe occidentale, où il n’y a pas d’Etat de droit mais plutôt des pouvoirs clientélistes, où la société civile indépendante est amorphe, on ne sait pas très bien ce que cela peut donner. Il y a comme un fascisme rampant qui, d’année en année, corrompt les mentalités. La guerre en Tchétchénie a «formé» à l’arbitraire et à la torture des milliers de flics et de mercenaires qui rentrent chez eux, dans les villes et les provinces russes, avec cet édifiant «bagage».
On en vient à se demander ce qu’il adviendrait si, au lieu de Poutine qui les protège mais les contient, les siloviki (policiers, militaires) pétris d’idées nationalistes et d’«expériences tchétchènes» étaient amenés à se hisser au sommet du pouvoir central.
Au fait, le 4 novembre était, officiellement, le «Jour de l’Unité nationale».
Jean-Marie Chauvier
Formé en 2003, ce front électoral comptait une aile gauche, syndicale, qui depuis a quitté cette formation ouvertement raciste
Les cinq empires russes: la Moscovie, Ivan le Terrible, les Romanov et Pierre Le Grand, l’URSS et «le cinquième empire» à venir, cf. Zavtra No 44 et 45, novembre 2006
Le camp «orange», en Russie, rassemble divers opposants à Poutine – libéraux, nationaux-bolchéviques, communistes et tutti quanti – qui veulent s’inspirer de l’exemple ukrainien pour déstabiliser le pouvoir. Leur rêve serait, par exemple, de pouvoir dénoncer comme «truquées» les prochaines élections présidentielles de 2008, de faire descendre des milliers de gens dans la rue (avec l’appui de fondations US) et d’obtenir ainsi le renversement de Poutine ou d’un successeur choisi par lui. Perspective sans doute irréaliste, vu la popularité de Poutine dans les sondages et la croissance économique. Mais on ne peut totalement exclure que des événements «imprévus», genre chute des prix du pétrole, crise internationale avec isolement de Poutine et… succession de «cadavres exquis» finissent par engendrer une sérieuse crise interne. D’autant que Poutine ne paraît pas très bien contrôler ses troupes.