Le 20 mai, dans plusieurs pays (Espagne, Italie et Allemagne), les travailleur·euses saisonnier·es ont appelé à la grève. Illes ont refusé de continuer à travailler dans des conditions inhumaines et dangereuses pour leur santé. Outre les salaires insuffisants, les travailleur·euses évoquent la nourriture avariée, l’absence de protection contre le coronavirus, les hébergements surpeuplés et le manque d’eau chaude. En Allemagne, Illes devaient rentrer chez eux immédiatement après la récolte, ce qui ne leur était pas possible pour des raisons sanitaires et financières. En Italie, Illes ont demandé leur légalisation afin d’avoir accès à des soins médicaux(1). En Roumanie, nous avons besoin de vous, malheureusement. Le monde est sous l’emprise du coronavirus, les rapports et les nouvelles venues du monde entier se concentrent sur le nombre de cas et les diverses mesures prises par les gouvernements. La Roumanie, elle, apparaît rarement dans ces rapports. Quand c’est le cas, il s’agit de problèmes urgents dans d’autres pays qui commencent soudain à se poser des questions. Par exemple, comment les asperges arrivent-elles dans les assiettes en Allemagne ou comment maintenir la prise en charge de dizaines de milliers de personnes âgées en Autriche? Il n’y a pas grand-chose à dire sur le nombre de cas. La Roumanie n’a pas connu d’évolution dramatique et spectaculaire, elle se situe dans la moyenne avec 16.000 infections enregistrées (à la mi-mai) pour une population de 19 millions d’habitant·es. Cela s’explique peut-être par le fait que des mesures ont été prises très tôt. Compte tenu de l’état déplorable dans lequel se trouve le système de santé, il semble cohérent que l’état d’urgence ai été décrété dans le pays à la mi-mars avec moins de 200 cas signalés. Les écoles et universités du pays avaient déjà fermé une semaine auparavant. En plus du hashtag local #StaiAcas (restez chez vous), les hôpitaux du pays ont reçu énormément de dons. La mise à disposition de lits en soins intensifs, de respirateurs, de vêtements de protection ainsi que de masques pour les employé·es des petits hôpitaux a certainement contribué à améliorer la situation.
Exportation de travailleur·euses
Pendant ce temps-là, en Allemagne et en Autriche, entre autres, les préoccupations se sont accrues concernant la récolte des asperges et le travail du soin à la personne, en grande partie effectués par des travailleur·euses étranger·es. D’une part, cela montre clairement à quel point la réalité européenne est étroitement liée à la libre circulation des personnes. D’autre part, les événements révèlent au grand jour les inégalités flagrantes et l’arrogance des régions les plus riches économiquement. Alors que la population roumaine venait de s’habituer au couvre-feu et à la distanciation sociale, des images dérangeantes ont été diffusées sur les réseaux sociaux. On y voit plus de 1500 personnes rassemblées à l’aéroport de Klausenburg/Cluj. Aucune trace de gestes barrières. Mais cette foule ne s’est pas constituée toute seule; des agences de recrutement ont affrété des vols pour assurer la récolte des asperges en Allemagne. Sur les 40.000 ouvrier·es agricoles qui travaillent à la récolte, la moitié sont roumain·es. Les logements de masse, dont le loyer est généralement déduit du salaire minimum, ont été pour l’occasion rebaptisés «logements de quarantaine». Il est arrivé à plusieurs reprises que les personnes n’aient pas été autorisées à choisir elles-mêmes leur logement. Un travailleur roumain est mort du Covid-19 au cours de son affectation, à la suite de quoi les mesures de protection manifestement insuffisantes pour les travailleur·euses ont été critiquées. Jusqu’à présent, cela est resté sans conséquences. La Coordination européenne Via Campesina (ECVE) a adressé le 1er mai une lettre ouverte à la Commission et au Parlement de l’UE, signée par plusieurs dizaines d’organisations nationales et internationales et d’universitaires. Les initiateur·trices résument leurs revendications pour la protection des travailleur·euses agricoles migrant·es en une phrase: «Nous ne pouvons accepter que le maintien de la production alimentaire continue à se faire au détriment de la santé, des droits et de la dignité des travailleur·euses migrant·es ruraux»(2).
Et l’agriculture roumaine?
A la mi-avril, Eco Ruralis, l’organisation roumaine des petit·es paysan·nes, a publié une lettre ouverte(3) au gouvernement et au Parlement, cosignée par près d’une douzaine d’ONG roumaines, grandes et petites. La lettre, intitulée «Soutien aux agriculteur·trices – une priorité dans le contexte du Covid-19», consistait essentiellement en 12 points de revendications concernant la situation des plus de 4,5 millions de petit·es paysan·nes roumain·es. Les signataires demandent la sauvegarde des innombrables petits marchés du pays ainsi que plus de transparence et de participation aux décisions qui touchent les plus petit·es producteur·trices, et pas seulement pendant la crise actuelle. Un élément central de cette lettre concerne la sécurité des ouvrier·es agricoles, souvent eux-mêmes petit·es exploitant·es. «Le gouvernement roumain est appelé à assumer sa responsabilité en matière de sécurité des travailleur·euses saisonnier·es travaillant dans l’agriculture et le secteur alimentaire et à garantir la mise en œuvre de toutes les mesures préventives contre le Covid-19 (…) depuis le moment où ils quittent la Roumanie jusqu’à leur retour chez eux» peut-on lire dans la lettre, qui a suscité une réaction positive du public et au moins de certain·es de ses destinataires. Jusqu’alors, l’association était régulièrement ignorée par les autorités officielles du pays, aujourd’hui les oreilles et les lignes de communication au sein du ministère de l’Agriculture semblent s’être ouvertes. Lors d’une vidéoconférence avec un secrétaire d’Etat, il a été clairement reconnu que Bucarest a été prise au dépourvu par la perturbation des chaînes d’approvisionnement alimentaire européennes. A l’avenir, on dit vouloir se concentrer sur les petites structures qui assurent l’approvisionnement du pays. «Après la lettre ouverte, le ministère de l’Agriculture a ouvert le dialogue avec les signataires et a proposé, pour les prochaines vidéoconférences, de se concentrer sur les chaînes alimentaires courtes, la coopération et l’agriculture biologique. En tant que société civile et représentants des petit·es agriculteur·trices, nous sommes heureux de constater que le gouvernement a adopté une attitude ouverte» a déclaré Ramona Dominicoiu d’Eco Ruralis. Cependant, il existe encore des «problèmes qui ne sont pas abordés, tels que la santé et la sécurité des travailleur·euses migrant·es et des saisonnier·es». Reste à voir combien de temps dureront ces engagements. En tout cas, il est devenu clair pour ces messieurs-dames que les petit·es paysan·nes doivent rester au pays plutôt qu’être loin en train de récolter des asperges pour un misérable salaire à la tâche.
Des salaires de misère pour le soin à la personne
Un autre groupe de personnes capitales pour le système et quasi continuellement ignorées est représenté par les femmes roumaines qui s’occupent des personnes âgées en Autriche. Comme dans le cas précédent, des vols charters ont été mis en place entre la Roumanie et l’Autriche afin de retarder «l’effondrement de la prise en charge 24 heures sur 24». Au total, environ 80.000 femmes assurent les soins à domicile par période de deux à quatre semaines pour une somme dérisoire qui, selon Flavia Matei du Groupe DREPT pentru îngrijire (Justice pour le travail du soin à la personne), ne s’élève parfois qu’à deux euros par heure(4) . Dans un article en ligne, elle cite une de ces travailleuses: «Normalement, nous sommes invisibles pour une grande partie de la société bien que notre travail soit essentiel. Mais aujourd’hui, beaucoup plus de gens réalisent l’importance de notre travail.»(5) Avec le coronavirus, pour elles la situation a empiré. Pire dans ce cas signifie, entre autres, qu’un séjour de travail de quatre semaines est complété par deux semaines de quarantaine non rémunérées. Lorsque, après un bras de fer de plusieurs semaines, un «couloir ferroviaire» a été mis en place entre Timisoara et Vienne pour remplacer les vols annulés, cela a été célébré comme une victoire à Vienne. Mais pour ces femmes cela signifiait avant tout payer le billet, le test Covid ainsi que l’hébergement de quarantaine. Elles doivent donc payer environ 280 euros avant même de pouvoir se rendre chez leurs patients en dehors de Vienne. Et comme elles perçoivent de toute façon des revenus trop faibles avec environ 11.000 euros de salaire annuel, ne paient pas d’impôt sur le revenu et possèdent rarement un compte bancaire autrichien, le gouvernement bleu-vert (alliance des conservateurs et des écologistes, ndlt) les a exclues de l’accès au fonds dit de détresse. Seule une initiative des militant·es de Drept pentru îngrijire et de divers acteur·rices autrichien·nes a fait bouger les choses(6). Bien sûr, il ne faut pas négliger l’énorme importance économique du travail saisonnier pour des régions entières de Roumanie et la façon dont il est désormais ancré quasi culturellement. Il n’est pas nouveau non plus que les ressources et les habitudes de consommation d’un pays ne lui permettent pas de produire avec des travailleurs locaux, et que des personnes venues d’ailleurs soient amenées dans des conditions misérables. Dans le contexte de la pandémie de coronavirus, la nature exploitante de ces faits a été une fois de plus révélée de manière éclatante. Le défi de la période actuelle est de voir si l’on parvient à en tirer les conséquences, ce qui conduira à une amélioration de la situation pour les ouvrier·es agricoles et les aides à domicile, oui, pour toutes les personnes travaillant dans des conditions précaires. Pour Ramona Duminicoiu, il est clair que la situation des petit·es paysan·nes et des travailleur·euses agricoles doit absolument trouver sa place dans la conscience publique et dans l’agenda politique. C’est une priorité dans la crise et au-delà.
- Informations à consulter par pays: Allemagne: <bonn.fau.org>, Italie: <usb.it>, Espagne du Sud: <socsatalmeria.org> et Jornaleras de Huelva en Lucha
- <tinyurl.com/y89cfa9y>
- <bit.ly/2WgKDKk>
- Junge Welt, 2 mai 2020: «Ihre Leistung wird nicht wertgeschätzt» «Votre travail n’est pas apprécié à sa juste valeur» https://www.jungewelt.de/artikel/375948.ihre-leistung-wird-nicht-wertgesch%C3%A4tzt.html
- https://mosaik-blog.at/wie-sich-24-stunden-betreuerinnen-in-der-corona-krise-organisieren/
- Standard, 29.4. 2020: <www.bit.ly/3dxQvSM>