En Roumanie, comme en Afrique, des investisseurs, surtout occidentaux, achètent à tour de bras des terres cultivables (landgrabbing), ôtant aux petits paysans leur base d’existence.
En Europe de l’Est, l’ambiance rappelle celle de la ruée vers l’or. La Roumanie et l’Ukraine, riches de leur terre noire, sont la cible de firmes d’investissements allemandes, italiennes, britanniques et autres dans leur tournée de shopping. A la mi-janvier l’accaparement de terres dans les pays d’Europe du Sud et ses conséquences sociales et écologiques a fait l’objet d’une réunion publique à Berlin. Elle était organisée par Agricultural and Rural Convention (ARC2020), un réseau international dont les acteurs s’engagent pour un changement de la politique agricole afin de protéger et de maintenir les structures paysannes locales. A la tribune, deux petits paysans roumains, Willi Schuster et Attila Szocs, membres de l’ONG EcoRuralis, Simon Wolk, directeur de la firme d’investissement Germanagrar, le parlementaire européen vert Hannes Lorenzen et Stig Tanzmann, expert agricole de Brot für die Welt (du pain pour le monde).
Les présentations contradictoires de Wolk et des représentants d’EcoRuralis ont révélé la complexité de la situation en Roumanie: d’une part d’immenses surfaces agricoles sont concentrées dans un petit nombre de mains, car avant le changement en 1989, il existait déjà de grosses fermes d’Etat. Selon Simon Wolk, 85% des terres cultivées, avec des surfaces à 5 chiffres, appartiennent à de grands entrepreneurs. D’autre part, la Roumanie est encore un pays marqué par la petite paysannerie, plus que tout autre en Europe de l’Est. Selon Willi Schuster, il y a 4,7 millions de familles de petits paysans, qui exploitent en moyenne deux hectares de terre. A l’aide de magouilles, des affairistes étrangers et des autorités corrompues en ont convaincu une partie de vendre leurs terres, les poussant à la misère. Avec ses 15 millions d’hectares de terres cultivables, la Roumanie a la plus grande surface d’Europe. On estime à 40% le nombre des personnes impliquées dans l’agriculture, alors qu’en Allemagne il en reste 2%.
La firme de Simon Wolk agit avec le slogan «L’avenir de l’agriculture est en Europe de l’Est». Elle est implantée en Ukraine, en Lettonie et en Roumanie. Des «prospecteurs» indigènes cherchent des gens désireux de vendre de la terre. Les investisseurs sont appâtés par le discours de la «chance unique à saisir», il ne restera bientôt plus de gâteau à partager. La firme Wolk propose aux investisseurs étrangers à la profession un paquet complet: elle achète ou loue des terres qu’elle fait travailler par des ouvriers agricoles, elle ne se comporte pas seulement comme une agence immobilière mais aussi comme le gérant d’une entreprise agricole. Elle profite de la fertilité du terroir roumain, et des salaires bas sur place.
Germanagrar n’est qu’un des nombreux investisseurs et konzerns agricoles qui s’agitent en Roumanie. Attila Szocs en nomme quelques-uns: Rabobank, Prio Foods, First Farms, Agrarius AG (deuxième spécialiste de la Roumanie parmi les firmes allemandes d’investissements agricoles), Pharos Financial Group, Smithfield, Ingleby Company, etc. L’énorme demande de terres a fait monter considérablement les prix. Selon Willi Schuster, ils ont triplé les cinq dernières années. Malgré cela, un acheteur ne paie en moyenne que 2.000 euros pour un hectare. A titre de comparaison: en Allemagne de l’Ouest, pour la même surface, on doit multiplier le prix par dix et en ex-RDA, il est de 8.000 à 10.000 euros.
Les firmes telles que Germanagrar profitent aussi de la situation économique désastreuse des grandes entreprises agricoles roumaines qui travaillent surtout les terres de petits propriétaires à qui elles paient de plus en plus rarement le loyer convenu, quand elles le payent. Dans cette situation les offres telles que celles de Germanagrar sont tentantes: Wolk propose un loyer de 140 euros ou 600 kg de blé par hectare et par an – et beaucoup en font usage. Selon lui, 95% de ceux qui vendent leur lopin de terre à sa firme ne sont pas agriculteurs.
Selon une estimation de EcoRuralis, environ 800.000 hectares du sol roumain ont déjà été vendus à des konzerns agricoles et à des investisseurs étrangers ces dernières années. Hannes Lorensen, des Verts, parle de l’Europe de l’Est comme d’un «terrain d’atterrissage pour les capitaux volatils», profitant des réglementations défaillantes et des cadastres incomplets au niveau national. Dans les pays concernés comme au niveau européen, il serait urgent de poser les conditions qui permettent aux ruraux de décider eux-mêmes de leur destin. C’est pourquoi une réforme agraire au niveau européen est nécessaire, en premier lieu pour déterminer qui possède quoi pour garantir les droits des petits propriétaires. Pour Lorensen, les offres des investisseurs sont «une ingérence dans les affaires intérieures» des pays tels que la Roumanie.
L’homme d’affaires Wolk reproche à ses collègues à la tribune de traiter d’une façon romantique une pauvreté terrible telle qu’elle a existé en Europe de l’Ouest au temps des «guerres de paysans». Lorenzen lui répond que les konzerns et investisseurs occidentaux qui dépossèdent les populations locales de leurs terres n’améliorent en rien la situation. L’expert Stig Tanzmann souligne que ceux qui revendiquent le maintien de la petite paysannerie veulent une amélioration des conditions de travail et de vie, une meilleure transmission du savoir-faire qui apporteraient aux agriculteurs des gains plus élevés leur permettant de mieux vivre au village, sans être contraints d’émigrer vers la ville.