La Turquie bafoue systématiquement les droits humains et viole le droit international. La menace est une question de vie ou de mort pour les habitant·es de la région. Anita Starosta travaille chez Medico international dans la communication avec les donateurs. En outre, l’historienne est responsable des relations publiques pour la Turquie, le nord de la Syrie et l’Irak. Nous relayons un article qu’elle a publié le 21 novembre dernier sur le site de Medico(1). Nous concluons avec des extraits d’un article paru récemment dans Kurdistan au feminin(2).
Ce n’était qu’une question de temps avant que l’armée turque ne lance de nouvelles attaques sur le territoire de l’administration autonome du nord-est de la Syrie. Les premières bombes se sont abattues dans la nuit du 19 au 20 novembre dans les villes de Kobané, Dirbêsiyê, Zirgan et dans la région de Dêrik; des cibles ont également été touchées à la frontière avec le nord de l’Irak. Des objectifs civils tels qu’un dépôt de blé, une centrale électrique et un hôpital ont également été pris pour cible. Au moins onze civil·es sont mort·es et neuf ont été blessé·es. À cela s’ajoutent plusieurs morts de l’armée syrienne et des forces kurdes. (...)
Depuis l’attentat à la bombe sur la rue commerçante centrale Istiklal à Istanbul, qui a fait six mort·es et 80 blessé·es, la campagne électorale de l’AKP semble avoir commencé – des élections législatives et présidentielles auront lieu en Turquie en juin 2023. Malgré de nombreuses incohérences – entre autres, le ministre de l’Intérieur Soylu aurait été en contact avec la présumée autrice de l’attentat – le gouvernement turc maintient l’accusation selon laquelle l’attentat aurait été perpétré sur ordre du PKK ou du PYD3. Le jour de l’attentat, Soylu avait déjà annoncé que «l’ordre venait de Kobané». Des voix du nord-est de la Syrie avaient déjà interprété cela comme une annonce de guerre.
C’est une méthode désormais bien connue du gouvernement AKP4 que d’instrumentaliser les at-tentats terroristes pour mobiliser l’unité nationale. La politique de sécurité est un vecteur de ral-liement de la population au gouvernement, en particulier à l’approche de référendums ou d’élections. Les Kurdes sont souvent visé·es dans leur propre pays et aux frontières avec la Syrie et l’Irak. C’est encore le cas aujourd’hui.
L’inflation élevée et les mauvaises perspectives économiques, qui ont fait chuter les sondages pour l’AKP, ne sont pas les seules raisons de détourner l’attention. Ces dernières semaines, l’utilisation de gaz toxiques contre les unités de guérilla du PKK dans le nord de l’Irak a égale-ment fait l’objet de critiques croissantes. Jusqu’à la fin, Erdoğan a également fait pression pour que l’OTAN n’accepte l’adhésion de la Suède que si le gouvernement suédois se distançait du PKK et de l’administration autonome du Rojava. Les frappes aériennes soulignent clairement la position turque.
Depuis des mois, Erdoğan pousse à une nouvelle offensive militaire terrestre dans la région et a annoncé à plusieurs reprises vouloir s’emparer complètement d’une bande de 30 kilomètres de profondeur au-delà de la frontière syrienne, afin d’établir une soi-disant zone de sécurité. Dernièrement, il a concentré ses menaces sur la région de Kobané et de Manbij, c’est-à-dire sur les zones occidentales de la région autonome du Rojava. Jusqu’à présent, il n’a pas obtenu le feu vert pour une telle offensive terrestre, mais la Russie et les États-Unis contrôlent l’espace aérien de la région et doivent avoir donné leur accord pour les frappes aériennes actuelles. Le rôle de médiateur joué avec succès par la Turquie dans la guerre en Ukraine les a probablement incités à le faire. Et personne ne peut se permettre un nouveau foyer de conflit. Jusqu’à présent, tous les pays de l’OTAN se sont tus sur les attaques. (…) L’avenir nous dira si ce silence peut être maintenu. (...)
Droits humains, démocratie et violence étatique.# Il ne semble pas encore y avoir de nouvelle offensive terrestre, mais la Turquie a annoncé qu’elle poursuivrait ses attaques aériennes. Avec ses attaques, le gouvernement turc aggrave la situation déjà menaçante depuis des mois dans le nord-est de la Syrie. Ces derniers mois, les attaques de drones se sont multipliées, tuant également des civil·es – entre autres des responsables de projets de Medico. Mais la guerre hybride menée par Erdoğan va au-delà de l’aspect militaire: le contrôle de l’approvisionnement en eau, l’occupation continue de territoires et le soutien de milices islamistes menacent l’autogestion autonome dans le nord-est de la Syrie.
Les habitant·es de la région vivent en état d’urgence depuis des mois. Cela se répercute égale-ment sur l’infrastructure sociale, les écoles et autres institutions doivent régulièrement fermer. En outre, la menace de l’EI grandit – des milliers de combattants de l’EI sont toujours détenus dans les prisons de la région, qui doivent être particulièrement sécurisées en cas d’attaque. Si une pri-son est touchée ou si les détenus lancent une révolte, cela renforce la milice terroriste. Cette me-nace permanente démoralise la population.
Pour justifier les attaques aériennes, le ministère de la Défense à Ankara invoque le droit à l’autodéfense dans la Charte des Nations unies – rien de plus qu’un mot rhétorique. Le service scientifique du Bundestag avait déjà constaté que les opérations militaires turques majeures à Afrin (2018) et Ras al-Aïn (2019) étaient contraires au droit international. À aucun moment il n’y avait eu de menace qui aurait justifié une intervention militaire. La situation est aujourd’hui similaire.
Le gouvernement turc n’a pas à craindre une intervention de ses partenaires de l’OTAN, on lui laisse trop visiblement les mains libres. Il ne s’agit pas ici de «politique étrangère féministe», de droits humains ou de démocratie, il s’agit de géopolitique et de répartition du pouvoir dans un nouvel ordre mondial. Les autres lieux du conflit dans la région le montrent également: l’intervention militaire dans la ville kurde de Mahabad, les attaques iraniennes et turques contre des positions kurdes dans le nord de l’Irak et les bombardements turcs du Rojava dans le nord-est de la Syrie requièrent notre attention et notre solidarité. L’engagement pour les droits humains et la démocratie ne doit pas être victime de la violence étatique.
Dernières nouvelles
Suite aux déclarations du porte-parole présidentiel turc İbrahim Kalın, selon lesquelles une opération terrestre pourrait avoir lieu «à tout moment», Kurdistan au féminin a publié une interview du Commandeur général des Forces Démocratiques syriennes (SDF) Mazlum Abdi dont voici des extraits. «Nous prenons les menaces de la Turquie au sérieux. On s’attend à une attaque en février. La ville de Kobané est une cible probable en raison de sa signification symbolique pour les Kurdes du monde entier», a déclaré Abdi, faisant référence à la ville du nord-est de la Syrie contrôlée par les Kurdes. «La Turquie se dirige vers des élections, et nous sommes conscient·es que le président Erdoğan veut rallier le soutien nationaliste. Il semble croire qu’attaquer à nouveau le Rojava peut servir cet objectif», a-t-il ajouté.
Le commandant a souligné que les FDS5 ne représentaient aucune menace pour la Turquie et souhaitaient plutôt des relations pacifiques avec Ankara. Abdi a également rejeté les affirmations d’Ankara selon lesquelles les YPG6 sont l’extension syrienne du PKK. «Je suis un Kurde syrien. Mon avenir est ici dans ce pays. Le PKK a assurément aidé dans la lutte contre l’État islamique [DAECH/ISIS]. Mais aujourd’hui, le PKK n’a aucun rôle dans notre administration. Nous ne sommes pas, comme le prétend la Turquie, une branche du PKK», a-t-il déclaré. Le commandant a admis qu’Abdullah Öcalan, le chef du PKK qui est en prison en Turquie de-puis 1999, est un symbole pour les Kurdes partout, y compris au Rojava.
Abdi a également déclaré qu’il ne croyait pas que les efforts de rapprochement négociés par la Russie entre la Turquie et la Syrie réussiraient. «Le régime syrien ne transigera jamais sur ses propres exigences. La principale d’entre elles est que la Turquie retire toutes ses troupes du sol syrien et son soutien aux groupes armés d’opposition sunnite», a déclaré le commandant.
«De même, je ne crois pas que le régime syrien cédera aux demandes de la Turquie d’écraser l’administration autonome dans le Nord-Est», a ajouté Abdi en faisant référence à l’administration dirigée par les Kurdes au Rojava. «Il n’a pas les moyens de le faire, ni les cir-constances favorables à de tels plans», a-t-il déclaré.
- https://www.medico.de/blog/eskalation-eines-hybriden-krieges-18868
- https://kurdistan-au-feminin.fr/2023/01/17/rojava-les-kurdes-sattendent-a-une-attaque-terrestre-turque-en-fevrier/
- Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK en kurde) a été fondé en 1978 par Abdullah Öcalan. Organisation armée, il milite pour l’autonomie du Kurdistan en Turquie. Le Parti de l’union démocratique (PYD en kurde) est un parti politique kurde syrien d’orientation socialiste démocratique considéré comme la branche syrienne du PKK. Il revendique actuellement le contrôle du Kurdistan syrien, devenu le Rojava, entité fédérale, en 2016.
- Le Parti de la justice et du développement (AKP en turc) est un parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie depuis 2002. Recep Tayyip Erdogan en est le président général.
- Les Forces démocratiques syriennes, coalition militaire active dans le nord de la Syrie visent surtout à chasser l’État islamique et la Turquie de la zone.
- Les Unités de protection du peuple (YPG en kurde) sont la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) kurde en Syrie.
Cibles Kurdes Deux entretiens sur la question kurde, réalisés sur les ondes de Radio Zinzine au cours des infos, l’un en écho à la remise de prix à des représentant·es du Rojava à la Fondation Danièle Mitterrand le 14 décembre dernier, l’autre en réaction à l’assassinat à Paris d’au moins trois Kurdes au Centre culturel kurde, le 23 décembre.
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