INTERNATIONAL / EXTRÊME DROITE: Une "extrême droite internationale" prend forme

de Grzegorz Piotrowski et Uri Gordon, 12 déc. 2024, publié à Archipel 342

L’extrême droite n’a jamais été aussi puissante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après des décennies de glissement progressif du centre politique vers la droite, les forces ultranationalistes et néofascistes sont désormais en alliance ouverte avec les partis populistes et conservateurs du monde entier, ou donnent le ton en leur sein. En Israël, elles ont pris le contrôle du pays et lancé une guerre régionale à la suite du génocide en cours à Gaza. Aux États-Unis, elles sont toujours prêtes à organiser un coup d’État, quel que soit le résultat des élections, mais dans les deux cas, l’ascension de l’extrême droite est loin d’être terminée. Repoussée pour l’instant en France, l’extrême droite est récemment devenue le premier parti parlementaire en Autriche. Pour en savoir plus sur le pouvoir de l’extrême droite, ses réseaux internationaux et son financement, nous avons interrogé Grzegorz Piotrowski, sociologue à l’université de Gdańsk et au Centre européen de solidarité. Les réponses ont été éditées dans un souci de concision et de clarté.

Alors que les élites politiques et économiques, et en particulier la presse de droite, sont occupées à répandre la xénophobie et à réclamer des frontières plus strictes, ces mêmes élites et leurs chiens d’attaque n’ont aucun problème à travailler au-delà des frontières. Nous parlons de notre internationalisme, mais qu’en est-il du leur?

Ce n’est pas nouveau, n’est-ce pas? Même avant la Seconde Guerre mondiale, ils étaient assez internationaux. Mais s’il y a 15 ans, les groupes d’extrême droite étaient profondément enracinés dans leur contexte local, aujourd’hui, ils ont gagné des alliés très puissants, en particulier des alliés qui ont beaucoup d’argent. Lors de la conférence CPAC à Budapest1 fin avril, vous pouviez voir cette «internationale de l’extrême droite» – Tucker Carlson, Viktor Orban. Les Russes ne peuvent plus voyager autant, mais il y avait des gens du monde entier, même des membres du Par-lement européen. Mais on peut aussi observer les flux d’argent – beaucoup de groupes d’extrême droite sont financés par des millionnaires occidentaux ou par le Kremlin. En Pologne, il y a beau-coup de comptes Twitter dont tout le monde sait qu’ils sont financés par la Russie. Ils sponsorisaient l’extrême droite en Autriche et en Italie, et avec les groupes qui luttent contre les droits reproductifs, on peut tracer des flux d’argent en provenance du Brésil.

L’‘idéologie du genre’ et le ‘marxisme culturel’ remplacent-ils la haine raciale ouverte, ou s’agit-il simplement de couvertures idéologiques? Je pense que la couche de base est une sorte de simulacre de l’identité chrétienne de l’homme blanc. L’islamophobie ou l’antisémitisme en font partie, mais cela ne fonctionne pas de la même manière dans tous les pays. Il en va de même pour l’homophobie, qui est assez efficace en Pologne et en Hongrie, mais pas vraiment au Royaume-Uni, ce qui leur permet de jouer la carte des «croisades et des conquérants», en plus de la carte du chauvinisme social. Mais il s’agit avant tout de la manière dont vous créez «l’autre», qui ne correspond pas, ethniquement et culturellement, à votre patrie, la «patrie sacrée» qui est censée contenir les valeurs formatrices de la nation.

Récemment, il a été révélé que des néonazis américains avaient contribué à la création d’une chaîne de «brown gyms», clubs d’entraînement d’extrême droite, en Angleterre, appelée Active Club. Existe-t-il d’autres liens transfrontaliers, par exemple avec le continent européen? Je sais qu’il y a eu la Ligue de défense anglaise – division polonaise, puis la Ligue de défense polonaise – division anglaise, ce qui a créé beaucoup de confusion. La Football Lads Alliance essaie d’utiliser ses réseaux pour savoir qui est actuellement au Royaume-Uni, etc. Mais il s’agit vraiment de groupes marginalisés. En général, ce qui a aidé l’extrême droite à s’internationaliser, c’est qu’elle s’est tournée vers les réseaux sociaux, surtout maintenant que des plateformes telles que X (anciennement Twitter) militent pour la soi-disant «liberté d’expression». Cela a été très manifeste le 6 janvier 2021 avec l’assaut du Capitole, cette peur créée en ligne s’est traduite par des actes dans la vraie vie. Je ne sais donc pas à quel point les gens du camp Trump étaient conscients de la façon dont cela pourrait finir, je pense qu’ils ont sous-estimé le pouvoir des médias sociaux dans ce cas, mais on a pu voir un vaste éventail de groupes tels que QAnon2, les identitaires, les Proud Boys3, etc., qui se sont tous réunis au Capitole à cause de la peur créée par les acolytes de Trump en ligne.

Revenons sur le contraste entre leur «internationalisme» et leur racisme. Des dirigeant·es tel·les qu’Orban en Hongrie ou Meloni en Italie sont-iels vraiment motivé·es par la haine de cet «autre» qu’iels attisent? Il s’agit en fait d’un outil très pratique pour s’emparer du pouvoir, car il joue sur les instincts les plus bas de cette société, et dans un monde globalisé, il y a de plus en plus de gens qui bou-gent. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il n’est pas nécessaire que des réfugié·es ou des mi-grant·es arrivent pour attiser la xénophobie, il suffit de créer l’image. Les gens lisent qu’il y a de grands mouvements de personnes venant de zones de guerre civile ou de pauvreté, etc. et vous pouvez facilement en faire un épouvantail pour prendre le pouvoir. Je pense qu’il s’agit d’un jeu très cynique. Je pense que de nombreux dirigeant·es, ou du moins leurs proches partisans, n’ont pas vraiment d’idéologie à ce sujet, iels utilisent simplement ces thèmes parce qu’iels pensent qu’ils sont efficaces. Au bout de quelques années, on s’aperçoit qu’iels essaient d’utiliser ce pouvoir, non pas à des fins idéologiques, mais qu’il s’agit essentiel-lement d’une kleptocratie. En Hongrie, la plupart des entreprises sont désormais détenues ou di-rigées par des ami·es de Viktor Orban. En Pologne, chaque jour, un nouveau scandale éclate au-tour du vol d’argent du budget de l’État, et si Bolsonaro était resté au pouvoir au Brésil plus longtemps, ça y serait évidemment le cas, tout comme en Argentine. Je suis presque sûr que beau-coup de personnes de l’entourage immédiat de ces dirigeant·es ne sont là que pour l’argent et le pouvoir. Quant aux dirigeant·es, je ne sais pas pour être honnête, il est possible que certain·es se sentent vraiment investi·es d’une mission, mais il s’agit bien souvent de s’emparer du pouvoir et de tout ce qui en découle, généralement de l’argent.

Mais cela entraîne toujours la généralisation d’idées et d’attitudes qui n’étaient auparavant associées qu’à l’extrême droite, et nous voyons à quel point cela peut être dangereux. C’est quelque chose que j’ai remarqué récemment en discutant avec des parents à l’école de mes enfants, et c’est parfois sous la forme d’une blague ou quelque chose comme ça, mais on peut voir la propagation de ce programme xénophobe en termes très «modérés» dans toute la classe moyenne. Vous savez, iels font des blagues sur les ingénieur·es et les docteur·es qui viennent en Europe par bateau depuis l’Afrique du Nord, et cela s’accompagne toujours d’un petit clin d’œil, etc. Il s’agit en fait d’une version «allégée» de ce que dit l’extrême droite, et cette peur des mi-grant·es et des réfugié·es est extrapolée dans l’ensemble des sociétés. Jusqu’à présent, je n’ai vu aucun outil pour lutter contre cela, pour mettre en évidence des choses comme le fait que la seule augmentation de la criminalité qui se produit après l’arrivée des réfugié·es est celle des crimes commis par l’extrême droite contre ces mêmes réfugié·es, ou contre les personnes qui les aident. Je pense qu’il s’agit là d’un défi qui devra être relevé au cours des deux prochaines années, à la fois par le mouvement mais aussi, je pense, par les décideur·euses politiques, afin de commencer à promouvoir l’agenda antifasciste auprès des classes moyennes.

Pensez-vous que les groupes antifascistes sont peut-être moins organisés en réseaux internationaux que l’extrême droite? Les gens sont-ils absorbés par les luttes locales? C’est la question: à quel point les gens s’intéressent-ils activement à ce qui se passe dans d’autres pays, parce que dans certains cas, il se passe tellement de choses dans votre pays d’origine que vous n’avez même pas le temps de regarder ce qui se passe un peu plus loin, ou sur le continent, n’est-ce pas? C’est ce qui s’est passé en Pologne pendant huit ans. Le gouvernement polonais était très ennuyant, surtout pour les activistes, et il y a eu beaucoup de campagnes de protestation et beaucoup de gens dans la rue. Mais il se passait tellement de choses localement que les gens n’avaient pas le temps de regarder ce qui se passait en Allemagne ou au-delà de notre frontière orientale, parce que les gens étaient tellement occupés à gérer ces choses de leur côté.

Que pouvez-vous dire de la résistance à l’extrême droite à l’échelle internationale? Les tentatives de lutte contre ces initiatives sont très locales, il s’agit pour les gens de protéger leurs propres communautés. Par exemple, aux États-Unis, pendant de nombreuses années, la poli-tique antifasciste était vraiment rare après que l’Action Antiraciste soit passée au ralenti, il n’y avait pas d’antifascisme militant. Trump arrive au pouvoir et il y a des gens tels que Richard Spencer4 et d’autres, et soudain on assiste à un renouveau de l’antifa militant. Aujourd’hui, une grande partie du mouvement antifas-ciste américain est basé sur la communauté, et il fait appel aux communautés en disant que ces gens sont une menace pour notre communauté qui est diverse, basée sur l’immigration, pro-LGBT ou tout autre problème ciblé par l’extrême droite. Je pense qu’il s’agit là d’un grand pouvoir. Deuxièmement, l’extrême droite reprend les programmes économiques et sociaux que la gauche a abandonnés, comme la protection des familles de travailleur·euses, un environnement de travail plus sûr ou le rétablissement de la dignité par l’augmentation du salaire minimum. Ce sont des revendications de gauche, mais les partis sociaux-démocrates et libéraux ont adopté le néolibéra-lisme. Je pense qu’aujourd’hui, le langage des partis traditionnels est incompréhensible pour la jeune génération de militant·es. Iels veulent faire avancer leur propre programme, qui est un pro-gramme de gauche, et iels voient des menaces à leur programme venant de l’extrême droite, c’est pourquoi iels deviennent anti-droite ou même antifascistes. Interview réalisée par Uri Gordon*

  • Article paru en anglais sur https://freedomnews.org.uk, traduction Archipel.
    1. La Conservative Political Action Conference, à l’origine, une conférence annuelle rassemblant les activistes et militant·es conservateur/trices aux États-Unis mais le concept s’est exporté sur plusieurs continents. Une édition européenne de cette conférence se tient chaque année à Budapest.
  1. Mouvance conspirationniste d’extrême droite venue des États-Unis, regroupant les promoteurs de théories du complot selon lesquelles une guerre secrète a lieu entre Donald Trump et des élites implantées dans le gouvernement (l’État profond ou Deep State), les milieux financiers et les médias, qui commettraient des crimes pédophiles, cannibales et sataniques.
  2. Organisation américaine néofasciste d’extrême droite, qui promeut notamment le supréma-cisme blanc. Exclusivement masculine, elle défend et est impliquée dans des actes de violence politique aux États-Unis.
  3. Militant d’extrême droite américain: néonazi, antisémite, partisan de l’esclavage et supréma-ciste blanc.