Pour sortir de l’impasse du vivant comme machine, il faut faire marche arrière jusqu’au point où l’erreur s’est introduite dans la biologie. Suite de notre rétrospective sur l’œuvre atypique de l’historien et philosophe de la biologie André Pichot…
Pour sortir de l’impasse de l’être vivant comme machine, il est donc nécessaire de remonter avant le point où l’erreur s’est produite afin de repartir dans une autre direction, plus fructueuse. Pour cela, il n’est pas question de revenir à la théologie naturelle à laquelle Darwin s’était opposé, mais bien plutôt à d’autres conceptions du vivant qui avaient été développées auparavant.
C’est incontestablement René Descartes (1596-1650) qui a popularisé la thèse de l’être vivant comme machine1. Mais il s’agit en réalité pour lui d’une hypothèse provisoire qu’il a avancée pour expliquer la physiologie de l’état adulte. Pourtant, dans le prolongement de l’approche strictement matérialiste qui est la sienne, Descartes a également exposé une embryologie véritablement mécaniste, au sens où elle ne fait intervenir dans ses explications que la matière et ses mouvements, mais elle est de type épigénétique: le corps se constitue progressivement à l’aide de mouvements de fluides (notamment le sang), de filtration et de dépôts de matières. Descartes décrit le tourbillon de matière où se forme le corps comme un ruissellement de sang qui, peu à peu, se canalise et s’organise lui-même. C’est la circulation de ce fluide qui crée les vaisseaux qui vont ensuite canaliser cette circulation, et conjointement ces vaisseaux filtrent les fluides et créent les organes par dépôts de matière. En se solidifiant, la matière constitue des organes qui à leur tour canalisent et accroissent la circulation des fluides dans diverses directions, etc., jusqu’à la formation de l’organisme adulte2.
Mais Descartes ne parviendra pas à concilier son embryologie avec sa physiologie qu’il a trop nettement opposées l’une à l’autre. Seule la thèse de l’animal machine sera retenue, car compatible avec l’existence d’un Suprême Horloger, et son embryologie tombera dans l’oubli. Les vitalistes développeront d’autres théories, refusant de faire appel à l’intervention divine, en mettant en avant l’activité autonome de l’être vivant sous la forme de la «force vitale», une force physique comparable à celle de la gravitation universelle, mais spécifique aux seuls êtres vivants.
«Sans doute le ‘principe vital’ n’explique pas grand-chose: du moins a-t-il l’avantage d’être une espèce d’écriteau posé sur notre ignorance et qui pourra nous la rappeler à l’occasion, tandis que le mécanisme nous invite à l’oublier.»3
Retour vers Lamarck
En 1802, Jean-Baptiste Lamarck crée la biologie en tant que science autonome, c’est-à-dire distincte non seulement de la physique et de la chimie, mais aussi de la taxonomie, de l’anatomie, de la physiologie, et de la médecine. Cette biologie a pour but d’étudier les caractères communs aux animaux et aux végétaux, caractères par lesquels ils se distinguent radicalement des objets inanimés que la physique étudie. Pour lui, la spécificité de l’être vivant par rapport aux objets inanimés réside dans un certain «ordre de choses», une organisation particulière de la matière, propre aux êtres vivants et à eux seuls, qui oriente le jeu des lois physiques vers la production de l’être vivant lui-même. Il s’oppose ainsi aux vitalistes, car pour lui, la «force vitale» est une conséquence de cette organisation – que sa biologie a pour but d’étudier et de comprendre – et non ce qui produit, de manière mystérieuse et inconnue, cette organisation.
Au début du 19ème siècle, Lamarck reprend et complète l’embryologie de Descartes en y intégrant les connaissances du 18ème siècle sur la physiologie et ce faisant, il élabore une théorie des «corps vivants» qui dépasse les insuffisances propres à l’être vivant machine de Descartes tout comme celles du vitalisme de son temps. Pour Lamarck, l’état adulte de l’organisme n’est pas figé, mais il est toujours animé par cette dynamique des fluides que Descartes avait identifiée dans le développement embryonnaire: cette dynamique se ralentit et se rigidifie avec l’âge, mais elle se poursuit et se déploie à travers les générations4.
Lamarck est ainsi le premier à proposer une théorie de l’être vivant, une théorie physique qui explique leur organisation et les phénomènes qu’ils présentent à l’observation la plus élémentaire. Et l’activité autonome propre aux êtres vivants a pour conséquence logique l’évolution des espèces, qu’il conçoit sous la forme de deux tendances générales: la complexification des organismes sous l’effet de leur dynamique interne et la diversification des formes sous l’effet des circonstances5.
Pichot estime qu’il faut donc repartir des conceptions théoriques de Lamarck: «C’est en effet chez [Lamarck] qu’on trouve, pour la première fois, une conception de la vie qui reconnaît son originalité comparativement à l’inanimé sans pour autant la faire déroger aux lois de la physique. On aurait pu s’attendre à ce qu’une biologie, se voulant scientifique, expérimentale et matérialiste, s’attache à développer cette conception, qui avait tout naturellement sa place dans son projet. L’histoire ne l’a pas voulu ainsi, pour des raisons diverses.»6
Il est bien sûr nécessaire de compléter les théories de Lamarck (comme l’a fait Pichot7) et de les actualiser avec les connaissances accumulées entre-temps:
«Il s’agissait seulement, pour conclure cet ouvrage, d’indiquer quelques voies possibles pour une biologie qui étudierait la vie, et non simplement la matière des êtres vivants. Il existe maintenant des outils mathématiques et physiques qui le permettent. Contrairement à ce que pourrait laisser penser la stagnation théorique de la biologie moléculaire (mal masquée par le développement d’applications pratiques et les opérations à grand spectacle du style ‘génome humain’), l’histoire de la biologie n’est pas finie.»8
Philosophie de la nature?
Pourtant, Pichot n’est guère optimiste sur les chances de rallier la communauté des biologistes à ses vues. A la fin d’un de ses ouvrages, il reproduit cette citation ironique:
«Si une théorie, une doctrine ou une pratique font vivre des milliers de chercheurs et satisfont à des critères simples, bureaucratiquement vérifiables (revues avec referees, congrès internationaux, invitations dans les institutions étrangères), elles sont scientifiques sans contestation possible.»9
Il n’y a en effet plus grand-chose à attendre des institutions et de la communauté scientifique, trop sclérosée, gangrenée et corrompue. Elle est sclérosée par le conformisme à l’égard des «dogmes», les théories dominantes qui constituent le cadre imposé de toute recherche. Elle est gangrenée par l’hyperspécialisation et la fascination pour les modèles numériques, où les simulations par ordinateur remplacent la pensée et l’appréhension de la réalité dans sa diversité et ses singularités. Et surtout, elle est corrompue, car fascinés par la puissance que confère la connaissance, et totalement coupés des aspirations du reste de la société, les scientifiques œuvrent au renforcement de la dépossession des individus et du pouvoir des grandes organisations (Etats, militaires, industriels). La science, de simple forme de connaissance, s’est muée en technoscience, nouvelle forme de domination sociale.10
Pichot ne va pas si loin, mais ne se fait guère d’illusions sur la lucidité de ses confrères:
«Plus que jamais, la boutade de René Thom est d’actualité: «En biologie, il pourrait être nécessaire de penser.» Deux fois plutôt qu’une: travailler les concepts, et réfléchir aux conséquences de ce que l’on fait.»11
Faute d’une réflexion théorique, plus aucune synthèse ni vue générale n’est envisageable en biologie. Mais qui, de nos jours, parmi les scientifiques se soucie encore d’élaborer une philosophie de la nature?
* Bertrand Louart est par ailleurs rédacteur de Notes & Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, publié aux éditions La Lenteur, 127 rue Amelot, F-75011 Paris.
- Avant lui, dans l’Antiquité, le médecin Grec Galien (env. 131-201) soutenait des idées semblables. Galien, Œuvres médicales choisies, éd. Gallimard, coll. TEL, 1994 (2 vol.), présentation et notes par A. Pichot.
- A. Pichot, Histoire de la notion de vie, éd. Gallimard, coll. TEL, 1993, chapitre «Descartes et le mécanisme».
- Henri Bergson, L’évolution créatrice, 1907; éd. PUF, 2006, p. 42.
- A. Pichot, Histoire de la notion de vie, chapitre «Lamarck et la biologie».
- J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809; éd. Flammarion, coll. GF, 1994, présenté et annoté par A. Pichot.
- A. Pichot, Histoire de la notion de vie, chapitre «La notion de vie aujourd’hui».
- A. Pichot, Eléments pour une théorie de la biologie, éd. Maloine, 1980; préface de G. Canguilhem.
- A. Pichot, Histoire de la notion de vie, chapitre «La notion de vie aujourd’hui».
- A. Pichot, Histoire de la notion de gène, 1999, p.290.
- «En tant que groupe social, [les savants] n’ont pas fait preuve, malgré toute leur science, de plus de lucidité que les autres groupes sociaux. On peut même estimer qu’ils incarnent plus que d’autres le contraire de la lucidité: l’aveuglement. Tout simplement parce que le développement de la société moderne les a mis au cœur du pouvoir, réalité qu’ils ne veulent pas voir et refoulent en se défaussant de toute responsabilité quant aux usages politiques des ‘pures vérités’ qu’ils produisent.» Aurélien Berlan, La fabrique des derniers hommes, retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, éd. La Découverte, 2012, p. 64. Voir également du groupe Oblomoff, Un futur sans avenir, pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, éd. L’Echappée, 2009.
- A. Pichot dans le journal Le Monde en 1997.