Serbie: Zoran Djindjic et le Principe Espoir
La disparition de Zoran Djindjic de la scène politique, mais aussi – et je tiens à le souligner car on l’oublie bien souvent – de la scène culturelle, a été pour moi, ainsi que pour beaucoup de citoyens de Serbie une nouvelle terrifiante, un événement qui ramène la Serbie aux tristes moments du passé.
Je ne cache guère avoir éprouvé aussi le sentiment d’une perte personnelle. Nous avions été collègues à l’Institut de Philosophie et de Théorie sociale, ce qui ne m’avait pas empêché d’être critique envers ses manœuvres et ses multiples actions politiques en condamnant vivement, par exemple, son soutien aux "Serbes de Pale" de Bosnie. En politique, il n’était pas enclin au nationalisme, et encore moins au cléricalisme, mais son pragmatisme l’a poussé à faire des concessions aussi bien aux nationalistes qu’aux cléricaux. Les uns se sont vengés au prix de sa tête et les autres ont tourné sa mort en dérision!
J’acceptais difficilement et je condamnais fortement son pragmatisme politique. Mais je regrettais par-dessus tout qu’une personne dotée d’un talent philosophique si riche "perde" son temps en politique. Je voudrais mettre en relief cette perte pour la culture et la science en Serbie, car Djindjic n’a pas seulement ouvert un large champ aux diverses manœuvres politiques, il a également laissé quelques ouvrages solides, une dizaine d’articles et quelques traductions remarquables de la philosophie allemande. Avec lui, la vie politique a été imprégnée de dynamisme, d’efficacité, d’ouverture et d’une culture du dialogue. Il opposait la supériorité de l’esprit à la vulgarité des primitifs arrogants. Il défiait la prudence de la grisaille bureaucratique par l’audace de la prise de risques politiques.
Quel sens peut-on attribuer à l’arrivée au pouvoir de la coalition de DOS et de Zoran Djindjic à la fonction du Premier ministre, dans le contexte catastrophique laissé par le gouvernement "national-socialiste" de Milosevic? Qu’a-t-il donné à la Serbie avec son travail et qu’a-t-elle perdu avec sa mort? Comment expliquer ce paradoxe: tout au long de sa vie, il a été stigmatisé, diabolisé même, contesté, dûment condamné, toujours accueilli avec une grande méfiance politique par ces mêmes citoyens de la Serbie qui ont manifesté en grand nombre un regret sincère en apprenant sa fin tragique? Même si cela peut paraître paradoxal, la réponse est simple – il a apporté l’espoir aux citoyens de Serbie! Son dynamisme se déployait souvent dans le vide, la présentation de son programme et sa stratégie n’entraînaient pas toujours des résultats, mais il possédait un talent incontestable qui consistait à motiver les gens à travailler.
La police a remonté efficacement et rapidement les pistes conduisant aux exécutants, aux complices et aux commanditaires de l’attentat contre Djindjic. Les représentants de la police et le ministre affirment à l’opinion publique que le crime a été commis par un certain "clan de Zemun" . Dans l’état actuel des choses, il est difficile de mettre en question les informations recueillies lors de l’enquête de police. En revanche, dans une situation aussi extrême que la nôtre, il serait erroné, quand il s’agit du destin d’un Etat et d’une société, d’en rester au stade d’enquêtes policières, quelle que soit leur précision. C’est pourquoi il serait bon de se demander si Zoran Djindjic n’a pas été la victime expiatoire de l’Etat au sein duquel il occupait la fonction de Premier ministre. Les déclarations de l’enquête policière elles-mêmes tendent dans ce sens: l’exécutant de l’attentat est le remplaçant du commandant actuel de l’unité pour les opérations spéciales (JNO, Jedinica za specijalne operacije), et le commanditaire est l’ancien commandant de cette même unité. Si les informations diffusées sont véridiques, il s’agit d’une formation armée, opérant hors compétence de l’armée yougoslave et du ministère des Affaires intérieures, le secteur le plus élitiste de l’Etat, comme on a pu le voir d’après le film projeté lors du procès de Milosevic à la Haye, la version serbe des "escadrons de la mort" d’Amérique du Sud.
La question qui exige une réponse précise est à quoi et à qui cette "unité" était-elle utile et pourquoi elle n’a pas été réformée après la chute de Milosevic? Peut-on dans ces conditions parler de "clan de Zemun" ou de n’importe quel clan? Ce qui est en question, c’est l’Etat et ses institutions, le crime organisé ne venant qu’ensuite. Ce qui est en question, c’est la société – non seulement serbe mais aussi la majorité des sociétés balkaniques et pas seulement balkaniques – au sein de laquelle le crime organisé est un Etat dans l’Etat! Les élites politiques et les citoyens vont devoir faire face à cette simple équation. La question du pourquoi de l’attentat et du choix attentif du moment a été nettement moins examinée que celle de par qui et comment a été tué le Premier ministre. Ces questions vont être dûment et vivement discutées, et les réponses, si on veut qu’elles soient fiables, nécessiteront un énorme travail en amont.
Tout d’abord, on ne peut que constater qu’en Serbie, le climat social créé, consciemment ou inconsciemment, rendait ce type de crime possible. Par exemple, Djindjic a été le seul, parmi les hommes politiques serbes, à avoir eu l’audace d’extrader Milosevic vers le Tribunal Pénal de la Haye et, ce qui est très important, à comprendre les conséquences d’un tel acte. A cette occasion, les haines de toutes sortes sont remontées à la surface. Il serait faux de ne voir dans ses ennemis que les partisans de Milosevic. Les cercles ethno-nationalistes et populistes sont également impliqués, eux qui n’ont pas hésité à liquider en plein jour le prédécesseur de Milosevic qui occupait la fonction de président de la Serbie, Ivan Stambolic, disparu en plein Belgrade dans l’ombre d’un pouvoir politique incontrôlé. Ces mêmes cercles ont versé des larmes de crocodile devant le tribunal de la Haye de Milosevic. Bien sûr, sont également en cause ceux qui ont su profiter de leur patriotisme en le vendant très cher aux enchères, car après l’extradition de Milosevic à la Haye, plus personne en Serbie n’a pu se sentir en sécurité. Dans cet Etat fédéral nouvellement créé, le basculement du rapport de forces politiques n’a fait que renforcer l’insécurité et a entraîné les "intéressés" sur la voie du crime.
Le deuxième "pourquoi" est à chercher dans la décision de Djindjic de régler la question du Kosovo. Il est assez probable que Djindjic connaissait bien la pensée de Trotsky de 1912, selon laquelle le Kosovo était pour la Serbie "la pierre du moulin au cou de son développement" . D’après ses vagues allusions, il est difficile de conclure qu’il voulait tout simplement "donner le Kosovo aux Albanais" . Il est plus probable qu’il voulait se débarrasser d’une hypothèque sur la voie du développement économique et culturel de la Serbie. En mettant en place une solution politique acceptable pour tous, Djindjic aurait limité le champ de manœuvres politiques de tous les acteurs "patriotiques" et cléricaux, ainsi que des autres défenseurs autoproclamés de la "suprématie serbe" .
Enfin, Djindjic avait déclaré la guerre au crime organisé. Aujourd’hui, on ne peut que présumer dans quelle mesure il aurait été efficace dans cette entreprise. Le crime organisé qui "tenait l’Etat" s’est vengé de façon drastique – par l’attentat. Un détail montre à quel point le crime organisé a pénétré dans toutes les sphères des institutions étatiques. Il semble que la personne en charge de la sécurité de la maison de Djindjic ait donné aux auteurs de l’attentat, pour une somme modique, les coordonnées de ses mouvements.
Je suis loin de penser que ce sont là les uniques raisons, d’autres sont à chercher dans les caractéristiques mêmes de la personnalité de Djindjic. Il suffit d’en mentionner une seule: son talent politique était à la hauteur de son talent philosophique. Je n’ai jamais été parmi les partisans de sa politique mais il est plus qu’évident que Djindjic était un homme doté d’aptitudes politiques exceptionnelles. Il est difficile de dire en quoi il fut plus rapide, dans sa manière de penser, de comprendre ou d’agir, mais il est certain qu’il a subordonné ses énormes capacités professionnelles et ses qualités mentales aux buts et aux idées politiques. Il fut incontestablement supérieur non seulement à ses adversaires et opposants, mais également à ses partenaires et successeurs. Mais il a eu le malheur de vivre dans un pays qui ne pardonne guère la supériorité et l’excellence! Ses adversaires politiques – et pas seulement eux – étaient conscients que seule une balle de fusil pouvait l’arrêter. Et ils la lui ont envoyée! Certains d’entre eux ont déjà de quoi s’en mordre les doigts. En tant qu’adversaire et opposant politique, Djindjic est plus dangereux mort que vivant.
Ces quelques indications générales nous permettent d’esquisser ce que la Serbie a perdu avec la disparition de Djindjic de la scène politique et expliquent en partie le retournement qui s’est produit dans l’esprit des citoyens de la Serbie, de la stigmatisation de la personnalité de Djindjic au regret le plus sincère. Peut-être même jusqu’au malaise et à la peur. Les citoyens de Serbie vont devoir affronter une longue période d’incertitude économique, politique, culturelle et même morale. Le crime organisé étatique s’est "débarrassé" de Djindjic, reste à savoir si la Serbie va se débarrasser du crime organisé étatique. La détermination de l’appareil répressif en période d’état d’urgence n’est pas une garantie suffisante pour qu’une réponse précise à cette question puisse être concrétisée. La chasse de l’appareil répressif dirigée contre les exécutants directs de l’attentat, les dealers, les marchands d’humains, les tueurs et les extorqueurs, est compréhensible, mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Le "nettoyage des écuries d’Augias" dans toute la Serbie s’avère être un processus à la fois douloureux, contradictoire et long, pour autant qu’il existe une volonté politique ou tout simplement humaine de le faire. La police peut quotidiennement arrêter les trafiquants de drogue et d’argent, et mettre fin aux réseaux de diverses contrebandes. C’est son travail et elle va probablement le mener à bien plus consciencieusement que jusqu’à présent. En revanche, que deviendra le crime "organisé" et non-organisé au sein des institutions étatiques telles que la police, les tribunaux, les services publics, les hôpitaux, les universités, les écoles, les entreprises, les banques. Comment expliquer que c’est dans les coffres de la banque la plus prospère de Serbie que la police gardait ses provisions de drogue? Sans mentionner le marché incontrôlé des services. Sans mentionner l’oisiveté et la frivolité criminelles qui s’étendent des institutions scientifiques jusqu’au dernier guichet auquel frappe le citoyen impuissant?
Et finalement, peut-on envisager le moment où le citoyen pourra, par un travail honnête, garantir la subsistance de sa famille avec un niveau de vie digne d’un être humain? C’est le rêve de beaucoup de citoyens en Serbie. Ce moment était plus probable avec Djindjic que sans lui. Si la Serbie finit par voir arriver ce moment, la mort de Djindjic n’aura pas été inutile. Dans le cas contraire, il va rejoindre les milliers de citoyens morts, disparus, expatriés inutilement, sans espoir ni perspective de vie. L’espoir qui reste aux citoyens de la Serbie est celui créé par Djindjic, à savoir que la Serbie ne sera plus gouvernée par les anciens profiteurs de guerre autistes et xénophobes et qu’elle ne demeurera pas le pays où personne n’a envie de vivre.
Ils doivent eux-mêmes faire des efforts pour que cet espoir devienne réalité.
Bozidar Jaksic
* Professeur à l’Institut de Philosophie de Théorie sociale à Belgrade et ami de longue date du Forum Civique Européen