Fin janvier, lors d’un voyage à Varsovie, je me suis rendu dans un lieu occupé de la ville afin de m’entretenir avec plusieurs militants, Antek, Fiodor et Casper1, des personnes en lutte dans cette ville contre l’extrême droite, la privatisation ou en soutien aux personnes migrantes, dont Vlad, un migrant venu d’Ukraine.
J’ai choisi de retranscrire cette interview effectuée pour Radio Zinzine , afin de bien comprendre ce qu’est la réalité polonaise pour ces personnes et les particularités d’une société alternant entre nationalisme et néolibéralisme. Une société au passé, présent et avenir sombres...
Les chiens de garde de l’Europe
Max: Bonjour, nous sommes à Varsovie avec Antek, Vlad, Fiodor et Casper. L’idée était de vous réunir pour parler de la situation actuelle en Pologne, au niveau de la politique générale mais aussi de la situation des migrant-e-s. Nous avons entendu des récits de la marche contre Frontex au mois de juin. Il semble qu’il y ait aussi eu des grèves de la faim de migrant-e-s à Varsovie. Vue de France, la situation de ces personnes en Pologne semble très alarmante. Que pouvez-vous en dire?
Vlad: Je suis en Pologne depuis 2009. Je pense qu’au moment où je vais sortir de ce paradis, je vais avoir besoin de réhabilitation. Quand je suis venu ici, je ne le savais pas mais petit à petit il est ressorti qu’en Pologne il n’y a pas de démocratie. C’est le pays du racisme. Le travail en Pologne pour les étrangers comme moi c’est un esclavage au niveau salarial.
Max: Il y aurait environ combien de migrant-e-s en Pologne, de quelle provenance et dans quelles situations à leur arrivée?
Antek: il y a environ 500.000 personnes ukrainiennes qui sont arrivées en Pologne. La plupart des migrant-e-s qui viennent ici arrivent de l’Est, de la Fédération russe ou de l’Ukraine. C’est quasiment impossible ici d’obtenir le statut de réfugié, donc la plupart des personnes qui viennent ici ont un visa de travail. C’est très important pour le système politique et économique d’avoir cette force de travail quasiment gratuite. Mais c’est bien sûr la même chose dans tous les autres pays de l’Union européenne. La seule chose qui nous distingue par rapport à des pays tels que la France ou d’autres, sur ce chemin du capitalisme ou de ses vieux empires, c’est que la Pologne a toujours été sur la périphérie des empires.
La plupart du temps, nous avons soit vendu des matières premières soit une force de travail quasiment gratuite. Il n’y a pas de migrants français qui sont ici avec des visas de travail. Mais par contre, il y a beaucoup de travailleurs polonais qui sont en France, en Angleterre ou en Belgique... Et donc on aime ou on n’aime pas cette espèce de statut schizophrène où, d’un côté, on approvisionne l’Europe avec notre force de travail à bon marché et de l’autre, on joue les chiens de garde avec les quartiers généraux de Frontex, par exemple. Beaucoup d’Ukrainiens viennent travailler ici mais il y a presque deux millions de travailleurs migrants polonais en Europe. Dès que l’on parle de migrations ici, il faut aussi parler de notre propre expérience de la migration.
De nombreuses personnes qui vivent ici ont cette expérience du travail à l’étranger. Personnellement, pendant plusieurs années, j’ai habité en Angleterre et en Hollande. Mon amie est aux Etats-Unis depuis bientôt sept ans, non pas parce qu’elle est allée travailler là-bas mais parce que toute sa famille y est allée. Donc, la situation des migrants des pays de l’Est qui viennent en Pologne est quasiment la même que celle des travailleurs polonais qui vont en France ou en Angleterre. La seule différence est que souvent, les travailleurs ukrainiens n’ont pas de visa de l’UE, et sont ici en tant que personnes illégales ou dé-légalisées.
Nous, les citoyens polonais, avant, nous allions à Calais et nous attendions sans passeport européen et ce jusqu’en 2005. Maintenant, nous en avons un, c’est la seule différence. Depuis que nous sommes entrés dans l’espace Schengen, il y a des camps de rétention qui sont apparus en Pologne. Avant 2005, il n’y en avait pas.
Ces types de camps de rétention fermés, nous les appelons des prisons pour migrants car c’est ce qu’ils sont. Par le biais de ces prisons, on peut voir les conditions de la société dans les pays de l’Est tels que la Géorgie ou l’Ukraine. Beaucoup de gens viennent ici et demandent l’asile à cause d’une situation folle, à la Pinochet2, mais ils ne peuvent obtenir qu’un visa de travail car la Pologne est aussi à moitié un pays à la Pinochet. Nos élites adorent cette espèce de capitalisme blanc donc on ne peut pas dire: «Oh, je vis dans ce pays capitaliste blanc. Je veux avoir l’asile. C’est le paradis.» Les personnes qui y vivent et des Polonais se sont souvent impliqués dans un soutien de la lutte dans ces camps et c’est là que nous avons rencontré beaucoup de migrants qui travaillent ici, ainsi que les familles des gens qui sont enfermés.
Vlad: En Ukraine, il y a une espèce de publicité pour la Pologne qui est présentée comme un paradis. Les gens qui arrivent de Pologne, qui arrivent parfois illégalement en France, pensent qu’ils vont avoir une vie meilleure. En Ukraine de l’Est, il y a beaucoup de gens qui, malgré la guerre, ne peuvent pas obtenir l’asile en Europe car l’Europe ne reconnaît pas cette guerre. L’Ukraine est reconnue comme un pays «sûr».
L’UE se moque de ce qui se passe en Ukraine. Ils n’ont pas le temps de regarder ou ils ne le veulent pas. Les demandeurs d’’asile ne peuvent pas l’obtenir mais ils ne peuvent pas non plus rentrer chez eux. Du coup, ils sont et restent dans un vide.
Antek: Dans un contexte un peu plus large, la condition de ces sociétés et l’imagination des autorités dans les pays de l’Est, de la Pologne jusqu’à la Géorgie, sont assez similaires aux pays colonisés d’Amérique latine. Nous sommes l’Amérique latine du temps de Pinochet, c’est-à-dire des pays assez faibles, très néolibéraux et assez nationalistes; cela est nécessaire pour maintenir un contrôle. C’est très important pour maintenir l’influence des Etats-Unis sur les pays de l’Est.
C’est facile de maintenir ce genre de contrôle pour des raisons historiques parce que l’on vit très proche de l’autre Empire, l’Empire russe, donc être antirusse c’est être pro-américain. C’est une mentalité réactionnaire plutôt imposée et donc c’est comme cela que ça se passe. Une société très contrôlée, très autoritaire.
Max: A propos des soulèvements dans les centres de rétention avec les grèves de la faim des migrants notamment. Quelles sont les conditions de vie en Pologne des nouveaux arrivants?Quelles sont les conditions dans les camps et quelles sont les perspectives avec le pouvoir en place? Y a-t-il une évolution ou est-ce une fermeture totale?
Antek: Nous pouvons parler de la grande grève de la faim qui a eu lieu et qu’on a soutenue. Elle a quasiment réussi à forcer la fermeture d’un des camps de rétention les plus grands et plus connus en Pologne, le camp de Bialystok qui a été fermé pendant presque un mois. Maintenant, il y a de plus en plus de gens qui sont emprisonnés dans ces camps.
On connaît six camps de rétention et les autorités disent officiellement qu’il y en a huit, mais nous ne savons rien des deux autres, peut-être qu’ils sont tout petits.
Pour parler des conditions dans les camps de rétention, on peut dire qu’il y a eu deux ères. Avant et après les grèves de la faim générales, car les choses ont changé, en tout cas en ce qui concerne les conditions de vie à l’intérieur. Ils sont gérés comme des prisons par les gardes-frontières, donc pas par le ministère de la Justice mais par celui de l’Intérieur. Dans chacun de ces camps, il y a les mêmes infrastructures, identiques à celles des prisons. La seule différence, c’est qu’il y a des enfants, enfermés avec leurs familles. Il y a un niveau de sécurité très élevé. Certains camps de rétention sont au milieu des villes, par exemple à Bialystok, pas très loin d’ici. Les gens qui y habitent peuvent ouvrir leurs fenêtres et voir des migrants depuis chez eux et vice-versa.
L’autre différence, et ce qui rend les conditions de vie plus difficiles, c’est que très peu de gens rendent visite aux migrants.
Les conditions de vie dans les camps de rétention sont aussi mal vécues parce qu’elles s’accompagnent du sentiment de n’avoir commis aucun crime et pourtant d’être traité comme un criminel. Il y a eu tout le temps des grèves de la faim, qui ont parfois permis que des retenus soient relâchés mais comme c’est un outil plus efficace que la coopération avec des ONG ou des avocats, elles sont très peu relayées.
La différence, en 2012, c’est que l’on s’est impliqué plus concrètement dans les situations des camps de rétention. Des gens qui vivaient à Syrena (squat de Varsovie), des migrants venus d’Arménie, se sont fait arrêter et mettre dans des camps de rétention alors qu’ils allaient vers l’Allemagne. Ils ont été emprisonnés à Bialystok. D’un autre côté, des gens du collectif ont commencé une tournée, pour apprendre ce qui se passait dans les camps. Partout, les gens disaient que la situation était pourrie et qu’ils voulaient entamer des grèves de la faim. L’idée était donc de les coordonner. Ces grèves de la faim se sont passées simultanément dans quatre grands camps de rétention, sur une durée d’une semaine. Un homme, Badrika, a fait la grève de la faim pendant 36 jours. Il a été placé en cellule d’isolement. Il s’est entaillé les veines et on n’a aucune nouvelle de lui.
On a maintenant un très long témoignage écrit par Ekaterina Lemonjava, une journaliste géorgienne qui avait participé à cette grève de la faim. Elle avait fait passer un article en russe par téléphone. On l’a traduit et fait publier dans le plus grand journal en Pologne, puis édité en livre. Une des conséquences a été de rendre public ce qui se passe là-bas car les gens en Pologne n’étaient même pas au courant de l’existence de ce genre de prison pour les migrants, pour les enfants...
Le ministère de l’Intérieur a été très remis en cause. Matériellement, cela a entraîné le licenciement d’une partie du personnel pénitencier, surtout à Bialystok. Le camp a été fermé pendant deux mois sous prétexte de faire des rénovations, alors que les migrants, et nous, réclamions la fermeture définitive de tous ces camps.
Une troisième conséquence a été la libéralisation de nombreuses lois, mais cela a débouché sur de plus grandes cages et des chaînes plus longues. Pas plus.
Pour réprimer la déstabilisation de ce système, ils ont introduit l’alimentation forcée pour les personnes qui refusent de se nourrir, alors que c’est considéré comme une torture dans les conventions internationales et aussi par la Croix-Rouge Internationale et en Europe. Certains groupes No Border ont cherché à savoir si ces pratiques existent vraiment. C’est un effet pervers de la grève de la faim: étant le moyen le plus efficace pour obtenir la liberté, il est aussi le plus attaqué. Le livre donne une bonne idée de ce qui s’est passé, de toutes les conséquences de cette grève de la faim, aussi bien celles qui n’étaient pas anticipées.
Un des gros lobbies derrière l’introduction de l’alimentation forcée est un groupe de gens qui travaillent à l’université. Il y a des liens très forts entre les milieux universitaires et le système oppressif. La loi est passée sans qu’aucune ONG ou groupe informel n’y fasse attention.
Certains d’entre nous réfléchissent, pendant que nous publions ce livre, à commencer une campagne pour renverser cette stratégie répressive d’alimentation forcée.
Ce qui a donné une grande résonance à ce sujet, c’est qu’en 2012, le plus grand groupe de migrants détenus était les Géorgiens. Les gens de Géorgie à cette époque avaient une très bonne image dans les médias occidentaux. Mikheil Saakashvili était un président très moderne et très libéral, démocrate. Mais en fait, on a appris qu’il y avait énormément de réfugiés qui arrivaient de ce paradis géorgien, et beaucoup d’entre eux venaient en Pologne. On a commencé à chercher leurs raisons de s’échapper du «paradis». On s’est rendu compte que la Géorgie était un état extrêmement néolibéral, très autoritaire, que le système pénitencier était très lié au système économique, que les prisons, dont le nombre a augmenté de 300%, avaient remplacé le système social. De nombreuses personnes et de nombreux opposants enfermés, torturés, détenus dans des conditions inhumaines ont témoigné, sont entrés en résistance et ont finalement participé à la destitution de Saakashvili, en même temps qu’avait lieu cette grande grève de la faim en Pologne, à laquelle une majorité de Géorgiens a participé.
Un nationalisme entre opposition et pouvoir
Fiodor: Si on parle de choses plus contemporaines, l’an dernier on a organisé des journées anti-Frontex pour le dixième anniversaire de cette institution (qui a son siège à Varsovie). On a fait des journées d’échanges. On a invité du monde d’un peu partout. On a eu pas mal de soutien. La manifestation s’est plutôt bien passée. On pense refaire cela au mois de mai.
Pour ce qui est des luttes pour soutenir les migrants, nous avons quelques projets. De plusieurs villes en Pologne, des militants se rendent en petits groupes sur la route des Balkans et en Grèce, pour soutenir les personnes sur la route. Ici, la politique autour des migrants a changé il y a quelques mois. Le sujet est devenu assez central. L’an passé, nous avons eu des campagnes électorales. Jusque-là, pendant huit ans, un parti libéral était au pouvoir, le PO. Pendant cette période, il y a eu une résurgence de l’opposition nationaliste, formée aussi autour de slogans anti-migrants. Cela a beaucoup influencé la dynamique dans le pays. La société polonaise étant bien homogène depuis la seconde guerre mondiale, il est plus facile d’y créer ce genre de sentiment que dans les autres sociétés qui sont plus mélangées. C’est un peu différent dans l’Europe de l’Ouest où la contestation de l’Union européenne repose plutôt sur une dynamique anticapitaliste, de gauche. Ici, si tu es contre l’UE, c’est parce qu’elle représente un danger pour les valeurs traditionnelles, un danger qui vient des autres cultures. L’extrême droite avait volé le potentiel d’être contre le capitalisme. On voit cela dans plusieurs ex-pays soviétiques.
Il y a quelques mois l’UE pressait tous les pays de prendre des migrants. La Pologne devait en prendre 7000, ce qui n’est rien du tout pour un pays de près de 40 millions d’habitants. Des mouvements d’opposition ont surgi très rapidement. Le premier week-end, il y a eu de grosses manifestations dans une dizaine de villes en Pologne, avec plus de 10.000 personnes à Varsovie. En Pologne, on parle de «guerre de civilisation», des musulmans qui vont arriver et détruire le christianisme. Alors les néolibéraux prennent le contrepied, ils seraient les «bons» alorsqu’ils sont les premiers à profiter de la situation précaire des migrants qui touchent la moitié de la paye des Polonais qui sont déjà dépouillés. Ici, à Varsovie, un Polonais travaille pour 2,5 euros/ heure, un migrant travaille pour un euro environ/ heure. Une chambre revient à 200 euros.
Les 400.000 personnes qui viennent d’Ukraine sont comptabilisées autrement. Les discours différencient les migrants «économiques» des réfugiés, un discours très néolibéral, un discours de division entre les pays d’origine.
Casper: Les manifestations anti-migrants sont plus nombreuses que les soutiens, qui existent surtout dans les grandes villes. Par moments, il y avait des manifestations hebdomadaires contre les migrants. Nous n’étions pas suffisamment nombreux pour nous y opposer.
La situation a empiré après les attentats de Paris. Il y a une grande peur des migrants. Les médias font campagne contre les musulmans. On peut dire qu’il y a une atmosphère de pogrom. Nous avons organisé une manifestation contre ça. Cela s’est également passé à Poznan. Des manifestations ont été organisées par des associations de musulmans soutenus par les anarchistes.
Max: Il y a des liens avec des pays plus à l’Ouest? Que pourraient apporter ces liens?
Casper: On peut dire que les personnes qui vont à l’Ouest s’enfoncent dans une espèce de nationalisme très fort et très identitaire. Aujourd’hui, les fascistes ont aussi des liens internationaux. Cela se faisait avant de la part de la gauche mais maintenant, elle n’existe plus en Pologne. Au niveau des nationalistes autonomes, ceux qui sont dans la rue, il y a beaucoup plus d’amitiés encore qu’au niveau politique entre les nationalistes européens. Le 11 novembre, le jour de la fête nationale en Pologne, beaucoup d’invités d’au-tres pays de l’Europe viennent. Ce sont des énormes manifestations, il y a eu jusqu’à 100.000 personnes l’année dernière avec des Français, des Serbes, des Croates. Des Italiens viennent aussi régulièrement pour faire des formations de Casa Pound (mouvement néofasciste italien). Les fascistes en Pologne sont actuellement l’unique groupe assez nombreux pour s’affronter avec la police ouvertement. Sous l’ancien gouvernement, ils ont pris l’espace d’opposition en étant antisystème, en se battant contre la police, ce qui leur donnait une image plutôt «cool». Maintenant, je ne sais pas comment cela va se passer. Peut-être que cela va un peu se calmer car ils ne sont plus des ennemis du gouvernement. L’opposition aujourd’hui est néolibérale. Pour nous, que ce soit les uns ou les autres, cela ne change pas grand chose. Nous sommes dans des conditions pourries avec plein d’ennemis et beaucoup de travail à faire. Si on parle de soutiens en dehors de la Pologne, il y a beaucoup de choses à faire, des rencontres, par exemple.
- Les noms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.
- Expression utilisée en Pologne pour qualifier un régime dictatorial.