En 2015, après des années d’appontements de migrant·es dans le port de Palerme, la municipalité a réussi à fédérer des associations internationales(1) et un réseau citoyen local autour d’un manifeste, véritable charte de dissidence dans le contexte de fermeture de l’espace européen au mouvement migratoire. Avant et après sa publication dans l’enquête du Forum Civique Européen, publiée aux éditions A plus d’un titre (Palerme, ville ouverte), la question de sa pertinence et surtout de sa faisabilité a été posée lors de sa présentation à des publics militants.
Parmi les interrogations concernant l’avenir de cette charte de mobilité(2), celle de sa validation juridique et, partant, de son application législative à l’échelle de l’Union européenne reste en suspens. En clair, dans quelle mesure serait-il possible de conférer force de loi aux résolutions de ce texte hors normes, ou du moins à certaines mesures qu’il propose, à rebours de la liturgie sacrificielle célébrée dans la quasi-totalité de ses pays membres? Dans le contexte actuel où l’état d’exception devient de plus en plus un mode autoritaire banalisé par les Etats-Nations, la réponse à cette question risque d’être différée à une date encore indiscernable. Aujourd’hui, le refus unanime des gouvernements de légaliser les diasporas migratoires est justifié par l’appréhension du danger qu’elles représenteraient pour les équilibres démocratiques des pays de leur destination. Leur «intrusion» est actuellement traitée comme une sorte d’épidémie néfaste pour la santé économique et/ou politique des pays plus ou moins nantis de l’ère néocapitaliste en voie de globalisation.
Orgueil et préjugés
Il est donc difficile d’imaginer, dans la dynamique actuelle de croissance, impératif catégorique d’une financiarisation exponentielle du système, une entente cordiale unanime qui permettrait d’abaisser les ponts-levis de la Forteresse Europe. Elle supposerait la reconnaissance d’une exploitation coloniale aujourd’hui réactivée dans d’anciennes «possessions», sans oublier les guerres menées dans les pays tiers pour l’appropriation des ressources de la planète. Les arguments d’une politique de quotas progressivement revus à la baisse, parfois même drastiquement supprimés, sont aujourd’hui popularisés dans la plupart des médias assujettis par les puissances financières et les pouvoirs exécutifs. L’immigration, vecteur d’insécurité, voire d’un terrorisme endémique, fardeau budgétaire, facteur de paupérisation des banlieues urbaines, surcharge des établissements scolaires, en partie responsable du déficit de la sécurité sociale… Autant de préjugés largement diffusés dans l’opinion publique, de surcroît de plus en plus récupérés par la plupart des factions politiques dans leurs courses au pouvoir. C’est l’honneur d’une ville portuaire comme la capitale sicilienne d’avoir opposé à cette publicité négative et mensongère une gestion volontariste du fait social de l’immigration.
Dès le début de la décennie 1970-80 où ont débarqué les réfugié·es des conflits de l’Est, du Proche-Orient et du continent asiatique, déjà relayés par ceux de la Corne d’Afrique et les pays subsahariens, la municipalité et son maire, Leo Luca Orlando(3), ouvrent les portes de la cité et aménagent leur accueil dans des quartiers du centre-ville et de la grande périphérie progressivement réhabilités et valorisés par leurs activités artisanales et leur apport commercial. Prenant appui sur les effets de cette immigration(4) confirmés par des enquêtes économétriques (Institut Pedro Arrupe), Palerme a persisté dans un accueil à la fois humanitaire et pragmatique. L’insertion progressive des contingents qui ont débarqué dans cette cité portuaire a d’ailleurs induit un certain nombre d’innovations profitables à l’ensemble des communautés allochtones et autochtones: développement du réseau scolaire, de la formation professionnelle et création d’un département culturel entièrement géré par les immigré·es; création de mois de l’immigration, de la littérature migrante, festivals d’arts plastiques, de musique, de danse… Un environnement d’intégration sociale dans la vie de la cité qui a fait de Palerme «la capitale culturelle» de l’Italie.
De la migration comme souffrance
En 2015, en prévision des grands débarquements de 2016-2018, la municipalité a donc procédé à l’élaboration et à la diffusion de ce document d’accueil programmatique intitulé «De la migration comme souffrance à la mobilité comme droit de l’homme inaliénable». Cet acte de refus de l’inertie injustifiable et meurtrière de l’Union européenne (UE), est l’expression d’un réseau citoyen d’une quarantaine d’associations fédérées autour de la municipalité, et en partie approuvée par la préfecture. Il officialise publiquement, en porte-à-faux avec le dispositif européen de fermeture des frontières, une volonté d’insertion citoyenne des rescapé·es de la traversée des conflits qui dévastent leurs pays d’origine, des déserts, et de plus en plus, de la redoutable frontière de la mer Méditerranée. Il justifie cette dissidence singulière qui a eu l’audace d’inverser jusqu’au schéma urbain traditionnel: l’accueil des misérables des temps modernes, transfuges de la mort et de la faim, au cœur de la cité(5).
C’est dans ce contexte tragique qu’intervient le projet de cet acte de radicalisation humaniste qui préconise des procédures d’accueil et de décloisonnement social. Peut-il à terme peser sur la politique prohibitive mise en chantier dans le périmètre sacro-saint de l’espace Schengen? Il oblige en tout cas à un examen équitable des mesures de solidarité qu’il propose.
Les directives formulées dans cette charte ont été examinées et discutées à Palerme au cours des débats du réseau associatif; leur effectuation a également été passée au crible des avocats et des juristes qui militent pour la révision des statuts de l’immigration. Un compte rendu de leurs confrontations figure dans «Palerme, ville ouverte» au chapitre Inventaire des clauses de la Charte. Sans préjudice de l’efficacité critique possible de leurs propos, il convient d’examiner les réflexions émises sur la pertinence des injonctions éthiques de ce manifeste.
Problèmes constitutionnels, et solutions
D’emblée, la première mesure envisagée, l’abolition du permis de séjour, pose un ensemble de problèmes constitutionnels. Elle induirait notamment une porosité, à terme préalable à une disparition définitive des frontières des Etats-Nations. D’aucuns ont fait remarquer qu’il était inconcevable que les membres de l’UE renoncent à brève échéance à ces conventions qui délimitent leur souveraineté et leur identité séculaires. Dans l’esprit de la Charte il s’est plutôt agi de promouvoir une refonte radicale de la législation d’accueil et, en premier lieu, de l’abolition du Traité de Dublin III. Autrement dit de supprimer ce dispositif de verrouillage des entrées et d’entrave à la libre circulation des personnes, conformément à l’article 13 de la Déclaration universelle de 1948(6).
La deuxième proposition concerne la rupture du lien pervers de réciprocité existant entre le permis de séjour et le permis de travail – la perte de l’un entraînant celle de l’autre – elle est à la portée d’un décret-loi émanant du Parlement et du Sénat. Sa suppression dépend donc des forces politiques qui siègent dans ces assemblées. Pour ce qui est de l’état d’urgence, un dispositif décrété par l’ancien ministre de l’Intérieur Maroni, repris par ses successeurs Minniti et surtout Salvini, il pourrait être l’objet d’une abrasion juridique totale. Mais cela supposerait également que le gouvernement italien s’affranchisse des directives draconiennes de Bruxelles, et qu’il sorte du statut communautaire qui lui est assigné. Il faudrait alors qu’il le fasse au sein d’un regroupement d’Etats qui constituerait le pendant contradictoire de celui des dissidents de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie). L’affaire n’aboutirait peut-être pas à court terme, mais aurait l’avantage de poser un sérieux problème à l’UE. Cette position insurrectionnelle remettrait en question de façon exemplaire cet état permanent d’exception qui prend prétexte d’une perturbation dangereuse des équilibres communautaires (invasion massive, terrorisme, etc.). Elle mettrait à l’ordre du jour le discrédit d’une politique imposée par un appareil technocratique dans une large mesure totalitaire. Ce qui entamerait un consensus qui perd de plus en plus sa fermeté unanimiste, au sein d’une communauté déjà divisée sur les abus de pouvoir et la transgression des traités promulgués par l’Europe(7). En ce qui concerne les normes communautaires d’accueil et d’encampement qui permettent de procéder au contrôle et à la concentration des migrant·es dans des structures de plus en plus carcérales (Hotspot, Cie, CPR)(8), elles restent difficiles à transgresser. Cependant, à Palerme la décision de les refuser montre qu’avec un peu de courage et d’organisation d’alternatives, il reste possible d’humaniser le séjour des demandeur·euses d’asile et de protection internationale. Conformément au réquisitoire de la Charte, la ville a négocié patiemment le passage de l’encampement réglementaire à l’aménagement de refuges et d’accueil chez l’habitant (centres communaux, confessionnels, accueil des mineurs dans des familles).
Au niveau des procédures de normalisation (octroi des permis de séjour et de travail), l’encadrement législatif existe en droit, même si ce droit est mal appliqué dans la plupart des localités où sont rassemblés les transfuges des diverses migrations. Rien n’empêche les commissions d’éligibilité des demandeur·euses d’asile de statuer dans des délais décents. De même pour les obligations légales décrétées et dûment répertoriées dans la Constitution et les lois italiennes, leur application dépend des autorités communales. La Charte rappelle donc que le droit à l’éducation scolaire et aux soins médicaux doit être strictement respecté. Dans le domaine de la «contamination culturelle», la preuve est faite de son effectuation, à travers l’effort accompli dans le domaine de la scolarisation, de l’école primaire à l’enseignement professionnel et jusqu’à celui dispensé en Université. Là où la Charte palermitaine innove et s’oppose frontalement aux directives communautaires, c’est dans la requête de l’abolition du mandat de police octroyé à Frontex, ce corps de garde-frontières militarisé, investi du droit légal de procéder à la répression du mouvement migratoire. Aucune disposition constitutionnelle n’autorise un tel mandat et les missions répressives que cette société mercenaire, grassement financée par l’Europe, accomplit sur toutes ses frontières. Bien entendu, cette décision dépendrait de la constitution d’une coalition majoritaire au sein de l’administration centrale de l’UE. Une autre proposition législative de la Charte consiste à prendre parti dans le débat idéologique actuel pour l’extension du droit du sol contre les partisans du droit du sang. Cette mesure permettrait de régulariser et de bonifier le statut des titulaires de permis de séjour et de travail, en leur conférant la pleine jouissance d’une citoyenneté effective. De même la proposition d’inscrire les réfugié·es sur les registres d’Etat-Civil, leur permettrait l’accès aux droits sociaux afférents (assurance sociale, aides municipales, normalisation des soins). En outre elle faciliterait l’obtention éventuelle de la citoyenneté italienne sur une simple domiciliation légale. Récemment, le maire Orlando dénoncé par le ministre de l’Intérieur Salvini, a obtenu gain de cause auprès d’un tribunal de Bologne. Peut-être un pas de plus vers une normalisation législative en matière d’insertion civique des communautés allochtones en Italie.
Une réforme en profondeur
En définitive, la Charte de Palerme s’impose d’ores et déjà comme canevas législatif exemplaire d’une réforme en profondeur de la politique européenne en vigueur. L’obstacle décisif à sa réalisation est d’ordre politique. Car malgré toute la charge humanitaire de ce texte d’avant-garde, dans le contexte actuel de crise gérée à grand renfort d’infractions constitutionnelles et de lois d’exceptions, il reste tributaire de décisions parlementaires et de l’émergence de majorités progressistes capables d’inverser la stratégie dominante actuelle. De cet avènement dépend l’avenir de son utopie.
- Médecins sans frontières, SOS Méditerranée, Ligue des droits de l’homme, Amnesty International, Oxfam, observateur de l’ONU, juristes et avocats, associations confessionnelles et syndicales, réseau associatif citoyen.
- Cette Charte n’a pas été entérinée par les autorités de l’UE. Son contenu reste pour l’instant de l’ordre de l’exemplarité promotionnelle.
- Depuis 1975, année du démarrage de la réhabilitation urbanistique de l’antique cité (Le «Printemps de Palerme»), le peuple palermitain l’a reconduit à cinq reprises à la tête de la municipalité.
- A Palerme, le solde entre le coût et le revenu produit par l’immigration s’avère positif.
- Les couches aisées de la population (bourgeoisie, aristocratie résiduelle) ont émigré vers une ceinture de buildings située entre le centre et la grande banlieue.
- «Article 13. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter un pays, y compris le sien et de revenir dans son pays»
- Conventions pour la défense des travailleurs immigrés, des minorités ethniques, des femmes et des enfants.
- Les Centres d’Identification et d’Expulsion (CIE) ont été remplacés par les CPR (Centres Permanents Pour le Rapatriement). Ils ont été installés dans 20 régions, de préférence à proximité des villes portuaires. Cette innovation correspond à un durcissement de la politique migratoire de l’UE.