En Autriche, ancien pays modèle en matière de protection de l’environnement et de la biodiversité, la biopiraterie passe inaperçue aux yeux du public. L’UE va-t-elle désormais adopter ce modèle?

«Les êtres humains ont le droit de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre les semences ou le matériel de reproduction qu’ils ont obtenus par l’agriculture». Cette phrase figure dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysan·nes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP, son acronyme anglais). La Déclaration des Nations unies a été adoptée en 2018.

Le mouvement mondial Via Campesina, qui regroupe plus de 200 millions de petits paysan·nes, de sans-terre, de communautés indigènes et de travailleur·euses agricoles, s’est battu pendant des années pour obtenir cette déclaration. Les États membres de l’ONU sont tenus d’ancrer ces droits dans leurs législations nationales. Qu’en est-il de la mise en œuvre?

Grâce à un travail non rémunéré, les êtres humains ont créé pendant des siècles la diversité des plantes cultivées. Elle n’appartient à personne, tout le monde devrait pouvoir l’utiliser. Le pommier sauvage est originaire de la région de l’actuel Kazakhstan. Le vent, les animaux et les nomades ont répandu ses graines. Le hasard, la multiplication et la sélection ont donné naissance à des centaines de variétés de pommes adaptées au climat d’une région, avec des différences de goût, de teneur en nutriments, d’aspect et de capacité de conservation. Nous pouvons nous régaler des pommes de différentes variétés, avec peu d’énergie stockées dans une bonne cave, de juillet à mi-mai. Cette diversité se retrouve également dans les variétés de légumes, d’herbes et de céréales. Les variétés à haut rendement, l’industrialisation de l’agriculture et la législation qui en découle ont décimé la diversité variétale. Dans le monde, 95 % des variétés cultivées ont déjà été irrémédiablement perdues.

Que signifie la biodiversité?

La diversité variétale, les différents écosystèmes, la diversité des sites et la diversité génétique au sein d’une variété constituent la biodiversité. Sa conservation professionnelle n’est possible que in situ, c’est-à-dire en fonction du lieu et en cultivant le plus grand nombre possible de porte-graines. Dans les archives de semences et les banques de gènes, les variétés sont cultivées en petites quantités et à de grands intervalles de temps. Cela réduit la diversité génétique de la variété, sa vitalité et sa capacité d’adaptation à des conditions environnementales changeantes. Une conservation vivante de la diversité n’est possible que si elle a lieu à grande échelle dans différents lieux, avec un échange entre les lieux.

La conservation a besoin de conservateurs

Pour la conservation des variétés restantes, nous ne pouvons pas nous passer d’un réseau actif de personnes engagées qui effectuent un travail de conservation de manière autonome dans leurs champs et leurs jardins. Étant donné qu’en Autriche, de nombreux conservateur/trices ne voient plus leurs intérêts représentés par les organisations existantes, certain·es ont créé en 2019 l’initiative Unverblümt1 afin de s’organiser ensemble, par exemple en ce qui concerne l’obligation du passeport phytosanitaire de l’UE ou la réglementation du commerce des semences. L’initiative a déjà obtenu des résultats: le ministère autrichien de l’agriculture a réinterprété le règlement sur la santé des plantes. La nouvelle disposition prévoyant l’obligation d’obtenir un passeport phytosanitaire, qui ne permettrait la transmission de semences qu’après une procédure de reconnaissance coûteuse, semble pour l’instant avoir été écartée par les conservateur/trices.

Leurs revendications :

• Les semences sont un bien commun et chacun·e peut tout cultiver. Toute semence peut devenir une semence de conservation si les conservateur/trices la multiplient pour développer la biodiversité.
• Les conservateur/trices et tous ceux et celles qui effectuent un travail de conservation peuvent transmettre et vendre leurs semences.
• Les semences destinées au réseau de conservation ne doivent jamais être perdues en raison de revendications de propriété individuelles.

Sweet Chocolate et Shintokiwa

Mais la privatisation des semences issues des réseaux de semences progresse largement à l’insu du public. Les variétés libres ou de diversité sont considérées par la loi comme des ressources génétiques, les conservateur/trices peuvent les transmettre et les vendre.

Cependant, si une entreprise inscrit une telle variété comme variété commerciale de l’UE, celle-ci perd son statut de ressource génétique et celles et ceux qui ont empêché toutes ces variétés de disparaître perdent leurs droits. Unverblümt s’oppose actuellement à deux autorisations de variétés: l’éminente entreprise de semences biologiques Reinsaat a inscrit le poivron Sweet Chocolate et le concombre Shintokiwa en tant qu’obtention propre. Dès qu’une variété a été déposée pour autorisation quelque part, sa diffusion est interdite dans toute l’UE.

La course aux ressources génétiques bat son plein. Les entreprises de sélection s’emparent des diverses variétés restantes afin de réaliser des bénéfices. Ces variétés sont un bien commun mais elles ne sont pas protégées juridiquement, elles sont pour ainsi dire hors-la-loi. Elles peuvent disparaître des manuels numériques des variétés, nous perdons les preuves. C’est pourquoi l’abécédaire des variétés de Unverblümt a été publié pour la première fois cette année sous forme imprimée en tant que documentation sur les anciens droits, afin de protéger les variétés de l’appropriation par les entreprises.

Que se passe-t-il au niveau de l’UE?

La Commission européenne travaille actuellement sur un projet de révision du règlement sur la commercialisation des semences. Ce travail est effectué par la Direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire (DG Sante). Lorsque la Commission avait présenté un projet d’amendement en 2011, quelques esprits critiques étaient déjà dans les starting-blocks. Le projet, intitulé Better Regulation, était surtout favorable à l’industrie semencière. Pour les petits paysan·nes et les défenseur·euses de la diversité, rien ne s’est amélioré et leur marge de manœuvre devrait encore être réduite. La Campagne des semences, Longo maï et Arche de Noé étaient convaincues qu’il fallait empêcher la Better Regulation. En Autriche, nous avons réussi à faire venir l’organisation envi-ronnementale Global 2000 (Friends of the Earth), qui a une grande expérience du travail de campagne. Il en a résulté une campagne européenne contre le projet de la Commission qui a rencontré un grand succès: le Parlement européen a rejeté Better Regulation en février 2014 à une majorité écrasante. Ensuite, le silence s’est fait autour de la nouvelle réglementation de l’UE sur la circulation des semences.

Certaines organisations de conservation de la diversité des plantes cultivées ont changé d’orientation dans les années qui ont suivi. Dans le journal d’Euroseed de septembre 2021, Magdalena Prieler (Arche de Noé, A) et François Meienberg (Pro Specie Rarae, CH) écrivent dans l’article «How to Promote Agrobiodiversity and Sustainable Agroecosystems» qu’iels sont tout à fait favorables aux critères DUS. DUS signifie Distinct, Uniform et Stable. Toutes les variétés inscrites pour le commerce doivent répondre à ces critères. Or, les variétés diversifiées non enregistrées ne sont ni uniformes ni stables. Elles se caractérisent justement par des expressions multiples au sein d’une même variété. Cette affirmation et la reproduction de l’article par Euroseed, l’organisation de lobbying des groupes semenciers, nous ont laissés perplexes: en effet, une pro-cédure d’autorisation facilitée des variétés diversifiées facilite leur privatisation.

Le nouveau projet attendu de règlement européen sur la commercialisation des semences n’était pas encore publié au moment de la clôture de la rédaction. Il semblerait qu’à Bruxelles, on ne veuille pas, comme en 2011, déclencher un vaste débat au sein de la société civile et qu’on préfère se mettre d’accord à huis clos avant la publication. Beaucoup de choses ont changé: les plantes dotées de gènes de résistance à la sécheresse gagnent en importance face à la sécheresse qui s’étend. Les entreprises flairent le profit. Les variétés de conservation et leurs gènes, longtemps considérées avec mépris comme des variétés anciennes non rentables, intéressent soudain les entreprises semencières en raison de leurs multiples propriétés.

Arche de Noé demande un accès facilité au marché pour les semences qui s’écartent des normes industrielles. Comme nous le savons, cette revendication suppose en Autriche un pillage des semences. Il se trouve que le directeur d’Euroseed est autrichien. Un membre de Via Campesina qui participe aux réunions de la DG Sante, où sont également représentées certaines organisations de la société civile, rapporte que le modèle autrichien est très bien accueilli par la Commission européenne. Nous attendons un projet de la DG Sante en ce sens.

Nous avons appris ceci: les droits ne sont pas des exceptions!

Les détenteur/trices de semences évoluent dans une niche en dehors des lois sur les semences. Leurs semences se trouvent pourtant dans le champ d’application de ces lois. Les conservateur/trices ne sont pas protégé·es et peuvent perdre l’accès à leurs semences.

Les exemples de Sweet Chocolate et de Shintokiwa nous donnent l’occasion de faire valoir les droits paysans inscrits dans la Déclaration de l’UNDROP. Le droit aux semences est un droit humain.

Heike Schiebeck, Unverblümt, FCE Autriche

1. Unverblümt: sans fioritures, franchement

Plus d’informations sur Unverblümt <www.archemitzukunft.net>