Dans l’après-midi du 22 juillet dernier, le quartier gouvernemental d’Oslo est dévasté par une explosion qui se fait entendre dans toute la ville. Les réactions spontanées vont toutes dans la même direction: «Les islamistes!», «Attaque d’Al Qaïda!», «C’est le prix à payer pour notre engagement militaire en Afghanistan et en Libye!». Dans la rue, des étrangers sont attaqués, physiquement et verbalement. Tout le monde – étrangers et indigènes – se terre chez soi et, scotché devant la télé, apprend deux heures plus tard qu’une tuerie en masse est en cours sur la petite île d’Utøya, à une heure de route d’Oslo. Les «experts en terrorisme islamiste» envahissent les écrans pour dépeindre le danger dans tous ses détails.
Tard dans la nuit on apprend les faits: le tueur est blond, norvégien, il a 32 ans et est «anti-islamiste». Il a tué 69 personnes sur l’île d’Utøya et huit autres dans l’explosion à Oslo. 1600 personnes travaillent dans ce quartier, mais en ce vendredi après-midi de vacances d’été, il n’y avait presque personne. A Utøya ils étaient 600, presque tous des jeunes entre 13 et 20 ans, à participer au camp d’été d’AUF, l’organisation de jeunes du parti travailliste au pouvoir. L’île est petite, sans routes ni pont. Le tueur, Anders Behring Breivik, s’y est rendu par le ferry, vêtu d’un uniforme de policier et disant vouloir y contrôler la sécurité après les événements d’Oslo. Une fois sur l’île, il commence par tuer les deux personnes venues l’accueillir, dont l’homme chargé de la sécurité, en tirant sur eux à bout portant. Armé d’un fusil semi-automatique et d’un pistolet (tous deux achetés légalement et à son nom), il continue de tirer sur les jeunes paniqués, en fuite à travers l’île. Il tue calmement, méthodiquement, un Ipod dans les oreilles. Quand la police arrive une heure plus tard, il se rend sans opposer de résistance. «J’ai terminé», dit-il.
La connaissance de la nationalité du tueur – norvégienne – fait basculer l’ambiance immédiatement. Les «experts en terrorisme islamiste» disparaissent discrètement – ils ne connaissent rien en «terrorisme anti-islamique». La peur diminue, et malgré l’état de choc général, on sent un certain soulagement chez beaucoup: comment aurions-nous réagi si le tueur avait été musulman? A présent, on dit qu’il s’agit d’un fou et d’un fou qui semble avoir agi tout seul. Les étrangers osent sortir à nouveau. Directement visé, le Premier ministre donne le ton: «Si on attaque notre modèle de société ouverte, nous allons répondre par encore plus d’ouverture!» Les rues s’emplissent de fleurs, de drapeaux norvégiens et de bougies. Les chants patriotiques résonnent à tous les rassemblements de masse et aux enterrements de victimes à travers le pays. Tout le monde s’aime et ceux qui ont l’air d’étrangers se font embrasser dans la rue – beaucoup des victimes étaient «issues de l’immigration». C’est touchant et inquiétant en même temps. Quelle sera la suite à toutes ces belles paroles et cet amour subit pour la patrie?
Un peu trop radical
Trois heures avant de placer la bombe devant le bureau du Premier ministre, Anders Behring Breivik publiait sur Internet un document en anglais de 1500 pages. Avant toute chose explique-t-il, ses actes avaient comme but principal de faire connaître au monde entier son manifeste: «2083 – A European Declaration of Independence». Il aurait mis cinq ans pour écrire cette «dénonciation de l’islamisation sournoise de l’Europe». S’appuyant sur un grand nombre d’articles écrits par des experts autoproclamés et téléchargés de sites Internet d’extrême droite, il prétend que la peur de l’islamisation de l’Europe est tout à fait justifiée et «documentée». L’argumentation dite «historique» est surtout embrouillée, et ses conclusions étrangement banales. Depuis dix ans on entend le même discours dans la bouche des membres de partis d’extrême droite et tout simplement de droite, confortablement installés dans les parlements et les gouvernements un peu partout en Europe.
Seuls les méthodes et les moyens proposés sont un peu radicaux. L’ennemi principal serait incarné par les «marxistes culturels» et les «adeptes politiquement corrects de la société pluriculturelle», soit 90% des parlementaires et 95% des journalistes en Europe. Dans la catégorie des plus dangereux – à condamner à mort – se trouveraient plus de 4000 personnes rien qu’en Norvège. Une tâche surhumaine. A ce stade de la lutte, la priorité serait de faire connaître «nos idées», de façon spectaculaire s’il le faut. Si dans un premier temps, ces actions risquent d’être mal comprises par les patriotes et les nationalistes conservateurs, «les alliés de la résistance européenne», ceux-ci comprendront petit à petit, «l’hégémonie qu’exercent les marxistes culturels» étant totale.
Anders Behring Breivik se dit appartenir à une «fraternité de croisés», fondée en Angleterre en 2003. Elle n’a pas beaucoup de membres – chacun étant une «cellule» à part entière, juge et bourreau à la fois – qui ne communiquent pas entre eux: «c’est trop dangereux». Il parle aussi d’une mouvance européenne beaucoup plus large et mieux connue, les «anti-jihadistes», qui comprend différentes organisations, blogs et sites Internet. Ces «anti-jihadistes» organisent un sommet annuel où des parlementaires extrémistes tels que Geert Wilders des Pays Bas et Oskar Freysinger de Suisse donnent des conférences. Mais les contacts qu’entretient Anders Behring Breivik ne sont que virtuels. Après le 22 juillet, tous ces «amis» se sont distancés de lui et ont nié être ses complices idéologiques: eux n’avaient jamais appelé à la violence, disent-ils. (Mais avant de passer à l’action, Anders Behring Breivik ne l’avait jamais fait non plus.)
Telle fut aussi la réaction du parti d’extrême droite norvégien, le «parti du progrès». C’est le deuxième plus grand parti du pays (après le parti travailliste) avec 23% des voix et 41 des 169 sièges au Parlement depuis les élections législatives de 2009. Anders Behring Breivik en a été membre pendant des années et l’a quitté au moment où il a commencé à préparer ses actions. Aujourd’hui, la présidente du parti, endeuillée, baisse les yeux et déclare: «Nous n’y sommes pour rien. Nous nous distançons de tout ce qu’il dit et représente. Aujourd’hui, nous sommes tous des sociaux-démocrates.» Lorsqu’on lui oppose qu’elle aussi a toujours battu ses tambours contre «l’islamisation sournoise» du pays, ce sont des collègues d’autres partis qui prennent sa défense: «C’est faire preuve de mauvais goût que de lancer la chasse aux boucs émissaires au prétexte que le tueur est anti-islamique!» Certains, qui ne sont pas connus comme sympathisants d’extrême droite, ajoutent: «Ces événements ne vont pas nous empêcher de poursuivre notre critique légitime de l’Islam!» Personne ne trouve nécessaire de définir l’expression «critique légitime de l’Islam», car elle fait déjà partie du langage courant. En vérité, elle ne sert le plus souvent qu’à dissimuler l’hostilité envers les musulmans d’une façon politiquement correcte.
Un pays à l’abri de la crise…
A l’étranger, on croit que la Norvège est toujours une sociale-démocratie idyllique. C’est un pays d’à peine cinq millions d’habitants (dont 12% d’immigrés), avec un taux de chômage faible, un pays très riche grâce au pétrole, et pas du tout endetté. Le Premier ministre et ses gardes du corps vont au boulot à vélo et tout le monde se tutoie. Tout cela est vrai. Mais il est également vrai que, depuis vingt ans, le nombre de millionnaires ne cesse d’augmenter et que l’Etat social est en voie de privatisation. Il n’y a pas si longtemps, les leaders du parti travailliste avaient été des travailleurs eux-mêmes. La sociale-démocratie égalitaire était perçue comme immuable et éternelle et on attendait de l’Etat qu’il trouve des solutions à tous les problèmes de ses citoyens. Aujourd’hui, le fossé se creuse de plus en plus entre le centre et la périphérie, au sens social comme au sens géographique des termes, et une grande partie de la population se sent complètement déboussolée.
L’Etat met des milliards de pétrodollars de côté dans un «fonds» qui va assurer la survie des Norvégiens une fois les puits de pétrole vidés (il paraît que cela ne tardera pas à se produire). En attendant, pour empêcher cet argent de rouiller, l’Etat spécule avec et investit tout autour du globe. Le «parti du progrès», tout en étant en pratique un parti ultra-libéral, fait des promesses électorales alléchantes: baisser les impôts (les Norvégiens en paient beaucoup), investir dans les hôpitaux, augmenter les retraites, améliorer le réseau routier et tout payer avec l’argent du pétrole. Du simple bon sens.
Le parti travailliste, lui, est devenu le plus grand partisan du néo-libéralisme, à tel point qu’il lui arrive de se faire taper sur les doigts par le parti conservateur – lui-même représentant traditionnel des patrons – qui pense que les sociaux-démocrates vont trop loin. Pas étonnant, alors, qu’ils perdent au profit du «parti du progrès» leurs électeurs jadis les plus fidèles, les ouvriers non-qualifiés. Dans sa tentative de les récupérer, le parti travailliste mène une politique d’immigration très restrictive, tout en soignant sa rhétorique. Mais les électeurs, eux, préfèrent le langage musclé du concurrent.
En réalité, la cohabitation entre Norvégiens et «étrangers» ne se passe pas si mal que ça. Mais c’est un pays où, en temps normal, les événements dramatiques font cruellement défaut. Il y existe une centaine de quotidiens dont seuls deux sont vendus partout. Ceux-ci sont spécialisés dans les scandales et la moindre rixe entre bandes de jeunes, un rapt d’enfant ou un mariage forcé peut tenir la une pendant des jours ou des semaines. Evidemment, de tels drames sont toujours le fait d'étrangers. Ces deux journaux sont objectivement les plus fidèles alliés des réactionnaires, comme le montre le courrier des lecteurs de leurs sites Internet: les propos haineux contre les étrangers et les «élites» y abondent, même après le 22 juillet. A ce propos, la présidente du parti conservateur a déclaré dans une interview: «De nos jours, on parle des musulmans comme on parlait des juifs dans les années d’avant-guerre. Cela avait créé un climat qui a rendu possible l’holocauste.» Le journal fut obligé de fermer la page des commentaires, tant les réactions étaient insultantes et xénophobes.
Actuellement, personne n’ose trop s’attaquer à l’idéologie du «parti du progrès» (ni à la question de savoir pourquoi les électeurs le trouvent tellement attractif). En septembre auront lieu les élections municipales et la situation est délicate: avant le 22 juillet, tout le monde s’attendait à ce que le «parti du progrès», qui avait le vent en poupe, en sorte vainqueur. Ses représentants se posent toujours en victimes, censurées et dénigrées par leurs adversaires et cette posture semble plaire aux électeurs. Mais le 22 juillet, c’est le parti travailliste qui est devenu victime – victime de crimes atroces commis par un ancien du «parti du progrès» de surcroît. Tout à coup, il a gagné des milliers de nouveaux adhérents. Pour les deux partis, il s’agit désormais de faire très attention à ne pas gâcher ses atouts antérieurs ou postérieurs au 22 juillet.
Terrorisme solitaire moderne
Anders Behring Breivik est fils de bonne famille. Il faisait partie de ceux dont on dit: «Ils ont tout et c’est tout ce qu’ils ont». Il était toujours discret, bien habillé et poli. Son «manifeste» comprend une espèce de manuel pour terroriste solitaire, écrit sur la base de ses propres expériences. Le premier commandement est d’agir seul et de ne confier à personne ce qu’on est en train de planifier. Ensuite il faut passer inaperçu, pas seulement de la police mais aussi de ses semblables. Pour cela il faut se créer un alibi en s’appuyant sur les tabous de la société, se dire en proie à une crise personnelle (identité sexuelle, dépendance inavouable) qui pourrait justifier une vie retirée. Il explique comment gagner de l’argent rapidement mais en toute légalité pour pouvoir se consacrer entièrement à la cause, comment monter des firmes ou acquérir un statut qui permette d’avoir accès aux cartes de crédit, d’acheter des armes et des engrais chimiques (pour fabriquer des bombes). Il décrit comment augmenter sa propre endurance et son agressivité par l’utilisation ciblée de substances telles que les anabolisants, comment vaincre la démotivation et la solitude par l’autosuggestion, certains types de musique et, très important, les jeux vidéo de guerre. Ces derniers servent aussi à affiner ses capacités de tireur, la fréquentation régulière d’un club de tir étant selon lui insuffisante. Presque tout peut se régler par Internet et notre homme donne toutes les adresses nécessaires pour pouvoir devenir opérationnel – y compris les liens pour pouvoir télécharger la musique à écouter pendant l’action.
Breivik avait tout fait en son nom et en toute légalité, mis à part quelques achats en ligne pour des sommes minimes. Personne n’ose encore le dire à haute voix, mais sa détermination et son imagination impressionnent. Après le massacre, la directrice de la police politique a déclaré: «Même dans un état policier, une telle personne n’aurait pas été repérée.»
Breivik se dit chrétien sans croire en Dieu. Il est «contre l’islamisation de l’Europe» sans haïr les musulmans. Il semble dépourvu de passions, au sens positif comme au sens négatif du terme. Pendant cinq ans, il a vécu dans son monde virtuel. Des survivants au massacre ont raconté qu’«il avait l’air totalement indifférent» et «donnait l’impression de jouer à un jeu vidéo». Il écoutait de la musique, faisait de temps en temps une pause pour téléphoner à la police et demander qu’elle se dépêche, puis continuait à tuer. Pendant la reconstitution du massacre, qui a duré huit heures et s’est déroulée «de façon exemplaire» selon la police, le meurtrier a raconté la succession des faits dans le moindre détail.
Reste l’impression d’avoir assisté à la naissance d’une nouvelle forme de terrorisme – l’alliance funèbre du monde virtuel et de l’idéologie haineuse d’extrême droite. Reste l’inquiétude face au danger d’une extrême droite institutionnelle gagnant en respectabilité. Devant de tels actes, ses discours à elle ne sont toujours que des discours. «Nous ne faisons que dire tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas. Ce n’est pas pareil». Argument imparable et glaçant. Reste le malaise devant le fait que la popularité de l’extrême droite n’est qu’un symptôme. Les efforts proclamés vers «plus d’ouverture» signifieront-ils que l’on se contentera de traiter les symptômes de façon moraliste? Ou osera-t-on enfin s’attaquer aux raisons économiques et sociales de cette popularité?